Fortuna Imperatrix Mundi

Demetrio Santi et Nerio Strozzi avaient été personnellement conviés à une réunion occulte par une goule. Cette dernière n'avait guère donné de précisions sur le thème de cette réunion. Elle ne devait pas elle-même en savoir plus. Les simples serviteurs n'avaient pas besoin de ce genre d'information. Moins elles en savaient, moins elles représentaient une menace pour l'Ordre. Le Primogène, un Mekhet du nom de Petruccio Battaglioli, et le Kogaion, un Gangrel qui se faisait simplement nommer Giacomo, avaient une politique très stricte à ce sujet. Le Primogène, en particulier, accordait une grande importance au secret.

Le principal lieu de réunion et d'étude de l'Ordo Dracul à Florence était un appartement contemporain situé dans la banlieue résidentielle d'Isolotto-Legnaia. Il était assez vaste et comprenait une salle qui tenait à la fois lieu de salon et de bibliothèque, avec des tables, des chaises, des fauteuils confortables et des étagères garnies de livres de plusieurs époques différentes et dans plusieurs langues. C'était également le lieu de résidence de celle qui se faisait généralement appeler mademoiselle Rose, une Daeva de la lignée Toréador fidèle depuis toujours à l'Ordo Dracul. Cette dernière était en Italie depuis seulement quelques décennies, mais elle avait réussi à se faire une place à Florence où l'Ordre avait besoin de ses talents particuliers.

Que dire de la maîtresse des lieux ? S'il y avait un consensus parmi la plupart des gens, c'était qu'avec ses longs cheveux bruns, ses yeux vert-gris en amande qui brillaient d'une lueur de prédateur et ses atouts féminins, elle ressemblait davantage à une top model ou une escort girl qu'à une intellectuelle, mais ceux qui médisaient de la sorte avaient tendance à penser qu'un décolleté privait une femme de tout intellect. Or, toute experte en social savait pertinemment que c'était celui en face qui voyait ses capacités diminuer. Certes, on pouvait se demander si on pouvait être prise au sérieux en robe de soirée, mais là encore, c'était juger un livre à sa couverture. Elle n'était sans doute pas la plus brillante du lot, mais elle avait le mérite d'offrir une image plus plaisante de l'ordre et avait réussi l'exploit d'être appréciée de bien des vampires parmi l'Invictus et les Carthiens. Elle avait même reçu la protection de certains membres haut placés. Mieux encore, elle avait su exploiter son charme et sa médisance naturelle afin de devenir la Harpie la plus célèbre de la ville.

C'était quelque chose que les Anciens de l'Ordre ne pouvaient contester : dans une ville où le fanatisme religieux côtoyait la tentation du pouvoir, il y avait assez peu de place pour les ambitions occultes de l'Ordo Dracul. Pour l'esprit rebelle du Mouvement Carthien non plus, mais c'était une autre question. Il était donc essentiel de jouer sur un autre tableau pour se faire entendre des autres. L'Ordo Dracul avait compris que les membres du clan Daeva étaient parfaits pour ce rôle. Leurs capacités sociales faisaient d'eux les meilleurs diplomates. On leur laissait donc volontiers les galas et les réceptions afin de se consacrer aux études. Cela concernait tous les Daeva de l'Ordre en général, indépendamment de leur sexe. Certains Clans étaient mieux vus que d'autres, c'était ainsi...

La maîtresse de maison, comme à son habitude, était en robe de soirée et portait de nombreux bijoux. Elle était attablée et étudiait un livre avec sérieux. Près d'elle se trouvait une pile de livres en anglais, en français, en russe et en italien. D'après les titres que les présents pouvaient lire, ces derniers avaient tous des thèmes liés à l'hématologie. Demetrio et Nerio maîtrisaient suffisamment les Anneaux de Sang pour savoir que c'était précisément le genre de choses que l'on faisait quand on désirait s'améliorer dans ce domaine. Ils savaient également qu'elle maîtrisait déjà les Anneaux de Chair à la perfection.

Assis dans un fauteuil confortable non loin se trouvait Petruccio Battaglioli, Primogène et érudit Mekhet dont le regard bleu-vert brillait de mystère. Avec ses cheveux châtains en bataille, sa barbe de quelques jours et son regard qui avait la couleur de la Méditerranée, il avait tout l'air d'un jeune premier. Or, ce beau jeune homme avait derrière lui plusieurs siècles. En dépit de son aspect séduisant, il affichait toujours un regard grave et sérieux dans lequel on pouvait lire le poids des années et des responsabilités. Il prenait son rôle à cœur et ne laissait aucun obstacle l'en écarter. Plutôt fermé et secret de nature, il lui était néanmoins arrivé de mentionner des voyages lointains, sans en dire davantage. Tout ce que les vampires savaient, c'était qu'il parlait aussi bien sa langue natale que le latin, le grec ancien et l'arabe.

Le jeune homme discutait avec un homme étrange qui se tenait près de lui. Il s'agissait du Kogaion, "Giacomo", un Ancien Gangrel qui faisait partie des doyens de la ville. Nul ne connaissait son âge réel car il parlait peu de sa vie et, comme bien des Anciens, ses souvenirs étaient au mieux flous et incomplets quand ils n'étaient pas altérés. Il était clair qu'il avait connu des périodes de torpeur et que cela avait rendu ses souvenirs lointains peu fiables. C'était un homme assez grand et chevelu aux traits durs, à la barbe noire hirsute et aux yeux d'un bleu glacial. Son regard brillait sans cesse d'une lueur de prédateur. Il jetait sans arrêt un coup d’œil dans les environs comme s'il craignait une quelconque menace. Il parlait italien avec un accent indéterminé qui devait venir d'une autre époque. Sans avoir l'esprit aussi aiguisé que son interlocuteur, notamment à cause de sa faiblesse Gangrel, il était loin d'être stupide et disposait d'un précieux savoir qu'il partageait avec des étudiants dans son refuge d'ermite. C'était d'ailleurs un exploit de le voir ici...

Indéniablement, cette réunion s'annonçait importante : les trois membres les plus importants se trouvaient là et ça ne pouvait être un hasard...

Nerio observait la scène avec intérêt. L'Ordre préparait quelque chose visiblement et il était curieux de savoir ce dont il s'agissait mais pour ce soir, plutôt que de pêcher les informations avidement, il préférait prendre son temps et laisser les choses se faire.
Nerio Strozzi était un jeune vampire pour une partie des invités de cette réunion. Pas encore prêt d'avancer sur son premier siècle, il avait néanmoins su attirer l'attention de ses confrères. Entre curiosité, doute et respect, les anciens avaient vu cet homme du siècle dernier rentrer à Florence avec le soutien d'un des maîtres de l'Ordre en Asie. Les vampires étaient peut-être casaniers et animaient leur société de manière locale, mais l’essor de nouvelles technologies avait, particulièrement dans une ligue progressiste comme L'Ordo Dracul, créé des liens entre lointaines cités. L'approbation du maître de Tokyo, un membre d'une lignée étrange appelée les Kuufukuji, avait fait son effet. Et aussitôt sur place, le travail de Nerio avait satisfait suffisamment les plus anciens pour qu'ils comprennent que Nerio méritait largement d'avoir quitté le statut d'esclave. Le vampire se targuait en plus d'avoir appris sur place plusieurs rituels propre à l'ordre, une intéressante compétence pour plus d'un d'entre eux.

Une chose pourtant les laissaient dans le doute sur sa valeur, Nerio ne connaissait visiblement pas son sire et ne s'était jamais rattaché à un clan. Beaucoup d'entre eux imaginait qu'il devait être meckhet, mais la preuve n'en avait jamais été donné. L'Ordo Dracul était plus une méritocratie que d'autres ligues, mais les habitudes avaient la dent dure. Et dans une ville dominée par L'Invictus et la Lancea Sanctum, être un caitiff dans l'Ordo Dracul était un double désavantage.

Nerio apparaissait comme un homme dans la force de l'âge, probablement dans la vingtaine ou le début de la trentaine, de son vivant il avait dû entretenir sa forme. Son apparence le laissait présagé. Ce soir, il avait opté pour un long manteau de cuir noir ouvert, qui laissait paraître un t-shirt noir et une chemise entre-ouverte de couleur blanche. Il se déplaçait avec une grâce naturelle, presque calculée.

Il approcha du Kogaion. A plusieurs reprise, en tant que compagnon de la hache, Nerio avait su se mettre au service du gardien des secrets de la ligue. Le kogaion, suspicieux comme tous les anciens, avait trouvé Nerio agréablement non agressif et reposant pour lui. Nerio s'inclina respectueusement.

"Giacomo, Bonsoir"

L'Ancien darda son regard glacé sur le jeune Caitiff et lâcha un "bonsoir" dans un grognement. La sociabilité n'avait jamais été le fort de l'Ancien, même avec ses pairs. De plus, le poids des années avait laissé sa marque sur sa psyché. Le contrôle de la Bête était la spécialité de "Giacomo" et c'était peut-être le plus inquiétant : sans sa maîtrise de sa Bête et sa volonté de préserver les derniers fragments de son humanité, il serait probablement un draugr, un de ces vampires qui avaient perdu tout sens moral et toute conscience, des êtres misérables réduits à un état bestial qu'on ne pouvait plus sauver.

Le Gangrel leva soudainement la tête en entendant un bruit dans la rue, puis se calma et regarda de nouveau le nouvel arrivant avant d'ajouter :

"Les nuits sont agitées. Le pouvoir et la foi sont des piliers qui peuvent s'effondrer. Dans cette ville, les études offrent un ilot de stabilité. La quête pour la Transcendance est quelque chose de solide et nous savons que nous pouvons nous y accrocher sans nous soucier de ces petites choses sans intérêt que sont les luttes de pouvoir et de clocher. Qu'étudies-tu en moment, ami disciple ?"

Hmm... Le Gangrel aimait s'écouter. C'était une caractéristique répandue parmi les siens. Nerio ne pensait pas y être immunisé non plus. Il prit note quand même des propos de l'Ancien qui pouvaient être à double sens.

"J'étudie la configuration de la ville. Je m'intéresse particulièrement aux sites de pouvoir qui peuvent exister. En apprendre plus sur eux me permettrait de faire avancer quelques projets, j'espère."

Il jeta un regard sur les invités du soir.

"Évidemment, pour ce soir, une pause est nécessaire. Après tout, nous ne sommes pas réunis ici pour de simples mondanités."

"En effet. En tant que Kogaion, c'est aussi quelque chose que j'étudie et que je dois connaître. Le précédent Kogaion était un expert en la matière, mais il a disparu il y a de cela quelques décennies sans laisser la moindre trace et j'ai dû prendre la place qu'il a laissée vacante. Nous savons désormais... Ou nous croyons savoir... Qu'il n'a pas simplement disparu, mais qu'il a été assassiné."

La Harpie leva la tête et jeta un œil en direction du Kogaion avant de refermer son livre et de prendre la parole :

"J'ignore si les propos de l'ancien Magistrat sont fiables. L'archevêque l'a déchu de son poste, mais est-ce la preuve qu'il a dit la vérité ou un châtiment pour avoir nui à la réputation des siens ?"

Elle écarta sa chaise pour se lever et s'approcha des hommes, puis ajouta afin d'expliquer la situation :

"D'après le Magistrat, on a tué le précédent Kogaion il y a quelques décennies parce que c'était un Architecte du Monolithe. J'ignore s'il s'agit de la vérité ou s'il a voulu me faire peur en me faisant comprendre que la Lancea Sanctum avait le pouvoir d'écraser les nôtres si elle le désirait, mais ses propos ont eu un énorme impact sur la ville, qu'il s'agisse de révélations fracassantes ou non."

Pendant ce temps, le Primogène restait silencieux et se contentait d'écouter.

Maintenant que le Kogaion et la Daeva discutaient, Nerio s'était aussi retranché dans un silence attentif pour laisser les deux anciens continuer à déballer leurs arguments. Il cherchait dans sa mémoire ce que lui rappelait l'expression "Architecte du monolithe". Le nom ne lui était pas inconnu... Est-ce que c'était une lignée ou un mouvement au sein de l'Ordre ?

On va en appeler à ma compétence d'occultisme (avec sa spécialité vampire justement)

Les Architectes du Monolithe sont effectivement les membres d'une Lignée aussi rare que prisée qui appartient exclusivement au clan Ventrue. Surnommés les "Maçons", ils mêlent architecture et occultisme au sein d'une discipline unique. Ils ont également une hiérarchie très stricte et des objectifs mystérieux. En somme, ils sont très proches de l'image que certains mortels ont des Francs-Maçons. Ils ont été fondés par une Cardinale apostate, donc un ancien membre de la Lancea Sanctum, et ont quasiment tous rejoint l'Ordo Dracul. Il n'est d'ailleurs pas rare qu'un des leurs occupe le poste de Gardien ou de Kogaion.

Bien évidemment, la Lancea Sanctum hait cette Lignée : non seulement cette dernière a été fondée par une apostate, qui la dirige toujours, mais ses croyances sont considérées comme hérétiques. Pire encore, les Architectes de France et de Grande-Bretagne ont quasiment tous été exterminés lors d'une purge ordonnée par la Lancea Sanctum en représailles aux assassinats que ces derniers avaient fomentés. En effet, les Architectes avaient éliminé des Évêques qui constituaient des obstacles gênants pour leurs projets. La réponse de la Lancea Sanctum fut, on peut se douter, implacable et expéditive...

Les souvenirs de Nerio ne l'avaient pas trahi. Il n'avait jamais rencontré l'ex-Kogaion et le regrettait maintenant, les capacités du Ventrue lui auraient été bien utiles... En tout cas, si la Lancea avait bien pris connaissance de la nature du Ventrue, la réaction logique était effectivement de "purifier" la situation.

"Un architecte du Monolithe ? Je croyais qu'ils avaient été éliminés en Europe ?"

"C'est essentiellement la faction de Paris qui a été décimée, mais elle se reconstitue petit à petit... Comme partout ailleurs. Je dois avouer que leurs talents uniques sont très précieux pour l'Ordo Dracul, mais je ne sais que penser de ces Architectes. Ils conservent jalousement leurs secrets et semblent poursuivre des objectifs qui leur sont propres. Je me demande dans quelle mesure ils se servent de nous... Si les accusations de la Lancea Sanctum sont justes, nous pourrons difficilement leur reprocher d'avoir contre-attaqué. Au mieux, nous pourrons espérer obtenir la tête de l'ex-Magistrat... Il est devenu une gêne pour eux."