Fortuna Imperatrix Mundi

Aeldred trouva Ludd sur le seuil d'une des masures, en train de bourrer sa pipe.

"Aeldred." Le salua-t-il avec un hochement de tête. "J'allais justement partir vous trouver. Bon, j'compte 5 bâtisses en dur qui ont relativement résisté. Pour les chaumières par contre... eh bien, jetez donc vous même un oeil là dessus."

L'artisan fit signe de le suivre à l'intérieur du bâtiment. Là régnait une odeur de moisi et les restes négligés de divers meubles. Ludd désigna le milieu du mur du fond, là où il rejoignait la toiture de chaume. Cette dernière s'y était affaissée, et en dessous se trouvait une mare d'aspect peu engageant. Le jeune homme s'y dirigea et, tout en fixant Aeldred, il enfonça un doigt à l'intérieur du mur en pisé sans rencontrer de réelle résistance.

"De la boue. ça se passe de commentaire je pense. De ce que j'en ai vu les autres gourbis sont dans un état similaire. Irrécupérables. Sauf peut être les fondations, faut que j'voie.
Donc pour répondre à votre question, ça va pas mal dépendre de la population que vous voulez amener là puisqu'il faudra reconstruire au delà des 5 maisons en pierre. Pour ces 5 là, il y a quand même du boulot de remise en état, mais faudra que j'inspecte un peu plus à fond pour vous dire précisément. Question finances, à vous de voir ce que vous préférez. Pour du sommaire ça peut aller très vite et se faire facilement ; pour du durable ce sera surement un peu plus compliqué, notamment pour les toitures, mais la bonne nouvelle c'est que si vous comptez sur moi pour organiser ça je serai plus dans mon élément. La terre et le chaume, c'est pas vraiment ce dont j'ai eu l'habitude à Osta-Baille.
Dites moi vos priorités, et j'me remets à mon inspection pour vous dire les détails ce soir."

Le rapport de Ludd ne surprit guère Aeldred qui s'était déjà préparé à une telle éventualité.

"On devrait pouvoir amortir une grande partie des coûts en recyclant les moellons du château, ça nous évitera déjà de faire venir des pierres de loin qu'il faudra en plus tailler, quoiqu'il faudra sans doute retoucher celles que nous avons à notre disposition. Je n'ai encore aucune idée du nombre de personnes qui serait tenté par une telle aventure, mais il faudra sans doute d'hors et déjà prévoir une maison pour les dàmàthair. Réutiliser l'une des maisons survivantes et l'adapter pour ces besoins spécifiques sera sans doute nécessaire assez vite. Il vous en faut également une, j'imagine. En tant qu'artisan touche-à-tout, je vous vois mal dormir dans une maison en torchis, ça ferait mauvais genre. Une troisième pour Rozenn, soupira-t-il, renforcée également parce qu'on ne sait jamais, je ne connais rien à la magience si ce n'est ce que les varigaux de passage pouvaient en dire. Enfin les deux dernières seront pour moi et le futur ansaileir --parce qu'il en faudra bien un le jour où j'aurai... bref."

"Daena et Ethel devront certainement cohabiter dans un premier temps. Il serait bon qu'elles puissent s'entendre avec Rozenn, de cette façon elles pourraient se supporter toutes les trois jusqu'à ce qu'on ait sorti de terre les nouvelles habitations. Et puisque je parlais des pierres du château, je pense qu'il est temps que vous et moi nous y rendions pour nous rendre compte en personne de ce qui est récupérable ou non."

"J'allais justement y venir, allons donc jeter un oeil à ce château."

Chemin faisant, Ludd reprit le fil de la discussion :

"Hum, une maison des dàmàthairs, c'est vraiment une priorité s'il n'y a pas encore de familles sur place ? Je m'dis que celle là pourrait peut être faire partie des baraques qu'on montera dans un second temps, mais j'connais pas la vie en village, je dis peut être une connerie. Ou bien vous voulez en faire une maison commune peut être ?
à ce propos, est ce qu'il y a des besoins particuliers qui ne viendraient pas forcément à l'idée d'un citadin, pour les travaux ? Maintenant que vous m'avez dit ce que vous vouliez, j'vais commencer à cogiter et à faire des plans dans ma tête pour que tout soit organisé au mieux ; autant que j'le fasse sur de bonnes bases."

Les lèvres de Ludd s'allongèrent en un sourire sincère à l'idée d'installer une bibliothèque dans ce petit village forestier encore presque à l'état de ruine. Il hocha la tête aux différents points abordés par Aeldred, avant de tiquer et de perdre un instant son sourire à la mention de la construction d'une chapelle. Se grattant le menton avec une moue perplexe, il questionna son hôte d'un ton plus grave qu'à son habitude :

"Vous voulez dire que vous voulez construire une chapelle... vous même ? Pas laisser le Temple en construire une ? Vous êtes uniste ?"

Occupé à dénicher quelques lombrics, Kiddle fit le tour du petit cimetière dans le bois, puis il s'empressa de rattraper Daena. Il lui montra ses trouvailles. Si Daena était d'accord, il l'accompagnait à la pêche. Il expliqua à la passeuse qu'il était un bon chasseur avant qu'un brochet de la taille d'une baleine ne lui arrache son bras. On entendait la mélodie mélancolique du rebec au loin, il lui parla d'Ethel et de ses visions.

...Une fois, Ethel a vu le danger. On n'a pas su comment avertir les gens. Ils sont tous morts, déchiquetés par des scarabées gros comme des sangliers.

Le jeune se tut rapidement et observa comment la passeuse s'y prenait en matière de pêche.

"Converti récemment, opina Aeldred. Les réponses des demorthèn concernant certaines choses ne m'ont jamais convenu, de plus, j'ai vécu des choses qui m'ont amené à croire dans l'Unique. Ce serait difficile à vous expliquer, même mes amis n'y croient pas alors qu'ils étaient aux premières loges, mais je ne leur en veux pas, cela fait partie de ces moments inexplicables et incompréhensibles. Si je rajoutais qu'un de mes plus proches amis est vecteur à Terfynisel, vous comprendrez que tous les éléments étaient réunis pour que je me convertisse. Cependant je reste pragmatique ; si j'ai obtenu plus de réponses en apprenant les écrits de Soustraine, j'ai l'impression qu'elles ne sont qu'une partie de la réalité. Vous savez, comme ces casse-têtes dont il faut assembler les pièces pour reconstituer une forme. Je ne peux cependant pas nier que, grâce à l'intervention de l'Unique, je suis revenu à la vie. Littéralement. Et pour cela, je lui en serai toujours reconnaissant."

Il scrutait les réactions de Ludd tandis qu'il lui expliquait sans rentrer dans les détails.

"Grace ou à cause de cela, je suis bien vu du monastère de Llewellen, c'est là que j'ai rencontré Gweneth et c'est depuis ce moment qu'elle me suit, elle est mon professeure de religion. Et pour eux, comme pour les quelques convertis de la région --oui, je ne suis pas le seul--, je suis ce qu'on appelle "un élu". Mais je vous rassure, je n'ai pas grand-chose de spécial", dit-il avec un sourire.

Dans le doute, ne sachant toujours pas trop comment interpréter les expressions d'Ethel, Daena lui répliqua sur le même ton sérieux :

"Je n'y manquerai pas".

La Passeuse commença par arpenter les berges de la rivière, en en observant les flots afin de déterminer où ils étaient le plus lent ou le plus brassé, le plus vaseux ou le plus clair, sans oublier d'être à l'affût des dangers possibles. Elle s'installait à l'endroit qui plus avait paru le plus approprié, où l'eau formait un petit bassin aux eaux calmes, ombragé par les arbres bordant la rive, quand Kiddle la rejoignit. L'adolescent lui tendait, tout heureux, une poignée de lombrics. Elle le remercia vivement, lui expliquant que ces vers pouvaient faire un appât approprié pour beaucoup d'espèces de poisson susceptibles de peupler ces eaux lentes et vaseuses : perches, brèmes, tanches ou même avec un peu de chance carpes.

Pendant que sa ligne attendait qu'un poisson y morde, elle discutait avec le jeune homme, prenant soin de parler d'une voix un peu plus basse que d'ordinaire :

"J'espère qu'il n'y a pas trop de brochets par ici, ma ligne n'est pas assez solide pour résister à leurs dents acérées. Mais celui qui t'a attrapé le bras, c'était une sorte de brochet-feond, alors ? Il y en a beaucoup dans ces marécages, est-ce que tu sais les repérer ?"

Elle esquissa un sourire en coin en comprenant que Kiddle avait peut-être une tendance à l'exagération. Même s'agissant de feondas, un brochet gros comme une baleine ou des scarabées gros comme des sangliers lui paraissaient grossis par l'imagination enfantine.

"Mhhh, ainsi Ethel peut avoir des visions du danger imminent... C'est bon à savoir, je ferai alors attention à ses mises en garde. J'imagine qu'il faut prendre cette histoire au sujet de la dangerosité de la couronne très au sérieux, vu son insistance."

Après un long silence méditatif, la pêcheuse reprit, d'un ton plus léger :

"Bon, si je n'attrape que des brèmes, il nous faudra un peu d'assaisonnement pour relever leur chair fade. J'imagine qu'un gars débrouillard comme toi saurait trouver quelques herbes aromatiques dans les environs ? Et après, tu pourras m'aider à vider nos prises."

Kiddle souriait de toutes ses dents. Il suffisait qu'une jeune femme s'intéresse à lui pour qu'il frétille de joie.

D'après Ultana - Ultana c'est notre demorthèn - les feondas ne sont pas des animaux, et c'est vrai, mon brochet pouvait être le plus gros brochet jamais vu, de toute façon il m'aurait rien rapporté. On sait pas à quoi ça sert ces machins, c'est un peu comme les nobles, hein.... comme on dit, dame Daena.
Bon, on garde un œil sur les environs. Pendant que vous pêchez not' repas, j'vais nous cueillir une plante qui parfume comme l'ail, ça vous va comme ça ?

Ludd écouta en silence l'explication d'Aeldred, le considérant les lèvres pincées, les sourcils alternativement haussés ou froncés dans une expression à la fois soucieuse et pensive. Quelques secondes passèrent puis subitement les traits de l'artisan se déridèrent en un large sourire et il éclata de rire.

"Eh bien je peux vous dire une chose, c'est qu'à quelques villageois vous avez l'air d'avoir vécu plus de choses pas naturelles que toute une capitale réunie, ah ah ah. C'est totalement nouveau pour moi. Cela dit, il se pourrait que j'ai des "réponses" à trouver moi aussi, comme vous dites, quoique les vérités que je cherche sont sans doute très différentes des vôtres. Alors entre deux journées de labeur, il se pourrait que je vous emprunte quelques-uns de vos bouquins unistes si vous me le permettez."