Fortuna Imperatrix Mundi

N'ayant pu encore pardonner à sa mère malgré -- à cause de ? -- la promesse de Darren de la sauver d'un mariage forcé, Aleth n'était pas heureuse de retrouver la dame du château mais estimait que c'était là son devoir. Le moment de s'y soumettre avait été repoussé tant que possible : soins au dispensaire de fortune, déjeuner à l'auberge, discussions, rangements lents dans sa chambre (quitte à mourir ce soir autant que tout soit à sa place pour sa veillée mortuaire). Elle se présenta donc sobrement en robe gris perle, l'expression neutre, pour obtenir une entrevue.

"Mère, je souhaitais vous entretenir des récents événements."

" Vous avez peut-être été avisée de l'émeute qui s'est déclenchée sur la place du marché. Tristifer s'est présenté à cheval avec des gardes et a interpellé le publiquement marchand Lyndal Flowers pour lui dire qu'il savait qu'il le savait être un voleur et l'arrêtait même s'il n'avait pas encore de preuves contre lui. J'ignore comment mon oncle présentera les choses à Père, mais il est évident qu'il porte une lourde responsabilité. Presque tout Waterford est témoin du coup de folie qui s'est emparé de lui. "

" Après ces événements, il a quitté Waterford avant que l'ordre ne revienne. Lyndal Flowers est également parti. Je suis restée pour assurer les soins des blessés avec les époux Bartheld. J'ai voulu procéder aux indemnisations des vendeurs et marchands de nos terres, mais d'après le Prévôt Seldon, l'essentiel des stands étaient en réalité possédés par Lyndal Flowers qui les sous-louait à nos gens."

Le fait qu'il n'y eût pas assez de places à un tarif abordable pour les vendeurs locaux offusquait Aleth autant que l'indignait le comportement de son oncle et le désordre sur le domaine. Pour un peu la colère lui faisait oublier la peur.

" Ce n'est malheureusement pas tout, car Jolan a obtenu d'autres informations inquiétantes."

Dame Guenièvre écoutait la lady avec toute la retenue qu'on lui connaissait. Une ombre passagère traversa son visage quand Aleth parla de la sortie de Tristifer et lâcha en soupirant :

"Tristifer a un don certain pour me surprendre, mais rarement dans le bon sens." Elle se reprit en se redressant. "Il nous appartient d'éviter que les choses ne s'enveniment en attendant le retour de ton père. Mieux, il faudrait même calmer la situation. Seulement, Tristifer n'écoute rien de ce que je lui dit. Toi, par contre..."

Au sujet des informations de Jolan, elle lâcha un simple "Ha ?"

Aleth ne savait trop que penser et resta un instant hésitante :

" Tristifer n'écoute que ceux qui lui donnent le sentiment de gagner du pouvoir grâce à des informations."

" Si je ..." elle s'arrêta, se rendant compte qu'elle allait formuler "Si je suis encore en vie demain, j'aurais de telles informations."

Reprenant avec résolution : " Un étranger au domaine a été surpris à engager une épée à louer pour m'assassiner contre une somme de plus de cinquante dragons d'or."

Avec dédain : " Mon assassin se prend pour un grand séducteur et a déjà tenté d'exercer son pouvoir d'attraction sur moi." Puis plus sérieusement : "Darren l'a aussi vu aider des victimes de l'émeute alors qu'il n'avait rien à y gagner. Il semble donc plutôt ambivalent."

" Gyles cherche à attirer l'homme dans un traquenard dont je serai l'appât ce soir. Si le plan fonctionne, il viendra. Soit nous pourrons l'amener à travailler pour nous et nous guider à son commanditaire, soit nous aurons neutralisé la tentative." Soit je serai morte et vos problèmes avec Tristifer ne me concerneront plus.


L'essentiel était dit et Aleth s'efforçait de rester aussi inébranlable qu'une statue, pour ne laisser rien paraître ni de sa peur, ni de ses sentiments tourmentés à l'égard de sa mère.

Dame Guenièvre blanchit sur le coup.

"Qu... Quoi? Aleth, tu... tu ne peux... Pourquoi?" Les mots moururent dans sa gorge. Ses yeux rougirent rapidement. Elle était sans voix.

Voyant Mère perdre contenance, Aleth commença à douter un peu, et laissa échapper avec un peu de douceur : " Mère... "

Réfléchissant à la situation elle reprit pour défendre sa position : " Si notre ennemi est aussi déterminé qu'il semble l'être, il nous faut mettre tout en œuvre pour l'identifier. La prochaine fois nous n'aurons pas la chance qu'un habitant de Waterford soit témoin de l'engagement et avertisse Jolan du méfait en préparation. Mon assassin cette fois-ci ressemble à un chien fou, il y a peut-être suffisamment de bon ou d'instable en lui pour l'amener à nous aider. Même si la situation est déplaisante en apparence, elle est avant tout une opportunité qui ne se représentera pas. "

Le fond de ressentiment de la jeune fille lui souffla une pensée cruelle qu'elle se retint de justesse de lancer à la figure de sa mère : "Et quelle différence entre le poignard d'un assassin me tuant une fois, et la violence des assauts d'un mauvais mari détruisant mon âme un peu plus chaque nuit ?"

Se reprenant et espérant pouvoir éliminer définitivement une piste, elle interrogea sa mère sur un des mystères du passé, le seul dont elle pouvait supposer qu'il pourrait éventuellement nourrir un mobile dément : " Nous aurions plus de facilité pour nous défendre si nous pouvions nommer qui pourrait nous vouloir du mal. Les Castellane ont-ils des ennemis dont j'ignorerai tout ? Lord Middlebury pourrait-il nourrir de tels ressentiments à notre égard qu'il se vengerait de la mort de sa fille par la mort de la fille de ses ennemis ? Je n'ai jamais su ce qui s'était vraiment passé à l'époque. "

Dame Guenièvre eut une petite grimace de douleur qu'elle se hâta de faire disparaitre. Elle hocha la tête machinalement en répétant comme pour se convaincre.
"D'accord. Tu seras prudente et protégée, tout ira bien. Oui, tout ira bien."

Concernant les Middlebury.
"Aleth, je n'ai jamais rencontré moi-même le père de Julia. Ce que je puis dire, c'est que la perte de cette lady fut vraiment un désastre. Pas seulement pour ton oncle mais pour notre maison. Cette jeune femme était vive, enjouée, instruite. Avant elle, je n'avais jamais vu personne avoir une aussi bonne influence sur Tristifer. Après elle, non plus, d'ailleurs."
Elle marqua un silence tandis que les souvenirs remontaient.
"Je me rappelle avoir remarqué des signes annonciateurs d'un heureux événement. Nous nous sommes hâtés de préparer leur union devant les Sept. Rien que les préparatifs avec le septon de Bandallon devinrent une affaire rocambolesque. Celui-ci voulait des émoluments conséquents, ton père était prêt à payer mais Tristifer refusait et n'acceptait de payer que moitié moins, affaire de principe." Guenièvre secouait la tête en signe de dépit. "Nous avons la chance d'être à l'abri du besoin alors que c'est surtout des maisons de l'acabit de Florent, Higthower qui le sont. Julia m'avait expliqué que son père vivait mal les difficultés financières de sa maison et n'accepterait jamais de célébrer le mariage chez lui... Alors que la finalité de cela eut été que Tristifer deviennent un jour le lord de ce fief. Je ne saurais dire si lord Middlebury soupçonnait ton oncle de ne s'intéresser à sa fille que dans ce seul objectif. Tristifer a bien des travers mais non, il était réellement épris de Julia. Et aurait surement déjà redressé l'économie de la maison. Et puis, elle est tombé subitement malade. Mestre Ryam la soignait mais rien n'y fit, son état s'aggravait de plus en plus. La suite, tu la connais, je crois. Elle n'a pas survécu à son mal... Tristifer est parti, Ryam est parti. Enfin..."

Les émotions d'Aleth étaient ambivalentes, ayant encore du mal à se libérer de toute la déception, de l'amertume et de la colère ressentie à l'égard de sa mère, quand bien même elle semblait s'inquiéter pour sa santé. Le sujet du mariage de Tristifer permettait de déterminer quel était l'état de la menace du côté des Middlebury :

" Je peux comprendre que Tristifer ait été soupçonné de vouloir ce mariage pour devenir Lord... La grossesse prématurée de Julia Middlebury aura aisément pu être interprétée comme une tentative de profiter de son innocence pour forcer la main de son père. Je suppose que le mariage aura été annulé pour éviter que Tristifer ne puisse hériter du domaine..."

" Si la situation patrimoniale de Lord Middlebury n'a pas changé, il paraît difficile de l'imaginer déverser des dizaines de dragons d'or pour me tuer... Outre qu'il aurait beaucoup tardé avant d'agir. Je crois que nous pouvons abandonner cette hypothèse."

Même si elle n'y avait pas vraiment cru, Aleth aurait malgré tout préféré un ennemi connu, plus facile à affronter et était un peu déçue.

" Si nous n'avons pas d'autres ennemis dont j'ignorerai l'existence, alors à ce jour, je ne vois que deux explications, mais elles me paraissent encore difficiles à croire... La première : le commanditaire serait un agent de la couronne ou des Lannister directement, en tous cas, quelqu'un ayant connaissance de détails liés à l'affaire de la Trémière, disposant d'un agent double infiltré dans la Confrérie de la liberté et ayant peur que nous en sachions plus, d'une manière ou d'une autre. La seconde : le commanditaire serait un noble finançant habituellement la Confrérie de la Liberté ce qui expliquerait pourquoi le premier assassin était un de leurs membres ; pour que cette hypothèse tienne, il faudrait que le commanditaire estime qu'il a intérêt à nous laisser croire que les Lannister ou la couronne nous veulent encore du mal afin de nous pousser à nous venger, possiblement en retrouvant Reswald Hastwyck... Cela voudrait dire que nous serions en réalité manipulés lorsque nous envisageons d'enquêter à Villevieille pour en savoir plus."

Aleth plongea dans le silence, réfléchissant, retournant encore une fois le problème dans tous les sens, cherchant un sens à ce qui en manquait... et sans être vraiment sûre de s'approcher vraiment de la vérité.

La théorie de l'agent effrayé était moins dérangeante que celle d'une manipulation, mais cette idée, plus récente que les autres, supposait que le commanditaire avait aussi des raisons de croire que Reswald Hastwyck était important... Et puis... il y avait un point faible : la manipulation impliquait que le commanditaire n'avait pas vraiment intérêt à la mort d'Aleth, seulement à agiter les esprits. Les assassins auraient donc été sacrifiés, les dragons d'or servant seulement à leur faire prendre des risques inconsidérés pour affoler les Castellane et les pousser à chercher comment se venger... Seulement, cela impliquait une prise de risque considérable : et si la victime de manipulation comprenait ? ... Mais ce genre de risque, Lady Silva Harte le prenait en permanence, avec la possibilité de se faire des ennemis acharnés, et cela ne l'arrêtait pas...

Guenièvre écoutait sa fille en écarquillant un peu les yeux. Aleth décela un léger sourire.

Mère manifestait des signes de... surprise ? d'incompréhension ? ... d'amusement ? ... d'attendrissement devant une maladresse de chiot ?... En prendre conscience sans certitude mit Aleth mal à l'aise. Elle se rappelait les occasions -- pas si rares -- où elle avait suscité des réactions d'étonnement, d'ahurissement, de confusion, de malaise ou de vive tension. Comme Mère avait tendance à masquer en permanence ses émotions, la jeune fille supposa qu'elles étaient sans doute plus fortes et... se tut un moment, inquiète, avant de s'exprimer d'une neutralité navrée, à voix basse :

" Je parle trop ?" suivi aussitôt d'un "Veuillez m'excuser. Je ne sais rien, je ne devrais pas... parler sans rien de concret à dire."

Et comme elle n'avait plus d'information à transmettre, l'objet de cette entrevue était épuisé, de sorte qu'Aleth s'apprêtait à se retirer.

La mère d'Aleth se redressa un peu en regardant paisiblement sa fille. Après un léger silence tendre, elle lui répondit.

"Non, Aleth. Tu ne parles pas trop. Tu parles bien. Je me rends compte combien tu as grandi et combien tu as avalé tout l'enseignement de Villevieille et encore... tu retiens une foule incroyable de détails. Pour ce qui me concerne, non, vraiment, tu ne parles pas trop. Si j'ai pu te faire croire que j'avais cette exigence envers toi, ce n'était pas le caprice d'un parent qui ne supporterait plus les pleurs d'un nouveau-né. Non, ce n'est que de la prudence car nous sommes dans un monde d'hommes, enclin à croire qu'ils sont les seuls pourvus d'intelligence et de bon sens."

"Il est un temps pour geindre du mauvais sort et un autre pour appréhender qu'il se trame quelque chose, quelque chose de grave dans lequel nous sommes entrainés. Je suis certaine que ce que tu nous dit ne sont pas des fables. S'il y'a quelques éminences grises qui tirent les ficelles dans l'ombre, je préfère qu'elles croient que tu es une simple lady, discrète, peu encline à les démasquer et au tempérament aussi sage que ta tenue... car tu as bien un corps de femme maintenant, une mère sait ces choses là." Elle se pencha pour parler à voix plus basse, comme complice. "Et ça aussi, ça me convient."