Iris : j'ai tâché de m'en tenir pour mes déductions aux éléments que possède effectivement mon perso, en tenant toutefois compte du fait que son rêve de la nuit dernière influence inconsciemment son raisonnement (notament l'idée de "jouet").
Si je me garde bien de lire les messages qui ne me concerne pas, il me faut au moins survoler les titres pour déterminer ceux qui me sont adressés et j'avoue qu'ignorer les messages "de" ou "pour" Luciole devient un peu compliqué, spécialement quand vous surlignez certains termes.
Est-ce qu'on ne pourrait pas franchement séparer les sujets ? Il me semble que le jeu n'en serait que plus intéressant pour Aubelune et moi.
ATTENTION : PAVÉ !
Kolb serra la main qu'elle lui tendait et inclina le chef : « Alors ne perdons pas de temps, j'ai beaucoup de choses à vous expliquer et nous ne serons certainement pas trop de deux pour assurer toutes les tâches qu'implique une telle enquête. »
Il fit signe au serveur de débarrasser, commanda du café pour deux et, quand la table fut nette, ouvrit son calepin et commença : « J'ai eu accès au mêmes informations que vous, n'ayant commencé à me préoccuper de cette affaire qu'à la découverte du dernier corps ce matin, mais je vous propose de commencer par un petit exposé déductif :
n'hésitez pas à m'interrompre pour poser des questions ou participer à la réflexion. Notez également que tout l'art de l'investigation consiste à trier ce dont nous sommes certains, parce que nous l'avons vérifier, des éléments seulement "probables" et des informations sujettes à caution : si nous allons donc lancer nombre de conjectures et établir des hypothèses de travail, il nous faudra ensuite les vérifier une à une et les croiser entre elles, récapituler, reformuler nos théories, les vérifier à nouveau... une démarche souvent fastidieuse et probablement moins aventureuse que vous ne l'imaginez, mais absolument nécessaire.
Nous avons donc à faire à une série d'enlèvements qui impliquent une certaine organisation, une méthodologie aujourd'hui bien rodée et des moyens relativement conséquents : presque chaque été et toujours dans le même secteur, des jeunes femmes sont sélectionnées avec soin, capturées et donc neutralisées d'une manière ou d'une autre, forcément transportées jusqu'à un lieu de détention secret -qui implique donc une installation particulière, à la fois sécurisée, discrète et probablement insonorisée, elles subissent alors toutes sortes de sévices pendant peut-être quelques semaines -nous tâcherons de préciser cela- avant d'être exécutées.
On leur tranche ensuite la tête et les mains -une opération qui n'est pas en soit très complexe mais qui requiert un solide estomac et, surtout, se révèle incroyablement salissante- pour les transporter à nouveau très discrètement -probablement, mais nous devrons là-encore vérifier- jusqu'à l'Encre où les anguilles, les hélices du trafic fluvial, le débit des eaux et les nombreux tourbillons se chargent alors d'éliminer les corps, les ossements étant probablement dispersés vers la mer. Enfin, sans doute autour du moment où l'on se débarrasse du cadavre, un unique morceau est déposé sur les berges.
Et ceci au moins 13 fois en une quinzaine d'années ! Je ne sais pas si vous vous rendez compte, Miss Stark, de la complexité de l'entreprise, de tout ce qui pourrait rater et compromettre les criminels à chacune des étapes, mais moi qui en ait quelque idée, je me permets de vous dire que nous avons
largement dépassé la simple chance ou l'amateurisme estival : le "Tueur de l'Encre" est un expert en la matière. Et, quoique ce ne soit encore qu'une théorie, je dirais même
une équipe d'experts, si j'en juge non seulement par la diversité des compétences nécessaires, le temps et les moyens engagés, mais également par cette curieuse incohérence finale : après s'être donné tant de mal pour choisir des victimes dont les disparitions ne seront guère remarquées, les séquestrer dans le plus grand secret, vraisemblablement trancher mains et têtes pour compliquer l'identification et éliminer efficacement les corps,
un tronçon est volontairement exposé à la vue de tous, alimentant non seulement l'angoisse publique et la frénésie des médias, mais justifiant régulièrement la réouverture d'une enquête qu'il n'aurait pas été difficile de laisser sombrer dans l'oubli.
Je ne sais pas ce qu'il vous en semble Miss, mais je trouve cette apparente incohérence particulièrement frappante et je m'interroge sur sa signification : le tortionnaire et le "fossoyeur" des corps ne seraient-ils pas la même personne, n'auraient-ils pas les mêmes intentions, n'adhéreraient-ils pas au "plan" de la même manière ? Faut-il y voir une certaine ambigüité dans ses desseins, comme si après avoir fait totalement disparaître ces femmes, il ne pouvait finalement se résoudre à ce qu'elles soient oubliées ? Ou y a-t-il une importance «rituelle», un message quelconque, peut-être de défi ou de prévention, dans ce dernier geste qui nous signale au bas mot "
une femme a encore été massacrée" ?
D'ailleurs, les bobines que nous avons consultées aujourd'hui ne mentionnaient pas de morceau abandonné suite à l'enlèvement de May Kutty : il se peut que la presse n'ait pas eu vent de cet élément, mais si nous admettons qu'il n'y en avait pas, peut-être devrions nous nous demander
pourquoi les morceaux n'apparaissent justement qu'à partir du moment où les disparitions elles-mêmes ne sont plus remarquées ?!
Dans tous les cas, l'ensemble de ce mode opératoire relativement complexe mérite d'être examiné en détails, car il me semble être assez riche d'enseignements.
Premièrement, la sélection des victimes est devenue assez méticuleuse depuis l'affaire Kutty, comme vous l'aviez remarqué. Dans cette ville, trouver chaque été une ou deux jeunes et jolies blondes ne nécessite que du temps pour flâner dans les endroits publics, quoique la zone entre la gare et le port ne soit pas aussi dénuée de surveillance qu'on pourrait le croire : ce ne sont simplement pas les autorités qui l'y assurent... Néanmoins repérer spécifiquement des demoiselles sans attaches est une autre paire de manche et nécessite l'emploi d'une ou plusieurs des 3 méthodes suivantes
[Kolb s'exprimait avec un ton professoral et le soutien visuel de quelques schémas rapidement tracés sur une serviette en papier, donnant à la suite une impression sensible de "cours magistral"...] :
_les prendre en filature et les surveiller assez longtemps pour déterminer si elles sont isolées, ce qui peut prendre de quelques heures à quelques jours, suivant le talent de l'enquêteur et les circonstances de chaque surveillance, mais implique déjà de la patience, de la discrétion et un sens aigu de l'observation. Si notre ravisseur est intelligent, il tâchera certainement de gagner en efficacité en
les repérant à partir d'endroits ou de situations "révélatrices", et je pense à ce sujet tout particulièrement au port et à la gare centrale, deux endroits que je connais bien et justement compris dans le secteur des enlèvements. Si par exemple une jeune femme descend du train ou du bateau avec sa petite valise sans que personne ne vienne la chercher, il est déjà probable qu'elle ne soit pas réellement "attendue" ; si ensuite elle s'égare vers les quartiers où les chambres sont le moins chères, on peut supposer qu'elle a peu de ressources, donc peu d'attaches ; et si elle doit errer un moment avant de trouver à se loger, on peut être à peu près sûr que son arrivée à Teskani n'était pas préparée. On peut également déduire que celles qui lisent les annonces professionnelles sont probablement au chômage, celles qui dînent ou vont au cinéma toutes seules n'ont sans doute pas de galant, etc.
_les aborder directement mais sans éveiller leur méfiance et engager la conversation pour leur tirer les vers du nez. En plus de nécessiter un petit travail de repérage préalable, c'est un talent qui n'est pas donné à tout le monde puisqu'il nécessite d'être discrètement inquisiteur tout en paraissant sympathique. Mais cela peut s'apprendre et se travailler : les recruteurs des proxénètes qui sévissent dans ce secteur, notamment, s'en font une spécialité. Notez que, par contre, un maniaque sadique et meurtrier devrait avoir de véritables talents d'acteur pour pouvoir approcher de jolies jeunes femmes, qui ont probablement l'habitude d'être abordées et donc d'évaluer ne serait-ce que vaguement les intentions d'autrui à leur égard. Il se peut évidemment que les victimes aient toutes été des idiotes, mais l'on pourrait alors se demander pourquoi diable de jolies idiotes ont été autorisées à voyager seules et, surtout, on s'égare alors vers le dangereux marécage de l'exception statistique.
[Ceci dit sans sourire, ce qui pouvait autant indiquer chez le détective un penchant pour l'humour à froid qu'un point de vue sincère sur la condition féminine.]
_entretenir des contacts dans le milieu interlope des hôtels miteux, des pensions à bas prix, du travail précaire et des immigrés de fraîche date pour se faire signaler les demoiselles isolées. C'est possible, puisque là encore tout un tas d'entreprises plus ou moins criminelles exploitent déjà prioritairement les jeunes femmes sans ressources ni soutien, des bars à hôtesses aux lupanars en passant par les clubs de "danseuses légères" et les ateliers de confection au rabais, mais il faut pour cela un réseau, souvent de l'argent et nécessite au passage d'avoir une certaine "notabilité" au sein de la pègre de ces quartiers. Je doute pour l'instant que notre "Tueur" soit aussi bien introduit, mais ce ne serait alors pas très difficile à vérifier.
Et il peut encore y avoir d'autres manières auxquelles je n'aurais pas pensé : n'ayant jamais été une jeune fille moi-même je suis ouvert à toutes les suggestions...
Dans tous les cas, il existe dans le secteur où nos victimes ont été enlevées une certaine concurrence dans le repérage et l'exploitation des jeunes filles seules, la sélection des victimes aura nécessité du temps, des efforts et éventuellement des accointances dans le quartier, et il est donc raisonnable de penser que notre "recruteur" n'y sera pas passé totalement inaperçu. Il va nous falloir plus d'éléments que nous n'en avons actuellement pour distinguer un tel prédateur dans la faune des quais et nos recherches seront sans doute fastidieuses, mais il y a définitivement une piste à creuser par là...
[Au fur et à mesure de son exposé, Alen Kolb se départissait de plus en plus de sa froideur initiale : sa voix se réchauffait, son regard s'illuminait, son visage même devenait plus mobile et il semblait rajeunir à vue d’œil. Ses gestes, d'ordinaires secs et mesurés, gagnaient en ampleur et en liberté alors qu'il comptait les points de ses listes sur ses doigts, tapotait par instant son carnet pour souligner un point crucial, jouait avec le sucrier ou sa petite cuillère...
Si analyser et déduire le passionnaient visiblement, il semblait aussi prendre un plaisir particulier à expliquer ses raisonnements ; et Lisa en déduisit peut-être que, plus que d'une assistante, c'était d'un auditoire ou peut-être simplement d'une compagne d'enquête dont le détective avait réellement besoin. Peut-être tout simplement de quelqu'un à qui parler... A côté de ça, l'atrocité des crimes ne semblait pas l'affecter outre mesure et il semblait considérer les hypothèses les plus horribles sans aucune émotion particulière. Qu'il soit incapable d'en éprouver ou totalement absorbé par l'aspect intellectuel des faits, son détachement avait certainement pour Lisa quelque chose d'aussi étrange que dérangeant.]
Deuxièmement, capturer une jeune femme n'est pas forcément chose aisée, surtout dans un quartier populeux et animé jusque tard dans la nuit. L'opération est même assez délicate et implique soit de neutraliser physiquement la victime -il faut alors une certaine force, donc éventuellement un ou des complices, probablement des liens, un bâillon, une arme... Notre recruteur est peut-être assez habile et séduisant pour convaincre les demoiselles de le suivre, il pourrait employer un narcotique ou s'en remettre à la menace, nous n'en savons encore rien. Mais le fait même qu'il y ait réussi plus d'une douzaine de fois indique que la méthode est certainement des plus efficaces.
Dans tous les cas, un véhicule est nécessaire à l'opération (enlever les gens à pied ou par les transports en communs présente beaucoup trop de risques) et qui dit "enlèvement en véhicule" dit généralement "un chauffeur complice" ou, encore une fois, suffisamment de ruse pour emmener en voiture une jeune femme qu'on vient à peine d'aborder. Les rapports d'autopsie nous en apprendrons d'avantage sur les détails des enlèvements mais, à moins que je me trompe fort, il faut également compter avec la nécessité de capturer ces jeunes femmes
avec le moins de violence possible, le tortionnaire réservant les sévices à l'étape suivante et ne pouvant réellement en profiter si ses victimes lui arrivent blessées ou trop diminuées.
Tout cela pris en compte, cette étape est non seulement la plus délicate de tout le plan, celle qui risque le plus d'amener des ennuis aux ravisseurs, de les exposer à une tentative de fuite ou aux appels au secours de la victime, mais rouler en voiture avec une demoiselle inconsciente ou ligotée depuis le centre-ville jusqu'à la périphérie de Teskani (car la "prison" de notre tortionnaire peut difficilement être en pleine ville, j'y reviendrai si nécessaire) est en soit un risque supplémentaire, à moins d'employer un véhicule fermé, comme une camionnette ou un fourgon, des véhicules finalement pas si courant, surtout le soir et dans les quartiers qui nous intéressent.
C'est donc lors de la capture qu'il est le plus probable que des erreurs aient été commises, que les criminels aient échoué quelques fois ou attiré l'attention. Et s'ils ont sans doute perfectionné leur méthode avec la pratique, il me semble que nous aurions intérêt à explorer les tentatives d'enlèvement signalées à la police entre 54 et 58, soit la période où nous supposons que les crimes -et les criminels- ont "commencé". Par ailleurs, posséder une voiture équipée d'un grand coffre ou une camionnette n'est pas encore si courant que cela en ville, et si le véhicule a été remarqué, nous pourrons peut-être en déterminer le propriétaire à partir des registres automobiles.
Au final, c'est sans doute l'aspect des crimes qui nous renseignera le plus et nous devrons nous acharner à reconstituer les enlèvements avec la plus grande précision possible, le moindre détail pouvant être révélateur.
Troisièmement, la séquestration des victimes peut nous en apprendre beaucoup : elle nécessite une sorte de cellule solidement verrouillée et peut-être gardée, à l'abri du voisinage et pourtant desservie par une maisonnée -autant pour l'entretien des captives que pour que notre tortionnaire puisse aisément et discrètement accéder à son vice. Rien n'est encore certain, bien évidemment, mais si nos ravisseurs ont si bien réussi depuis 15 ans, c'est probablement qu'ils bénéficient d'un lieu adéquat, et le meilleur endroit possible serait encore la cave d'une grande maison isolée à la périphérie de la ville, dotée d'un garage attenant (pour transporter les victimes du véhicule à la cellule à l'abri des regards). Je dis "grande maison" car, vous noterez, l'opération toute entière impliquant du matériel, tu temps et du personnel, j'ai tendance à penser que notre tortionnaire est un homme riche (le sexe masculin est le plus probable, étant donné son goût pour les jolies jeunes femmes). Je précise "isolée" car toute cette entreprise doit se prémunir d'un voisinage qui pourrait s'alerter de livraisons tardives ou de ce que les invitées de la maison n'en repartent jamais ; et si je pense à une cave c'est que, bien entendu, une fenêtre serait un risque inutile.
Si j'ai raison en cela, ce qu'il nous faudra vérifier, je vous signale que les caves sont relativement rares aux abords souvent marécageux de la cité et qu'à moins de l'avoir installée eux-mêmes, ce qui implique encore des aptitudes supplémentaires, nos ravisseurs ont probablement fait appel à un entrepreneur pour les travaux d''installation de leur geôle : peut-être y a-t-il une piste à explorer dans cette direction, quoique je ne vois pas encore comment.
Le propriétaire d'une telle demeure n'est probablement pas encombré par une famille capable de s'inquiéter de ce qui se passe à la cave, d'autant que j'imagine mal un tel maniaque maintenir quotidiennement la façade d'un bon père de famille. Une détention sérieuse nécessite néanmoins une "garde", en tous cas une certaine veille et si le maître de maison est normalement constitué, il lui faudra donc un personnel à la fois compétent -puisque nous avons établi que l'entreprise toute entière requérait des aptitudes assez larges- et
particulièrement dévoué. Là encore ce n'est que conjecture, mais j'imagine d'instinct une sorte de tradition presque "aristocratique", un personnel attaché de longue date à la maison autant qu'à son propriétaire, en tous cas une forme de loyauté assez exceptionnelle pour s’accommoder -ou tirer avantage- d'un maître aux goûts si complexes, horribles et dangereux...
Imaginez-vous par exemple que, lorsque le tortionnaire s'est finalement lassé de sa victime, il faut encore l'achever, lui trancher la tête et les mains, emporter les morceaux, les transporter jusqu'à l'Encre -en assumant les risques d'être remarqué, probablement nettoyer les flots de sang écoulés pendant l'opération et disposer des vêtements de la victime ! Et comme tout cela n'est sans doute guère amusant pour un sadique aisé, la tentation doit être forte de sous-traiter la besogne à un personnel qui, de fait, doit avoir l'estomac particulièrement bien accroché. La relation entre le véritable "Tueur de l'Encre" et ses éventuels complices doit alors être très forte, peut-être même exclusive, quasiment passionnelle ou sectaire, car l'argent ne suffit pas forcément à acheter une telle déférence.
Au final, si nous recensons l'ensemble des grandes maisons avec garage et personnel à la périphérie de Teskani, que nous privilégions celles bâties hors des sols inondables et que nous retranchons celles qu'occupent des familles complètes ou des hommes mariés, nous devrions pouvoir établir un fichier à peu près exploitable que nous croiserons ensuite avec les propriétaires de véhicules fermés et de grosses voitures pour obtenir une liste de suspects que j'espère suffisamment restreinte pour nous lancer dans des investigations individuelles.
Mais nous ne nous lancerons sur cette piste qu'une fois que nous aurons assez d'informations pour infirmer ou confirmer mes conjectures, ce qui nous ramène encore une fois vers les rapports médicaux-légaux, que je n'aurais pas de mal à obtenir, et les dossiers d'enquête des investigateurs successifs, qui vont peut-être s'avérer autrement délicats à se procurer.
Quatrièmement, le démembrement des corps : il y a là plusieurs choses que je ne m'explique pas du tout.
Couper les mains et la tête ne réduit guère la place prise par un cadavre et, comme nous l'avons déjà dit, cela provoque un déversement sanguin considérable, même post-mortem. Ce découpage pourrait justement servir à saigner les corps mais ce n'est certes pas la méthode la plus simple et, à moins que le sang ne présente un quelconque intérêt en lui-même pour nos criminels, pourquoi diable saigner un cadavre ? Cela pourrait éventuellement faciliter un peu le transport ultérieur, mais à moins d'accepter la pseudo-explication "rituelle", il faut que ce découpage plutôt salissant et morbide ait une autre sorte d'importance.
On pourrait penser qu'il sert à empêcher l'identification des corps, sauf que les assassins finissent justement par abandonner sciemment des morceaux identifiables, ce que nous avons déjà noté comme contradictoire. Je doute que cela participe au processus d'élimination puisqu'un cadavre jeté dans l'Encre avec des plaies ouvertes va de toutes manières attirer rapidement les nécrophages, mais cette opération pourrait éventuellement servir à camoufler certaines caractéristiques des corps, si par exemple ils portaient certaines blessures ou marques révélatrices qu'il fallût cacher, quoique il nous faille attendre les rapports d'autopsie pour produire de véritables hypothèses en la matière. Reste donc la possibilité d'un acte "rituel", mais je me méfie de cette notion qui sert par trop souvent à enrober de mystère ce qui n'est qu'ignorance : la presse et mes ex-collègues du Profil considèrent trop souvent comme "rituels" les gestes qui ont probablement un sens parce qu'il sont frappants, systématiques et ont demandés des efforts, mais qu'on échoue tout simplement à interpréter.
Si nous abordons la question objectivement, il nous faut en réalité admettre que nous ne connaissons pas vraiment les modalités de ces amputations : ce n'est pas parce qu'on retrouve tantôt une main ou une tête qu'elles sont systématiquement tranchées, rien ne dit que nos tueurs ne prélèvent pas des trophées plutôt que de rejeter l'ensemble des cadavres... Mais là encore, il est très possible que les journaux soient simplement imprécis à ce sujet, et c'est une raison supplémentaire pour nous procurer les rapports d'autopsie complets.
La fréquence des crimes est le cinquième point qui mérite à mon avis une analyse poussée : non seulement la périodicité des enlèvements mais aussi les variations de durée des différentes détentions, les étés apparemment "sans crime" et ceux qui en comptent plusieurs... Si vous avez eu une éducation académique, vous savez probablement que l'analyse d'un système quelconque se focalise fréquemment sur l'observation des irrégularités, plus faciles à percevoir et souvent révélatrice des limites du mécanisme intrinsèque.
En l'état actuel de nos informations, je penche pour l'hypothèse suivante : des jeunes femmes ont effectivement été enlevées et massacrées
chaque été depuis au moins 15 ans, mais la méthodologie des tueurs ne nous a pas permis de remarquer tous les crimes, et ceux qui ont pu se produire avant l'affaire Kutty -donc l'implication massive des médias et du Profil- ont tout à fait pu passer inaperçus. En tous cas je serais assez surpris qu'une telle méthodologie criminelle se soient mise en place
ex-abrupto, sans expérimentation préalable ni tentative avortée.
C'est d'autant plus probable que Teskani est non seulement une métropole populeuse, mais le principal carrefour de circulation d'un Regenland en pleine expansion coloniale et la principale porte vers le continent : des migrants arrivent constamment par le port avant de se disperser par les routes et les voies ferrées, ils forment une population active et très mobile, nos registres d'identités sont bien moins qu'infaillibles et, de fait, nombre de disparitions sont noyées dans la masse des transits et des départs, échappant ainsi à tout signalement.
*sachant qu'à l'heure actuelle en France, pays infiniment plus stable et surveillé que le Regenland, plus de 40.000 personnes disparaissent chaque années, soit quelque chose comme une personne sur 15.000.
Une fois capturées, les victimes sont selon moi torturées et violées jusqu'à ce qu'on se lassent d'elles ou qu'elles succombent aux sévices, ce qui n'est probablement pas si exceptionnel. Enfin, les corps confiés à l'Encre soit ne sont pas toujours signalés par le dépôt d'un morceau, soit le-dit morceau peut n'être pas toujours découvert, qu'ils soient perdus -emporté par une crue, volé par une mouette, un chien, que sais-je encore...- ou tout simplement pas enregistrés comme étant lié au "Tueur de l'Encre". Pour vérifier cela, nous devrons d'abord mettre la main sur les rapports d'enquêtes puis passer en revue les main-courantes de chaque commissariat des berges, afin de nous assurer que la découverte d'une tête ou d'une main n'ait pas été engloutie dans le flot des affaires quotidiennes ou carrément attribuées à d'autres activités criminelles, notre "tueur" n'étant pas le seul à jeter des cadavres dans l'Encre, loin de là.
Quoiqu'il en soit, je crois que les années où deux enlèvements se succèdent sont justement dues au trépas prématuré d'une victime, le tortionnaire insatisfait en réclamant alors une nouvelle qui lui durera jusqu'au début de l'automne. Là encore, les autopsies devraient pouvoir nous révéler si Pamela Spring et Megan Blake, en particulier, ont pu décéder d'une cause relativement "fortuite" par rapport aux exécutions sommaires des autres crimes.
Reste la question saisonnière : pourquoi l'été ? Sachant que les victimes ne sont pour la plupart ni étudiantes ni travailleuses saisonnières et qu'à ma connaissance le transit des voyageurs ne tarit jamais à Teskani
[MJ, tu confirmes ?], cet aspect des crimes tient peut-être d'avantage à la personnalité ou aux disponibilités des coupables qu'à celles des victimes. Est-ce que la belle saison excite spécifiquement les instincts violents de notre tortionnaire, est-ce un fétichiste de la robe en coton, est-ce qu'il n'est dans la région qu'à cette période (peut-être en vacances ou pour raisons professionnelles) ? Peut-il se passer de tuer pendant toute une année une fois ses penchants correctement assouvis, l'été n'étant alors qu'un hasard de sa périodicité criminelle ? Y a-t-il une condition climatique ou astronomique à ses crimes ? Ou est-ce que, plus prosaïquement, les rigueurs du climat nuisent le reste du temps au repérage de jolies filles sur les rives de l'Encre ? Nous n'en savons encore rien mais le fait est assez marquant pour que nous l'explorions à fond, car je soupçonne que si nous pouvions l'expliquer, l'aspect estival des crimes nous renseignerait nettement sur nos coupables.»
Kolb relut encore ses notes, qui comportaient maintenant toute une numérotation, des flèches indicatives, des schémas analytiques et quelques gros points d'interrogations dessinés et même enluminés avec un certain acharnement, probablement inconscient. Il alluma sa troisième cigarette de la soirée, commanda deux cafés supplémentaires et, retrouvant alors le formalisme froid qu'il affectait au début du dîner, repris sur ton infiniment plus sérieux.
«
Tout cela nous permet de composer, avec les réserves d'usage, un début de profil de nos criminels : il est d'abord probable qu'ils soient plusieurs, ne serait-ce que par l'ampleur du "travail" nécessaire, la diversité des compétences requises, les possibles incohérences dans le processus et les implications d'un enlèvement en ville. Je crois par ailleurs que les enlèvements, les meurtres, les démembrements et la ré-apparition des corps ne sont pas des objectifs rituels en eux-mêmes, mais plus vraisemblablement les "sous-produits" incontournables de la séquestration à fins de tortures, qui est le véritable motif des crimes. Ceux-ci ne forment donc pas un processus "unifié" et entièrement contrôlés par une même personne, mais plutôt une opération gérée en équipe, impliquant peut-être une division du travail et, je l'espère, des dysfonctionnements à différentes niveaux qui multiplieront nos chances de mettre la main sur les complices. Car nous ne cherchons donc pas forcément un "tueur" en tant que tel, mais bien un tortionnaire qui peut se permettre de sous-traiter les aspects de ses crimes qui ne l'intéressent pas, lui-même pouvant alors s'épargner de participer aux enlèvements et à l'élimination des corps, qui sont à bien des égards les deux aspects les plus risqués de cette étrange entreprise.
Son ou ses complices sont néanmoins des gens compétents, peut-être plus que leur maître, puisqu'ils ont jusqu'ici réussit à exécuter quasiment sans coup-férir le repérage, la sélection, l'enlèvement, le transport, la séquestration, peut-être l'exécution et le démembrement puis l'élimination finale d'au moins 13 jeunes filles, plus probablement 18 ou 20, en une quinzaine d'années.
Ils ont pour tout cela besoin de passer un temps certains à observer et/ou se renseigner sur les arrivantes dans le secteur allant de la gare au port maritime, de s'informer sur elles, d'une propriété isolée en bordure de la ville, peut-être bien une maison de maître avec cave aménagée et garage dans un secteur non-inondables, appartenant soit au tortionnaire soit à un complice de grande confiance, d'un véhicule fermé comme un fourgon ou une auto de bonne taille, d'un endroit facile à nettoyer et d'outils pour le démembrement des corps, d'une certaine aisance financière et d'une forme toute particulière de complicité entre eux... Vous avouerez que ce n'est pas exactement donné à tout le monde !
La personne qui a conçu et organisé tout cela n'est pas seulement un malade mental tel qu'il en court heureusement peu dans les rues, mais quelqu'un de hautement fonctionnel ou de très bien entouré, probablement capable d'inspirer une loyauté sans pareille et d'assurer un certain train de vie malgré ses d'appétits envahissants.
Car il me semble au passage qu'il y a quelque chose d'étrangement... "infantile", dans cette série de crimes. Non seulement un besoin de posséder et de dominer autrui que j'associe à ces enfants qui torturent les insectes autant pour expérimenter que pour se donner du pouvoir, mais également en ce que je comprends la relation entre le tortionnaire et ses sbires comme quelque chose de presque filial, comme si des parents -efficaces et méthodiques- subvenaient aux besoins d'un enfant-roi capricieux, qui casse parfois ses jouets, en réclame de nouveaux et se moque bien des conséquences de ses appétits. J'associe en tous cas ces crimes, d'une manière totalement subjective pour l'instant, aux nombreuses fois où j'ai vu des employés fidèles ou des parents trop faibles nettoyer derrière des fils de familles inconséquents, qu'il faille faire avorter le fruit d'une amourette ou expurger les registres judiciaires d'une incartade quelconque.
Ce qui nous amène directement à un autre aspect de l'affaire : les dysfonctionnements de l'enquête. Lorsque May Kutty a disparu en mai 55, l'enquête a été confiée à un inspecteur Richard Ruskin du Profil, alors plutôt expérimenté. Mais il est rapidement dé-saisi de l'affaire, quoique aucune des bobines de la bibliothèque n'explique pourquoi, le dossier n'étant finalement ré-attribué que 5 ans plus tard à un jeune ambitieux du nom d'Hermann Wright : celui-ci s'empresse d'accuser un très pratique "vagabond", exclue d'autorité plusieurs crimes de la série, en bref enterre l'affaire et quitte peu après la police. J'aimerais beaucoup savoir pour quel genre de carrière et, en particulier, quel curieux employeur a pu récompenser autant d'incompétence volontaire. Je remarque d'ailleurs que Wright est, des quatre enquêteurs successifs, le seul qui ait produit un quelconque résultat et que ce résultat est presque certainement faux ! La police de Teskani n'est pas exempte d'incompétents, mais le "Profil" admet certainement moins d'imbéciles que les autres sections, quatre personnes se sont succédées sur une affaire a de quoi piquer la curiosité d'un enquêteur professionnel et, pourtant,
elle n'a toujours pas abouti ! Rollon Mersson, troisième inspecteur sur l'affaire, n'a pas obtenu les moyens nécessaires pour enquêter à fond et je serais surpris que Kalya Adams, la dernière à avoir hérité du dossier, nous explique bénéficier depuis un an du plein soutien de sa hiérarchie.
Avant de pouvoir en tirer des conclusions, il faudra nous renseigner sur l'ascension d'Hermann Wright, parler avec Ruskin, Mersson et Adams, examiner la manière dont les dossiers ont été administrés, l'éventuel sérieux des autopsies... et tout cela très prudemment, la Grande Maison n'aimant guère qu'on se mêle de ses rouages internes. Mais je vous avoue avoir la nette impression qu'autant d'erreurs dans la gestion du dossier ne peuvent s'être produites de manière entièrement fortuites. Mais j'ignore encore s'il faut y voir la mesquinerie d'une hiérarchie politique et policière qui, de ma propre expérience, est assez prompte à balayer sous le tapis les affaires qui la dérangent trop ...ou sauter le pas de l'intention délibérément criminelle, quelques personnes hauts-placées ayant pu accepter d'enterrer l'affaire pour protéger notre tortionnaire. Si c'est le cas, notre petite enquête nous attirera probablement de gros ennuis et je veux que vous soyez bien consciente de cela, car nous pourrions alors vous et moi y perdre beaucoup plus que nous n'avons à y gagner.»
(...)
« Si vous en êtes d'accord, je vous propose de commencer dès demain par rechercher l'ex-inspecteur Ruskin : il est aujourd'hui à la retraite, peut-être encore à Teskani et, s'il est la moitié du flic que j'imagine, il aura probablement une opinion sur l'affaire, la manière dont elle lui a été retirée et conduite depuis. Mais, surtout, il aura peut-être conservé ses notes de l'époque, ce qui nous permettrait de jeter un œil aux bases du premier rapport d'enquêtes sans avoir encore à finasser avec l'inspecteur Kalya Adams ou nous aventurer dans l'illégalité, mesures que je préfère d'expérience réserver strictement aux situations qui les exigent.
Je doute qu'un coup de fil suffira à nous obtenir l'ensemble des rapports d'autopsies, mais j'ai une relation au service du coroner dont je doute qu'elle puisse me les refuser si j'insiste suffisamment, il pourrait même être intéressant que je vous présente la personne en question... Il me faudra dés demain soir aller frayer avec la pègre pour voir ce qui s'y dit sur ces crimes, et si quelqu'un aura remarqué le manège du "recruteur" : vous ne pourrez m'y accompagner, mais je ne doute pas que vous trouviez à vous occuper utilement sur d'autres aspects de notre affaire : le devenir d'Hermann Wright, les disparitions et tentatives d'enlèvement antérieures à l'année 55, tout ce que vous pourrez déterrer de plus sur la personnalité des victimes et les circonstances de leurs enlèvements (lieux, dates, domicile connu, corps réclamé ou non...), l'endroit exact où ont été déposés les morceaux des cadavres précédents, les éventuels témoins qui se seront manifestés depuis 15 ans, une vaste liste de tout ce qui pourrait provoquer le caractère saisonnier des crimes, les minutes du procès de Nils Gruber (le bouc-émissaire produit par Wright en 62) et tout ce que vous pourrez extraire des rapports publics concernant sa condamnation... Nous avons beaucoup de terrain à couvrir, en particulier si nous devons reconstituer nous-mêmes le contenu des rapports d'enquête, dans l'éventualité forte où nous aurions du mal à nous les procurer. Ne vous approchez pas encore des services de police, par contre : plus longtemps ils ignorerons que je travaille avec une journaliste, plus facilement je pourrais obtenir des faveurs de mes anciens collègues sans risque de provoquer les gens qui, depuis 15 ans, cherchent sans doute à étouffer l'affaire.
Dans tous les cas, j'aimerais si vous le permettez vous charger de rassembler quelques matériels et commodités dont nous auront besoin assez vite : d'abord un appareil photo -si vous savez vous en servir car je n'y connais goutte, devrait nous permettre de dupliquer rapidement tous les documents que nous ne pourrons emporter ou efficacement prendre en notes ; il nous faudra aussi un moyen de développer les images discrètement, car leur seule possession constituera dès lors un délit, mineur et nécessaire, mais gênant.
Trouvez-nous également un grand plan détaillé de la métropole et de ses environs : nous l’annoterons bientôt et nous en servirons ensuite pour situer nos découvertes dans l'espace. Je compte notamment étudier à termes les itinéraires nécessaires à un véhicule pour atteindre l'Encre près des endroits où les morceaux furent découverts, un bar de nuit, une station-service ou tout autre établissement noctambule ayant pu remarquer le véhicule.
Vous aurez par ailleurs besoin d'une carte de presse en règle et, si vous n'avez déjà fait les démarches nécessaires, je vous invite à vous y mettre rapidement : elle vous protégera de certains désagrément tout en pouvant vous servir de moyen de pression. Par contre, éviter s'il vous plaît de la brandir à mauvais escient car nombre des gens que nous interrogerons, en premier lieu les policiers, y réagissent assez mal.
Tâchez au passage de vous vêtir désormais avec plus de discrétion : si nous devions prendre quelqu'un en filature, votre tenue serait un handicap. Trouvez-vous quelque chose de sobre, qui vous donne un vague air de sérieux et d'officialité : cela devrait vous faciliter l'accès à la plupart des endroits que nous aurons à visiter et d'entretenir le doute sur votre accréditation officielle. Certaines attitudes et tournures de phrase permettent notamment de vous faire passer pour la police sans prêter exactement le flanc à des charges d'usurpation de qualité.
Considérant que vous transportez déjà de quoi noter en permanence, ajoutez à votre panoplie un briquet, de la monnaie pour le téléphone, quelques billets pour les dépenses imprévues et des tickets de transport : cela sert constamment, ne pèse rien et c'est typiquement le genre d'objets dont l'absence peut vous faire perdre du temps lors d'une investigation. Faire preuve ne méthode ne suffit pas toujours, il faut donc être prêt à improviser.
Notre enquête va d'ailleurs entraîner des frais et il nous faudrait un financement : si vous pensez pouvoir intéresser
un journal sérieux à l'affaire, contactez-le au plus vite. Sinon, nous attendrons d'avoir assemblé assez d'éléments pour pouvoir appâter la presse. Les sommes que nous pourrons en retirer devraient premièrement servir à couvrir nos dépenses, puis à rémunérer vos efforts : pour ma part, je me contenterai pour l'instant de la publicité qu'une telle affaire pourrait m'apporter si nous la résolvions, car je doute qu'aucune famille des victimes ne puissent s'offrir mes services -mais nous explorerons cet angle le cas échéant.
A moins que vous n'ayez une meilleure proposition, les bureaux de mon agence devraient au passage nous fournir un lieu de travail correct, quoique étriqué : il y a là l'essentiel de ce dont nous aurons besoin, dont le téléphone et une secrétaire en qui j'ai toute confiance.
Si vous n'en possédez déjà une, il vous faudra aussi rapidement une arme à feu : je vous noterai la liste des formulaires nécessaires pour vous en procurer légalement, vous emmènerai éventuellement en choisir une qui vous convienne et je vous montrerai si besoin comment vous en servir. Mais sachez que notre enquête implique de nous mettre aux trousses de gens apparemment aussi efficaces que dangereux, il serait donc bon que vous possédiez quelque expérience du tir avant que nous ne les approchions... »