Frédérique Leichter-Flack, « Sauver ou laisser mourir. Catastrophe et éthique médicale », La Vie des idées, 25 avril 2011. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Sauver-ou-l ... ourir.html
"La catastrophe convoque le souvenir du triage militaire sur le champ de bataille : faut-il régler à l’avance, selon des catégories de patients élaborées en amont de l’événement, la priorité et la limitation d’accès à des ressources médicales forcément inférieures aux besoins en temps de catastrophe ? Donner priorité pour l’évacuation aux blessés légers susceptibles d’être soignés rapidement ? Réserver l’attribution des ressources médicales, l’effort et le temps des soignants, à ceux dont les chances de survie sont suffisantes pour les mériter et ne proposer aux blessés à faible espérance de survie que les soins palliatifs nécessaires pour apaiser leur douleur ? En d’autres termes, faut-il décider à l’avance – pour s’y tenir le moment venu, et ne pas laisser l’émotion ou l’arbitraire en décider – qui se verra ou non offrir une chance de survie quand les ressources médicales viendront inéluctablement à manquer ? Mais alors, d’autres critères que le pronostic médical doivent-ils entrer en ligne de compte pour faire le tri entre les victimes à sauver ? "
L'article fait référence à une enquête sur l'affaire de l’hôpital Memorial de la Nouvelle Orléans au lendemain du cyclone Katrina. "Des membres du personnel médical y avaient été accusés d’avoir, dans les dernières heures de l’évacuation de l’hôpital, quatre jours après le passage du cyclone, euthanasié des patients : parmi les morts sur lesquels la justice avait enquêté, certains étaient très âgés, au dernier stade de maladies graves, intransportables ; pour d’autres, c’était moins clair." Je vous laisse vous informer si curieux des détails des cas, des choix, de l'indignation des proches de patients "abandonnés", des récits liés à l'épuisement moral, psychologique et physique du personnel soignant.
Ce que j'en retiens :
- les premiers décès suivent de peu les coupures de courant ; il faut ventiler manuellement les patients ayant besoin d'une assistance respiratoire ; la climatisation ne fonctionne évidemment plus, ce qui implique pour tous de devoir agir dans une chaleur suffocante ; le contexte est donc d'une pression psychologique et physique constante, qui monte très vite et ne redescend pas
- impossibilité d'être relevé, absence de contacts suffisants avec les autorités, impression d'être abandonnés à son sort, développement d'émotions marquées par le sentiment d'impuissance (destruction, impression de mort inéluctable, abandon, isolement, fatalisme)
- le personnel soignant perd rapidement sa capacité de "lucidité créatrice" face aux épreuves, convaincu de devoir faire des choix sans entrevoir la possibilité d'inventer des solutions, d'espérer que l'improbable se produise, les certitudes sont systématiquement négatives, pessimistes, il se résigne, acquiert l'impression de n'avoir aucune prise sérieuse sur les événements, il n'arrive plus à voir "grand", craint et se limite au strict nécessaire quand parfois justement un peu de démesure et de refus de l'évidence pourrait donner une bouffée d'air frais et permettre de régler certains problèmes. Le plus "drôle" là dedans, c'est que la volonté d'être "rationnel" tue justement dans l’œuf la possibilité d'une résolution "créative" qui se nourrit de l'indignation ou du désir de sauver une personne, un cas en particulier
- la peur, la terreur, l'épouvante de laisser en arrière des patients non évacués vivants qui seraient "abandonnés" aux hordes de pillards dont "tout le monde" est sûr qu'ils s'attaqueront à l'hôpital dans une violence inhumaine, il paraissait dès lors plus "humain" d'abréger les souffrances des patients par l'euthanasie plutôt que de les soumettre à ce destin fantasmé et horrible (cette même disposition d'esprit de terreur de l'autre a poussé nombre de familles d'Allemagne de l'Est à se suicider en groupe, vieux, femmes et enfants, à l'approche des troupes de l'Armée Rouge réputée monstrueuse... ladite Armée Rouge a effectivement commis de graves exactions, mais ses soldats ont été particulièrement choqués de trouver des villages vidés avec des pendus nombreux dans les greniers...)
- dans le catastrophisme ambiant, il y a eu de graves erreurs de "triage", non remise en cause, par un effet qui peut sembler une sclérose de l'esprit, une perte de souplesse et d'adaptabilité : refus d'évacuer toute personne qui avait demandé de ne pas être réanimée alors que cette demande ne signifie concrètement pas qu'on refuse tout bonnement d'avoir une chance d'être sauvé, seulement qu'on s'oppose à une forme particulière de sauvetage considéré comme excessif ; non réévaluation de l'évolution de l'état des patients et donc non prise en compte d'améliorations ou dégradations ; triage qui abandonne les critères civils (on laisse les blessés légers qui peuvent "attendre") au profit d'un triage militaire (on abandonne ceux qu'il est "compliqué" de sauver)
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