Malgré les bourrasques violentes du puissant orage qui s’abattait sur le ciel de Delhi, les rues étaient éclairées par les lueurs blafardes jaunes et rouges des deux lunes de ce début de nuit héosienne. Il était à peine 23 heures et bientôt leur sœur bleue les rejoindrait dans la voute étoilée.
Le Delheï, contrée centrale du continent nord, était certes bien à l’abri des gigantesques marées de l’océan abyssal mais subissait de plein fouet les dépressions atmosphériques sur ces titanesques monts de plus de 10000 mètres. Epargnée des glaces des forêts blanches du bas Wooneï, la zone médiane de l’unique et imposante chaine montagneuse d’Héossie était le territoire des libres Delhions, des mystérieux Nomoïs et des ingénieux Kelwin. En cette zone graciée des éléments, était née le quartier vertical d'Héossia.
Ici, les tranchants pics karstiques ridiculisaient même les plus hautes tours de verre et d’acier des colons humains.
Le quartier du Nouvel Ordre, pourtant impressionnant pour tout non citadin, faisait pâle figure face aux constructions graciles aériennes, faites de ponts et de plateformes, des êtres ailés sans visage. Surplombant le quartier énergétique d’Héossia, ce ghetto leur permettait de vivre dans une relative tranquillité et de jouir, en couple de trois, de leur nourriture lumineuse quotidienne.
Sous ce quartier, balayé par les ombres des envergures imposantes des sauvages Delhifel, se tenait la réserve Nomoï, où la magie était pratiquée secrètement, loin encore du regard des questeurs d’Antarès. Les constructions du peuple hermaphrodites extra-héossien attisaient pourtant régulièrement la curiosité de jeunesses humaines équipées de Jet Pack. Lorsqu’une rafle avait lieu, les fils en exosquelettes s’abattaient sur les lunaires habitations sans porte réduisant les hypothétiques sorciers en feu et en cendre.
Les grandes éoliennes de la famille Albaman, étroitement surveillée par l’église du Cheval, bercaient d’un rythme lancinant les demeures somptueuses des bourgeois humains et les cathédrales administratives de contrôle. Elles alimentaient en énergie suffisante l’ensemble des quartiers de la capitale, par un astucieux jeu de réseau et de portes de transferts trihniques. Ce point stratégique faisait l’objet de toutes les attentions et une ambiance de quarantaine militaire régnait autour des bâtiments religieux. Les légionnaires et les mécamorphes n’étaient pas rares, les contrôles inopinés fréquents, les convois d’esclaves ou de prisonniers monnaie courante.
Tout autour de la technopole montagnarde, entre les transformateurs géants, les fonderies et les usines de transformation, se tenaient les districts des autres peuples, majoritairement Kelwin. Plus loin encore, la Fange, où s’amoncelait les décharges à ciel ouvert, les morphes mis hors services et toutes les machineries devenues hors d’usage, était le lieu de résidence de la caste des récupérateurs. Les amas de bulles reliés par des traverses qui constituaient les habitations et les ateliers de ces étranges habitants étaient régulièrement traversés de volutes d’émanations toxiques.
A cette heure, les rues étaient désertes. Nulle trace de Delhion graciles virevoltants entre leurs perchoirs hors d’atteinte, pas de Nomoïs utilisant d’incompréhensibles schèmes, aucune machinerie complexes volantes Kelwin. Les véhicules propulsés civils ne parcouraient plus en tous sens les couloirs aériens de Delhi. Tous les humains étaient rentrés chez eux, déjà branchés sur une réalité virtuelle apaisante du rezo Arpège. De rares Hunters balayaient l’espace de leurs puissantes sources lumineuses à la recherche de fous qui auraient passé outre le couvre-feu.
Les quartiers étaient vides, découpés par les voies en moussiole phosphorescente où les pas des soldats divins claquaient. Les agents des églises de l’aigle et du caméléon, guidés par des commissars sans scrupule, faisaient régner la terreur une fois la nuit tombée.
Pourtant ce soir-là, une jeune humaine ne put céder à sa curiosité…