Extrait de Reflets, en guise de clin d'oeil a écrit :Où était-il ? Jean s’arrêta un instant. Il venait de déboucher sur un des nombreux canaux de la ville. Il ne connaissait pas le quartier. Cela ne l’inquiéta pas outre mesure, il suffit de descendre les canaux jusqu’à la mer pour se retrouver un moment ou un autre en terrain connu. L’architecture des environs était influencée par les grands entrepôts en aval, des maisons de briques rouges et de grandes charpentes d’acier qui devenaient support à poulies servant originellement pour les matières premières et marchandises des tisserands qui vivaient dans les environs avant que l’essentiel de cette industrie ne soit concentrée dans les grandes usines de la périphérie nord de la ville.
Le jeune homme s’attarda un peu sur un pont en bois. Le vent avait dégagé quelques nuages et on distinguait maintenant une poignée d’étoiles dans la déchirure. A Zéphyropolis, il avait passé de longues nuits l’été à regarder le ciel avec Élise. Elle aimait les étoiles filantes. Chaque année disait-elle, elle revenait les voir, sans se lasser. Elle aurait dû avoir suffisamment de vœux de bonne fortune pour mourir riche et centenaire. Superstitions ! Jean plongea son regard dans l’eau noir. Elle avait aimé la Dame de l’Espoir, l’Etoile Sirona, et cela ne l’avait pas sauvée. Elle était morte dans une mer glacée. Il se redressa en inspirant profondément l’air froid qui venait du large en remontant le canal. Une colère rentrée contre l’injustice.
Même les gens heureux meurent.
L’ENFER
Une lueur rouge et rose grésillait dans le coin de son œil. Une enseigne lumineuse. Comment ne l’avait-il pas remarquée plus tôt ? L’Enfer. La façade n’avait rien de particulier, mais l’entrée… La pâle clarté se reflétait sur une structure ressemblant à une cage de métal mordoré, défoncée, presque une gueule grande ouverte. Un petit groupe vêtu de manière excentrique apparut à la lumière et s’y engouffra.
L’Enfer ? Jean ne fréquentait pas ce genre d’endroits. Pourtant, il s’y sentait curieusement attiré. Porté par une bourrasque glacée, il s’avança. Pas de porte. Pas de fenêtre. Apparemment il fallait descendre un escalier pour entrer, tout semblait se passer au sous-sol.
Les marches étaient couvertes d’un tapis rouge humide et portant de nombreuses traces de pas. Dès les dernières marches des échos à l’intérieur, des odeurs de tabac, et curieusement d’encens aussi l’assaillirent. La tiédeur l’attirait, il s’avança vers la loge du gardien si l’on peut dire, un homme massif qui était secondé d’un grand dogue noir, nommé Cerbère s’il fallait en croire le nom peint sur le mur au dessus de son grand panier, entre des dizaines d’affiches bariolées plus ou moins vieilles. Charon réclamait une obole de 2 deniers, et Jean put entrer pour se réchauffer aux flammes infernales peuplées de damnés volontaires. Une Erynie pleine d’attentions au vestiaire prit son manteau et son chapeau, « numéro 74 Monsieur, ne perdez pas votre jeton ».
Le jeune homme le glissa dans une de ses poches sans plus y penser, il s’avança dans un petit couloir sombre, peint en noir, il dépassa un lourd rideau retenu en de nombreux plis vert sombre. Un bar à gauche, quelques tables rondes couvertes de nappes immaculées et décorées de fleurs, au fond une estrade et un groupe de musiciens qui s’installait. Comme il restait sans parvenir à se décider quoi faire, une démone accorte vint le saluer et lui proposer de prendre place près de l’un des petits chauffages disposés le long du mur pour chasser l’humidité et le froid. Il la suivit, prit place. La démone portait une tenue délibérément provocante, noire, très courte, ses jambes décorées de bas à motifs de lierre semblait-il. Jean eut un peu de mal à la regarder en face quand elle lui demanda ce qu’il voulait boire.
Un Gin. Un Double.
Il ne savait pas que penser de l’endroit. On aurait pu le comparer avec un opéra ou un théâtre pour ce qui est de l’agencement, miroirs, frises, dorure… Mais étrangement distordu. Murs sang de bœuf. Reliefs en plâtre représentant des gargouilles, des êtres hybrides, démons concupiscents, damnées suppliantes… Dans ce clinquant déroutant et si raffiné dans son thème, Jean se sentait assez mal. Une fraction de seconde il songea à Milie, la petite bonne, très croyante, toujours un symbole saint en pendentif. A coup sûr elle aurait parlé d’un sanctuaire dédié réellement à des démons.
Clinquant. Comment des gens à notre époque peuvent-ils encore croire à ça ? Les femmes souvent conservaient des peurs, des rites, des croyances aberrantes. Il n’osait même pas imaginer ce que sa logeuse aurait donné comme explication quant à la femme voilée.
Le poêle chargé de charbon dégageait une fournaise étonnante, Jean avait déjà presque oublié le sens de ce mot, et la confrontation était brutale. Il n’était plus du tout certain d’être éveillé. Quelle heure pouvait-il être ? Sa montre s’était arrêtée, il avait oublié de la remonter depuis un moment.
Le gin ne se sert seul que dans les bars les plus miteux. Elle lui apporta un grand verre, avec glaçons, citron et eau pétillante amère une belle carafe de plus d’un litre. Les ivrognes se reconnaissent à la faible dilution qu’ils se servent. Les encouragements à boire se reconnaissent à la taille du verre et de la carafe.
Qui lui avait- dit cela ? Son père. Cela remontait à bien loin, une fois qu’il l’avait cherché à la taverne du village. Étrange comme la plupart de ses souvenirs d’enfance étaient plutôt liés à la cuisine familiale.
Il y avait pour un cinquième de gin, Jean le mouilla à peine. Goûter l’amertume et le parfum du genièvre.
Ses frères avaient toujours trouvé risibles qu’il restât dans les jupes de leur mère. Ils l’avaient un peu tourmenté pour cela, rien de grave en fait. Dans tous les foyers, ce genre de peccadilles avait lieu. Qui en Artland avait connu une enfance sans fratrie ? Cadet de la famille, de constitution plus délicate que les autres, il courrait moins souvent dans la campagne et passait à la place de longues heures dans la cuisine à lire à haute voix le journal ou des romans à l’eau de rose à sa mère et à sa grand-mère, les deux femmes ne lisant qu’avec peine.
C’étaient ses dispositions évidentes pour l’étude qui avaient convaincu ses parents de faire un effort pour l’envoyer dans un collège. Se distinguant avec acharnement il bénéficia de la bourse qui lui permit d’entrer à l’université. Là, les portes s’ouvraient : une année d’études à Zéphyropolis, un diplôme d’historien, une formation d’archiviste. Il avait réussi à s’arracher à un milieu modeste et pouvait espérer s’élever. Sa mère était morte de la tuberculose trois années auparavant, et un de ses trois frères s’était tué dans un accident. Son père vivait avec son fils aîné, fermier. Son autre frère était aussi resté au village et était devenu un ouvrier qualifié dans une petite usine.
Le ciment de la famille avait été leur mère, depuis sa mort, Jean n’écrivait plus que rarement, plus par acquis de conscience que par désir. Mais même maintenant, il restait marqué par sa figure, elle l’avait incité à suivre cette voie, et bien qu’il ait obscurément toujours voulu voyager, il n’avait pu s’y résoudre, ne voulant pas la décevoir. Il savait bien en même temps qu’elle n’aurait jamais voulu qu’il se forçât, mais…
« Un autre verre, Monsieur ? » Jean ne s’était pas aperçu qu’il jouait avec ses glaçons dans le verre vide. « Amenez donc une petite bouteille directement. » Il sortit la monnaie du prix indiqué. Il aurait la paix. Toute relative.
La salle commençait à se remplir, essentiellement des couples et groupes d’amis. Jean était apparemment le seul solitaire à être descendu en Enfer. Étrange. Il avait l’impression… Il pensait à quelque chose… Il était sur le point de… ? C’est comme s’il avait eu un mot sur le bout de la langue et impossible de savoir lequel. Il détestait cette sensation, tellement frustrante.
Les musiciens accordaient leurs instruments. Les sonorités qu’ils en tiraient n’étaient pas familières pour Jean. Son éducation rurale et puis très classique l’avait amené à ignorer totalement les travaux de la nouvelle scène électrique, issue des villes de Mu, réputée pour ses centres de recherches sur cette forme d’énergie qui paraît-il était amenée à remplacer, au moins en partie, la vapeur… Il était assez intrigué par ces sons discordants, distordus, vibrants, en écho, comme à travers une brume ou un rêve.
Alfred prépara tout ce qui était demandé, et sans doute les trois investigateurs prendraient-ils un café bien chaud avant de partir :
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