[OdE - Chap.7-12] La reconnaissance du père II (Madenig)

[Casaïr]

An 904, 5ème jour de Lunasdal

Madenig était arrivée la veille au soir à Louarn après avoir quitté son village natal sans l'ombre d'un regret mais avec une pensée pour Clervie et Bremalen, ainsi que ses frères. Le départ avait été plus douloureux que prévu malgré tout et les premières heures de voyage ne resteraient certainement pas gravées dans la mémoire de la voyageuse. Grâce aux longues journées d'été, il ne faisait pas encore nuit lorsqu'elle arriva en ville et, après s'être renseignée quant à la direction à suivre, trouva facilement la petite garnison où elle passerait un an.

Devant les portes de la petite enceinte, elle vit un jeune homme guère plus âgé qu'elle, certainement lui aussi en plein service et qui l'accueillit avant de siffler vers l'intérieur. Aussitôt, un autre garçon arriva, un arc en bandoullière, un sourcil arqué en guise de question.

"C'est une nouvelle, tu peux la conduire chez le sergent ?"

L'archer acquiesça d'un signe de tête avant de faire signe à Madenig de le suivre. Il lui fit traverser la cour intérieure, la mena jusqu'à une petite maison. De la fenêtre donnant sur la cour, il était possible de voir la lumière d'une lanterne éclairer l'intérieur, signe que son occupant ne dormait pas encore. Le jeune garde frappa trois coups secs puis entra.

"Sergent, on a une nouvelle qui vient d'arriver."
"Mazette ! fit le sergent en se retournant, Une autre ? Ça commence à devenir fréquenté ici. Merci Aeldred, tu peux attendre à l'extérieur, le temps que je m'entretienne avec cette demoiselle."

Le dénommé Aeldred opina du chef puis ressorti sans un mot en fermant la porte. Pendant ce temps, le sergent montrait une chaise à Madenig tout en rangeant un peu la table qui lui servait de bureau.

"Je suis le sergent instructeur Kennegan et c'est moi qui m'occupe des gamins ici, pour en faire des adultes responsables. J'aime à croire que j'y arrive plutôt bien, et toi, comment t'appelles-tu ?"

Le sergent semblait plutôt amical et ne dégageait aucun sentiment de fausseté, ce qui rassura nettement la nouvelle arrivante.

[Madennig]

Secouée encore par les derniers événements du village, Madenig était anesthésiée, plongée dans la contemplation morne et vaine de la nature bordant la route qui lui semblait toujours plus uniforme et dénuée de surprise. Et pourtant, elle sortait pour la première fois de Salaïs et aurait dû respirer la joie. Elle avait longtemps imaginée son arrivée à Louarn, avant que Bryn ne soit contraint de partir, et elle s'en faisait une fête à chaque fois qu'elle y repensait.
Mais ce fut les cheveux à moitié nattés, s'agitant comme des flammes dans la brise du soir, les yeux d'un fauve agressif qu'elle entra dans l'enceinte de la garnison. Dans la grisaille qui l'avait atteinte depuis des jours, un visage soudain ressortit, s'offrant des contours agréables. Il ne l'avait même pas remarquée, mais elle, ne faisait que le scruter comme lorsqu'on inspecte la pureté d'un cristal. Machinalement, elle s'assit sur la chaise présentée par le sergent instructeur et sentait déjà sa vision agréable s'éloigner en fermant la porte derrière lui.

Elle reporta son attention vers l'homme qui allait certainement rythmer une partie de sa vie pendant l'année à venir. Il eut droit lui aussi à des prunelles méfiantes et sauvages, un instant. Elle avait du mal à desserrer ses mâchoires, la route avait été longue et silencieuse. Quand elle s'aperçut que l'attitude en face était assez respectueuse, elle acquiesça avec un air sérieux et dit avec une voix un peu enrouée :

"Je m'appelle Madenig, je viens de Salaïs."

[Casaïr]

"Salaïs ? Ça fait une sacrée trotte", commenta-t-il tout en observant la jeune femme à l'air revêche. "J'expliquerais les règles demain quand tu seras reposée, à toi et l'autre nouvelle, mais d'ors et déjà tu dois savoir que c'est donnant-donnant : le respect s'acquiert ici, d'accord ? Tu peux demander de l'aide mais il faut que tu sois prête à aider en retour. Si tu obéis convenablement et sans rechigner, tu verras que je peux être quelqu'un d'éminemment sympathique. Évite de chier dans mes bottes par contre ou ça pourrait mal finir."

Kennegan avait énoncé cela le plus simplement du monde puis sembla réfléchir.

"Je savais que j'allais avoir de nouvelles têtes bientôt, mais ces derniers temps, les jeunes femmes se faisaient assez rares et on est un peu dans une période creuse pour ce qui est du recrutement. Ce soir, toi et Fantou devrez dormir avec les garçons, désolé mais demain je ferais nettoyer le dortoir réservé aux filles, histoire d'éviter des soucis. Des questions tant qu'on est encore entre nous ? Tout ce que tu diras restera entre nous, sauf si tu décides du contraire."

[Madennig]

Le sergent Kennegan avait du voir combien elle était fatiguée, alors qu'elle-même ne s'en était pas encore aperçu. Prenant conscience de son état, elle expira doucement, comme pour évacuer en partie le stress accumulé ces derniers temps. Changer de décors lui permettrait de ne plus penser à tout ce qu'elle ne pourra plus vivre avec Bryn, et ça, c'était déjà le début du repos. Elle ferma les yeux un instant pour les rouvrir et regarder l'instructeur avec moins de méfiance. Elle répondit alors sur un ton plus paisible :

"C'est très bien. Merci. Vous pouvez compter sur mon aide pour le ménage des dortoirs, bien sûr."

"Et je n'ai pas de question pour le moment." finit-elle par dire, en haussant les épaules tranquillement.

[Casaïr]

Kennegan rappela rapidement Aeldred qui la conduisit au dortoir, situé à l'est de la place et jouxtant une petite cantine.

"Tu verras, dit-il, c'est assez calme ici, je ne m'y attendais pas trop en arrivant. Le sergent est assez... impressionnant quand il s'y met. Et il sait comment nous parler. Enfin, j'veux dire..."

Le jeune homme cherchait visiblement ses mots mais n'y parvint pas avant d'ouvrir la porte.

"Installe-toi déjà. Pour le moment, nous on est à l'extérieur, ça commencera réellement pour vous que demain."

Le dortoir comprenait une dizaine de lit pas tous utilisés de ce que pouvait juger Madenig en observant les malles à leurs pieds. Elle remarqua la jeune femme qu'avait évoqué le sergent instructeur en sa présence et qui se dirigeait déjà vers elle après avoir tendu un grand drap pour créer une séparation entre les lits.

"Salut ! Je m'appelle Fantou, tu viens d'arriver ? Moi je suis ici depuis le début de l'après midi et j'ai déjà fait un petit tour du camp pour savoir où se trouvait quoi. J'en ai aussi profité pour faire ça", ajouta-t-elle en tendant un doigt vers le drap, comme si Madenig ne venait pas de la voir faire. "Il est hors de question que les garçons me voient en train de ... dormir, tu vois ? On ne sait pas à qui on a affaire, ils ont peut-être l'air gentil mais maman dit toujours de se méfier des garçons parce qu'à un certain âge, il ne pensent qu'avec une certaine partie de leur corps, si tu vois ce que je veux dire. Tu viens d'où ? Moi je suis de Briva, un petit village au sud d'ici, à environ une journée de marche. La région n'est pas terrible mais les garçons sont gentils et puis c'est tout petit, tout le monde se connait ! J'avais la possibilité d'aller jusqu'à Llewellen mais maman ne voulait pas, elle avait peur qu'il m'arrive quelque chose sur la route, pourtant je lui ai dit plusieurs fois : "maman, je suis une grande fille, je peux me débrouiller" mais elle ne voulait rien savoir et..."
"Dis, on ne t'a jamais dit que tu parlais un peu trop ?" lâcha Aeldred qui n'en revenait pas qu'elle ait pu sortir tout ça pratiquement sans respirer.
"Je..."

Manifestement, la pipelette venait de se faire couper dans son élan et ne parvenait plus à repartir, sûrement le bon moment pour Madenig pour en placer une.

[Madennig]

Madenig suivait d'un pas rapide Aeldred, son guide aux teintes lumineuses. Elle ne lui répondit simplement pas, alors qu'il lui parlait du sergent. D'autant qu'à peine arrivés au dortoir, Fantou l'accueillait déjà avec beaucoup de mots bruyants. Elle avait décroché juste après qu'elle ait débuté la phrase "Il est hors de question que les garçons me voient en train de ... " en mimant une sorte de malaise, en frottant son front et plissant ses yeux de fatigue. Mais la bavarde ne semblait pas comprendre que son interlocutrice n'avait pas l'habitude de ce genre de discussion.

Aeldred mit fin au flot de paroles, et Madenig le regarda, assez surprise. Enfin, elle trouvait un moment pour remercier ce dernier pour ses conseils déguisés.

"Ca ira. Merci beaucoup." dit-elle au jeune homme, avec un peu de gratitude.

Puis sans adresser de regard à Fantou.

"Moi c'est Madenig. Où je peux me mettre ?" demanda-t-elle à la cantonnade.

Elle avait encore son sac à dos sur une épaule, et l'envie irrésistible de se poser.

[Casaïr]

Aeldred allait répondre quand Fantou prit immédiatement les devants.

"Suis-moi ! J'ai séparé plusieurs lits pour être tranquille et je me suis installée sur... celui-là", annonça-t-elle fièrement en montrant celui qui collait le drap.

On aurait pu penser qu'avec un tel discours, La jeune femme se serait tenue le plus loin possible des garçons mais une fois de ce côté-ci du rideau, Madenig avait la sensation que c'était plus une invitation qu'une interdiction, surtout avec la lumière de la lanterne qui devait dessiner des ombres particulièrement suggestives sur la toile tendue. Elle put également constater dans la partie "réservée aux filles" qu'il y avait deux autres lits, un à côté de celui de Fantou et le troisième sur le mur opposé. Les draps étaient propres, chacun était doté d'une malle, ouverte pour l'instant et prête à accueillir les affaires des nouveaux. Aeldred avait suivit, regardant le rideau improvisé avec détachement.

"Tu sais que tu t'es démenée pour pas grand chose ? Demain vous aurez votre dortoir pour vous seules."
"Tatata ! Il n'y a pas d'effort inutile pour un peu de confort, tu le saurais si tu n'étais pas un garçon !"

Le jeune homme, mouché, ne trouvait plus à répliquer aussi se contenta-t-il de secouer la tête.

"Si vous me cherchez, je suis de mon côté du rideau, la journée a été longue, je vais pas tarder à dormir."
"C'est ça, à demain... euh... Comment déjà ?"
"Aeldred, ça fait déjà trois fois que je te le dis."
"Ho, moi et les noms..."

Les deux femmes l'entendirent très nettement soupirer alors qu'il tirait le drap pour obstruer le passage et ménager un peu d'intimité aux nouvelles.

"T'en fais pas, murmura Fantou, je retiens bien les noms mais j'aime bien taquiner les autres. On faisait tout le temps des trucs comme ça chez moi, alors il vaut mieux ne pas perdre la main ! Sinon je serais incapable de me défendre en rentrant et ça, c'est pas possible !"

[Madennig]

Madenig fila choisir un lit du bon coté de la lanterne pour éviter d'offrir un spectacle d'ombres chinoises coquines, posa son sac au pied, et s'assit pour retirer ses bottes. Pendant ce temps, les deux se parlaient, elle écoutait à peine.
Quand Aeldred eut disparu derrière la très fine séparation, elle observa Fantou qui lui confiait un de ses secrets. Elle fut d'abord surprise, puis elle lui sourit avec amusement.

"Tu es une chipie, non ?" lui murmura-t-elle tout bas.

Tout en se déshabillant un peu, elle continua.

"Il a l'air gentil... Tu aurais pu choisir un autre, moins sympa, pour ne pas perdre la main."

Haussant les épaules, elle finit par s'allonger dans un soupir d'aise sur le lit.

"Je crois que mon truc, à moi, ce sera juste de les ignorer à chaque fois que ce sera possible... Tout aussi utile pour éviter qu'ils... Je ne sais pas quoi. Tu as prévu de faire d'autres trucs comme ça, pour t'amuser pendant le service ?"

[Casaïr]

Fantou ricana sous cape tout en se dévêtant ostensiblement devant la lumière, ne laissant aucun doute sur ses jolies formes au moindre spectateur de l'autre côté du rideau.

"C'est justement parce qu'il est gentil que c'est plus facile de le taquiner, répondit-elle d'un air beaucoup trop sérieux. Et puis on est ici pour un an et d'après ce que j'ai appris, ça sera plutôt morne ici, donc si on ne peut pas s'amuser un peu..."

La jeune fille fit la moue.

"Et puis, chuchota-t-elle, ce sera un moyen de les déniaiser ! Je compte bien en profiter et... enfin, tu vois."

Ses yeux pétillaient de malice dans la lumière de la lanterne. Elle éclata d'un rire sonore et cristallin alors qu'un "Silence !" retentit de l'autre côté, ce qui ne calma qu'à peine l'hilarité de Fantou.

***

Le réveil du lendemain fut bien trop brutal et bien trop matinal au goût de Madenig, alors que Kennegan battait le rassemblement.

"Allez, on se lève, tas de fainéants ! Bon sang, autant pour les nouvelles je comprends mais vous autres ? Z'êtes pourtant ici depuis un moment, non ? Montrez donc un peu l'exemple."

Les yeux encore embrumés d'avoir été réveillée de la façon la moins agréable possible, elle constata qu'en plus de Fantou et d'Aeldred il y avait deux autres hommes. Elle reconnut celui qu'elle avait vu la veille en arrivant mais l'autre ne lui disait rien. Elle s'habilla plus par automatisme que réelle envie et quitta le dortoir aussi vite qu'elle le pouvait. Ils étaient ainsi réunis à cinq sous un ciel maussade qui n'annonçait rien de bon pour la journée.

"Bonjour à vous, lança Kennegan d'une voix forte. Nous avons deux nouvelles recrues, Fantou et Madenig. Je sais que pour les gamins que vous êtes, certaines parties de votre cerveau se sont déjà mises en branle, alors laissez-moi vous le dire de suite : la moindre connerie c'est au trou. Je rappelle qu'on a un joli contingent de Ronces ici et ils seront très heureux d'avoir un peu de compagnie, si vous voyez ce que je veux dire."

Fantou se retenait de rire mais il était clair dans son regard qu'elle était prête à tester le courage des garçons. Le sergent allait reprendre quand une voix se fit entendre.

"Pardon, je suis en retard !"

Tout le monde se retourna pour voir le nouvel arrivant, un jeune homme aux cheveux en broussaille et courant maladroitement pour les rejoindre, une épée tapant contre ses jambes et menaçant de le faire chuter au moindre pas de travers. Madenig n'en revint pas lorsqu'elle le reconnut : c'était Cerdan ! Pourtant, de ce qu'elle avait compris il était parti deux jours avant elle, alors pourquoi n'arrivait-il que maintenant ? Et, surtout, pourquoi ici ?

"Comment ça en retard ?" lâcha Kennegan, légèrement circonspect devant l'allure dégingandée du jeune homme.
"Je... Je me suis perdu sur la route..." répondit-il piteusement, provoquant le rire des garçons dont Madenig ignorait encore les noms.
"... Sergent. Tu as fini par trouver, ce qui est un moindre mal quand on sait ce qui arrive aux idiots incapables de trouver leur route sur un chemin pourtant indiqué. Bref, poursuivit le sergent passablement irrité tandis que Cerdan prenait place en saluant son amie avec un petit sourire, aujourd'hui, pour nos trois nouveaux, ce sera perception du paquetage de base, nettoyage du dortoir des filles ce matin puis cet après-midi, on verra ce que vous savez faire."

Kennegan regardait toujours Cerdan en secouant la tête, pas franchement convaincu par la nouvelle recrue.

"Ah, tout à l'heure je parlais des ronces, si vous avez des objets de valeur, vous pouvez les leur confier. Je sais bien que ce n'est pas à sept qu'on aura du mal à trouver un éventuel coupable de vol, mais une perte peut tout aussi bien arriver. Pour les repas du jour... Rigann et Aeldred vous êtes de corvée. Baeller, tu t'occuperas de leur donner leurs affaires."
"À vos ordres sergent." firent d'une même voix les trois anciens.
"Parfait, Maintenant, Fantou, Madenig et..."
"Cerdan. Sergent."
"... Et Cerdan, vous venez avec moi pour prendre seau, savon, balai et vous allez me nettoyer ce dortoir comme si c'était votre nouvelle maison."

[Madennig]

Madenig regarda en coin le phénomène Fantou, qui allait certainement la distraire pendant cette année de service d'ost, et lui éviter de tuer l'ennui avec d'autres bêtises. Elle s'était promis d'être sage, mais elle se connaissait assez pour savoir que ce serait difficile. Elle s'endormit très vite ce soir-là, imaginant être aspirée par le néant gris de ce qu'était devenu sa vie.

***

Le réveil fut surprenant. Elle n'avait jamais eu l'expérience d'une telle énergie pour l'extirper de son lit. Elle eut du mal à se convaincre qu'il fallait pourtant obtempérer, en imaginant les 365 jours suivants exactement pareils.
Une fois tous alignés, au rapport, devant le sergent, l'arrivée de Cerdan lui fit écarquiller les yeux. Et quelque chose en elle commençait à remuer, sans savoir encore précisément quoi. Elle regarda le dernier arrivé et les autres de son regard perçant, pour comprendre ce qui semblait être une angoisse naissante. Mais rien.

Ils furent très vite dans le dortoir à récurer, équipés de seaux d'eau savonneuse et de brosses pour nettoyer la pièce.
Et alors que Madenig commençait déjà à frotter un des murs...

"Ça va, Cerdan ?" fit-elle, sans vraiment s'en rendre compte.