Un soir, dans sa chambre au château, après avoir commencé à broder
L'ouvrage d'Aleth prenait lentement forme. Elle s'était mise avec ferveur à ses broderies, tenant à ce que l'écharpe soit terminée quand Jack paraîtrait à Waterford. Autant elle tenait à ce qu'il passât leur rendre visite, autant la tâche qu'elle s'était donnée l'incitait à espérer qu'il ne vînt pas trop tôt...
La lumière dehors déclinait, il allait falloir s'arrêter pour aujourd'hui. Elle se leva, s'étira, ankylosée d'être restée longtemps immobile, et examina l'ensemble. Une extrémité serait ornée de feuillages de barral, en référence au serment de la Garde la Nuit. L'autre était occupée par du lierre. Aleth avait pris cette plante comme emblème.
Hedera... le lierre... C'était une plante parmi les plus résistante, aussi bien au froid qu'aux sècheresse, poussant à l'ombre, et restant toujours verte, même au cœur de l'hiver. En ce sens, elle évoquait la vigueur de la vie, l'aptitude à survivre quelque contraires fussent les circonstances. Bien sûr, ce n'était pas un végétal aussi apprécié que les magnifiques roses, emblèmes du Bief, et pis, il s'agissait d'une plante sauvage, qu'on s'efforçait de contenir à l'extérieur des jardins. Contrairement aux idées reçues, le lierre n'était pas un parasite, et il avait même tendance à être un abri pour la faune, et il avait même des aspects protecteurs pour l'arbre sur lequel il poussait. Poussant volontiers sur les murs, il était aisé de l'associer avec les tours du blason des Castellane. Ce végétal avait tout de même tendance à dégrader les constructions, en révélant leurs failles, découvrant les faiblesses, et démontant les édifices qui n'étaient pas constitués de pierres de grande taille bien ajustées. D'un point de vue métaphorique, il devenait un révélateur de la fausse force. Outre tout cela, il y avait les vertus de la plante, ayant des aspects médicinaux. En revanche, les baies du lierre, noires, étaient modérément toxiques, mais provoquaient aussi une légère ivresse, et était associé dans des légendes avec l'aptitude à conférer des visions, un pouvoir de divination, ou simplement l'inspiration de poètes. Dans le langage des fleurs, il était d'usage d'user du lierre pour traduire une amitié (ou un amour) éternel, en tous cas, une profonde loyauté.
... il circulait aussi quelques métaphores un peu moins faciles à assumer, et qu'Aleth balayait d'un revers de la main en prétendant les ignorer, celles associant le lierre s'enroulant autour de l'arbre, à une femme enlaçant un homme (bien sûr dans le langage poétique, les hommes ont droit aux symboles de force et constance, tandis que les faibles femmes devaient se contenter des fleurs)...
Aleth était tout à fait convaincue que sa plante-fétiche était une excellente signature, et fort élégante, même si tranchant avec les goûts du Bief en matière de fleurs raffinées, cultivées avec beaucoup d'efforts. Il ne devait y avoir guère que Jolan qui avait une vague idée du fait qu'Aleth signait ses essais de poésie d'un "Hedera".
Cette écharpe était à elle seule un poème silencieux. L'éducation courtoise évitait l'explicitation du désir, et tendait à une sublimation des sentiments et ressentis au travers d'un entremêlement riche de symboles et métaphores complexes. L'interprétation poétique était un jeu qui distinguait ceux qui avaient les clefs, de ceux qui ne les avaient pas. Dans le cas de son ouvrage de broderie, il y avait plusieurs niveaux de lecture, et de sens. Elle en avait conscience, mais n'avait pas particulièrement envie, du moins pour l'instant, de les expliciter à un tiers, notamment parce qu'elle s'était rendue compte que son choix de motifs et structure en révélait plus sur elle que ce qu'elle avait pensé de prime abord. Cette création s'apparentait à une maïeutique au travers de laquelle elle se découvrait avec étonnement, mais sans trouver de quoi contredire ce qu'elle déchiffrait.
Le premier niveau de lecture était de voir un présent, choisi délibérément pour un Garde de la Nuit, du fait du noir. Le temps passé à broder signalait une forte implication.
Tout le reste nécessitait des connaissances supplémentaires, et elle était loin d'être certaine que Jack les avait aujourd'hui, s'il les avait jamais eues par le passé. Certes il avait reçu une éducation noble, mais les hommes passent en général moins de temps dans les ouvrages de poésie ou les romans que les femmes.
La soie noire était belle et douce, agréable à caresser... c'était un plaisir que d'orner un matériau d'aussi belle qualité.
Le lierre et le barral représentaient Aleth et Jack, séparés par l'étendue de noir. Lui-même était polysémique, représentant le serment, la mort, les longues nuits d'hiver, la Garde de Nuit... Les deux protagonistes étaient définitivement séparés, tout en étant liés par une trame nocturne. Il y avait l'expression du sacré et de l'absolu par le barral, et la force du lierre, qui était un vœu de chance et d'endurance dans l'adversité. Elle exprimait tout autant, par son lien avec le lierre, qu'elle était avec lui partout où cette plante prospérait, et cela jusque dans le Nord lointain. En se montrant sous l'aspect de sa plante fétiche, elle signifiait aussi que ce présent venait du fond du cœur et elle se montrait telle qu'elle se voyait, avec une grande sincérité.
L'association du lierre et d'un arbre n'étaient pas dénuée de connotations érotiques dont elle prenait conscience seulement maintenant avec un peu d'embarras, en souhaitant plus ou moins qu'elles ne fussent pas comprises. Le lierre qui s'enroulait autour de l'arbre, se retrouvait dans l'écharpe nouée autour du cou, et la matière soyeuse et chaude évoquait tout autant la peau. Elle exprimait le désir d'enlacer... Jack avait évoqué aussi le fait de chercher "un peu de chaleur" dans les bordels au sud du Mur... avec une pièce de vêtement qui précisément servait à tenir chaud, dans une matière aussi douce que résistante, elle revenait sur cette mention... Certes, ce n'était sans doute pas la même chaleur, mais celle du cœur est plus constante, non ?
Dehors, la nuit tombait.
Un moment, elle hésita à arrêter sa broderie et ne pas achever le présent, de peur ... de quoi au juste ?... d'être jugée ?...
S'asseyant à sa fenêtre, elle demeura un long moment à contempler les étoiles. Elle décida de terminer ce qu'elle avait entrepris. Si elle craignait que les personnes les plus à même de déchiffrer les signes, dont en particulier, il suffirait de l'offrir discrètement. De toute façon, il n'aurait pas été convenable d'accueillir Jack en lui sautant au cou. Avec cette écharpe, elle aurait dit ce qu'elle avait à exprimer, sans même avoir besoin de prononcer une seule parole. Un moyen comme un autre de contourner les nombreux interdits posés à une "jeune Lady comme il faut" : prendre l'initiative d'exprimer son désir et son affection, en sortant du rôle traditionnellement passif qui implique d'attendre d'être courtisée.