Fortuna Imperatrix Mundi

Madenig, juste après l'annonce de sa prise de galon, se rendit finalement chez Aeldred. Ou plutôt dans son poulailler.
Les petites poules dodues furent un peu étonnées de voir l'auxiliaire arriver sans même être invitée dans leur domaine. Leurs caquètements s'interrogèrent un peu les unes et les autres, poussant poussins et poulets vers un recoin un peu plus boueux que le reste de l'enclos.
Mais la jeune femme s'installa sur un tronc couché et les regarda sans vraiment bouger, et même sans vraiment leur prêter une véritable attention. Patiente. Mâchouillant un brin d'herbe haute.
Le coq la toisait de l'autre coté de la palissade. Lui, elle s'en fichait un peu, et ça le vexait peut être.

Puis, vers les poules, poulets, poussins...

"J'attends Aeldred... Ne vous inquiétez pas... Je ne suis pas là pour vous manger."

Passé la revue des vêtements restants au château avec une Oanell passablement effrayante lorsqu'il s'agissait de s'habiller "avec goût", terme tout nouveau pour le jeune homme qui se demandait bien si, à l'avenir, il devrait craindre la critique de mode qu'était son amie, Aeldred rentrait chez lui tranquillement. Il était tôt, il ne pouvait donc pas aller déranger Rhéa avec la nouvelle, elle s'occupait des enfants maintenant. Se disant qu'il pourrait lui en parler au soir, il pressa le pas et arriva bientôt en vue de sa maison d'où le caquètement des poules lui parvenait curieusement fort.

Elles ne peuvent pas déjà avoir faim, je les ai nourri juste avant de partir !

Trouvant que ces bestioles prenaient décidément un peu trop leurs aises, il fila droit vers le poulailler et découvrit Madenig. Bizarrement, la vue de la jeune femme chez lui -bien qu'à l'extérieur en vérité- le rendit un peu nerveux. Il n'avait pas trop l'habitude de recevoir des gens, et encore, cela se limitait d'ordinaire à Oanell lorsqu'ils étaient encore ensemble et à Pwyll quand il en avait assez de s'occuper de son jardin, soit plutôt régulièrement. Pour éviter de croiser le regard de l'hilderine, il se tourna vers le coq qui regardait passablement de travers l'intruse qui envahissait son territoire.

"Tu es bien malpoli de traiter une invitée comme ça, plaisanta-t-il, elle est gentille tu sais ?"

L'animal jeta un regard torve à Aeldred qui renonça à discuter pour se tourner vers Madenig.

"Je ne m'attendais pas à te voir, qu'est-ce qui t'arrive, Jazkez te fait souffrir ?"

A l'évocation du nom de Jazkez, Madenig se souvint qu'elle portait sur son dos ficelé, la béquille de l'Osfer.
Elle se redressa tout de même pour accueillir chez lui Aeldred et s'approcha de lui tranquillement. Un certain manque de tact la fit regarder le chasseur de bas en haut, et de haut en bas. Intriguée.

"Non... Ou pas encore assez pour que je puisse m'en plaindre."

"Mais... Qu'est-ce que... Qu'est-ce que tu as fait... Tu... sors ce soir, peut être...? Ma venue est malvenue ?"

Et elle se mit à rire gentiment. Finalement, depuis sa bouderie du château, quelque chose l'avait égayée.

"Je peux revenir... demain matin, si tu veux, car après, je devrais repartir."

"Quoi ?"

Aeldred ne comprit pas immédiatement de quoi parlait Madenig, puis suivit son regard en rougissant.

"Ho, ça ? Non, ça n'a rien à voir. C'est juste que... Blodwen vient de me demander de devenir clerc pour elle et de l'accompagner, du coup Oanell m'a aidé à trouver des vêtements un peu plus de circonstances au château. Je ne sors pas du tout, je ne peux pas dire que je connaisse grand'monde pour cela. Et puis, sortir maintenant pourrait attirer d'autres chasseurs de trésors et j'aimerais autant l'éviter."

Il lui fit un clin d'œil complice avant de lui faire signe de le suivre.

"Viens, ne reste pas dehors. Je n'ai pas grand'chose mais il n'est pas question de laisser mes invités sur le perron de ma maison."

Il ouvrit la porte, permettant ainsi à la jeune femme d'entrer chez lui. La maison d'Aeldred était bien entretenue et, si l'on voyait qu'elle manquait un peu de chaleur humaine, il y avait encore çà et là des traces du passage d'Oanell qui avait œuvré dans ce sens. La grande salle de vie était majoritairement occupée par une grande table pouvant accueillir aisément six personnes, entourée de deux bancs aussi larges qu'elles et au centre de laquelle trônait fièrement une jarre d'eau. Sur la gauche se trouvaient deux portes. L'une était ouverte et donnait manifestement sur la chambre du jeune homme, tandis que l'autre conservait secret ce qui se trouvait derrière elle. en face de la porte principale se trouvait la cheminée près de laquelle se trouvaient broches et marmites et un peu sur la droite siégeait sur un tabouret une vasque d'aspect fragile et d'un blanc laiteux. Aeldred se débarrassa de sa cape, en décrocha sa fibule d'argent en forme de rossignol qui ne le quittait jamais pour la poser sur une petite table, elle-même entre les deux portes avant de faire signe à Madenig de s'installer puis d'aller chercher de quoi grignoter, galettes et fromage. Il rapporta également deux gobelets de bois qu'il remplit d'eau avant d'en tendre un à la jeune femme.

"Donc Jazkez est encore supportable ? Je dois bien avouer que j'ai beaucoup de mal à me placer par rapport à lui. Je sens bien qu'il est gentil mais ses sarcasmes sont parfois... bref, qu'est-ce qui t'amène ?"

Madenig ne se fit pas prier pour entrer, et s'installer pour le banc coté cheminée. Sûrement pour rester face à la porte d'entrée.
Son regard traînait partout, et elle en oublia presque de répondre. En accueillant le verre avec un sourire, elle lui répondit enfin.

"Je n'en sais rien... Peut être que finalement, c'est toi qui a des choses à me dire et que je viens pour les entendre ? Je te trouve pas si mal comme ça... C'est une habitude à prendre ! Une habitude que je prendrai... Mais... Mais... En quoi consiste ce travail... Clerc pour Blodwen ? Cela veut dire que tu ne chasseras plus ? Tu es doué pour ça ... aussi... Cette nuit, cette pauvre femme n'a pas eu de chance de tomber sur un lanceur de dague tel que toi..."

Elle but une gorgée et apprécia cette dernière en silence. Un sourire ému fit briller ses yeux posés sur le tout nouveau clerc.

"Jazkez accepte de faire de moi son Osfei... Je suis prête à accepter tous ses sarcasmes en retour, je me dis qu'ils feront partie de l'entrainement..."

"Haha, j'imagine, oui"

Il avala une gorgée avant de répondre à la question de la jeune femme, légèrement gêné par le compliment sur sa tenue.

"Disons que je vais avoir plusieurs cordes à mon arc si je puis dire : secrétaire, messager, érudit et éclaireur pour garder un morceau de mon ancienne activité. J'avoue que pour le moment c'est encore un peu flou tout ça, je vais devoir m'habituer rapidement à mon nouveau rôle dans les jours à venir. Et je ne laisserais pas tomber la chasse mais ce sera plus pour mon compte. Et puis, je ne compte pas enlever mes cibles d'entrainement au tir, sinon je risquerais de me rouiller."

Il s'étira un instant.

"Osfei, alors ? J'imagine que ça te fait plaisir, sourit-il. Dommage, je n'ai pas d'alcool ici, sinon nous aurions pu fêter nos promotions comme il se doit."

Madenig secoua la tête pour rassurer Aeldred.

"Je ne crois pas que ce soit une bonne idée de boire dans notre état... Notre corps, c'est notre meilleure arme ! Il faut le préserver... Il n'empêche que je suis vraiment heureuse oui. J'ai quitté mon village dans ce seul but, servir le Roi et l'Ordre des Hilderins. J'aurais aimé leur écrire pour leur dire la bonne nouvelle. Je le ferai dès que ce sera possible... "

"... Cela veut dire que tu vas aussi à Llewellyn pour le procès ? J'irai aussi !... Tu me montreras ce que tu dois faire pour être un clerc ? Je n'ai jamais été très douée pour comprendre ce que peuvent faire les érudits, ça me changera un peu !"

Elle regarda ses ongles noircis par la terre.

"Oh.. Je me laverai les mains avant, ne t'inquiète pas... On m'a déjà dit qu'il fallait les mains propres pour toucher les livres !"

Puis rêveuse, elle se tut. Elle se mit à regarder à vasque déposée sur le tabouret. Et elle demanda sans oser le regarder cette fois.

"...Tu me crois à propos du trésor maudit, au fait ?"

Il regarda la jeune femme embarrassée. C'était donc cela qui l'avait fait venir. Il comprenait ses inquiétudes, certainement mieux que d'autres ici. Il se leva, fit signe à Madenig de l'attendre et disparut quelques instants dans sa chambre. Quand il revint, il tenait un objet enveloppé dans une étoffe de tissu ocre qu'il posa sur la table avant de s'asseoir à côté de la jeune femme.

"Je n'ai pas de raison de ne pas te croire, dit-il enfin, mais je manque d'élément concernant ce trésor, je ne peux donc être affirmatif dans mes propos. Cependant, certains objets maudits semblent inefficaces sur certaines personnes pour une raison que j'ignore encore."

Il déballa l'objet, révélant ainsi un bracelet de bronze.

"Celui-là, reprit-il avec une certaine émotion dans la voix, a rendu fou mon père il y a dix ans, au point qu'il tua ma mère. Il fut ensuite pendu pour son crime et c'est l'une des dàmàthairs, Rhea, qui s'occupa de moi. J'ai découvert la présence de cet objet récemment, dans les affaires de ma mère sous leur lit alors que j'habite de nouveau ici depuis un peu plus de deux ans maintenant. Depuis je l'ai régulièrement tenu en main, cherchant à comprendre ce qu'il était mais je manque de clef encore."

"Je pourrais le faire détruire, et à termes il le sera mais j'ai d'abord besoin de savoir dans quelles conditions mon père s'est retrouvé en sa possession avant, et je pense que je ne comprendrais pas sa nature si je m'en débarrasse trop tôt."

Il soupira avant de replacer l'objet maudit dans son morceau de tissu et de l'éloigner d'un geste.

"Je ne sais pas si ce fameux trésor est maudit, mais je crois aux maléfices. Un grand nombre de ces choses errent dans notre monde en attendant leur heure. J'étudierais de plus près le butin des roseaux et je verrais si mes maigres connaissances dans le domaine de l'étrange peuvent m'apporter un début de réponse. Cela te convient ? Si tu veux tu pourras m'aider, il faudra juste qu'on voit en détail ce que tu sais à ce sujet et... eh bien on verra où cette route veut bien nous mener."

Il posa une main apaisante sur celle de Madenig puis se leva pour remettre le bracelet à sa place. Cela fait, il retourna s'asseoir.

Aeldred laissa Madenig très silencieuse. Ses yeux vifs ne le quittèrent pas alors qu'il parlait, alors qu'il montrait le bracelet, qu'il repartait pour le ranger. Difficile de lire ce qui se passait alors dans la tête de la jeune Hilderine. Elle fit durer ce silence gênant encore quelques secondes, quand il revint s'asseoir.

"Comment peux-tu être sûr que c'est ce bracelet qui a rendu fou ton père...? Et qu'il ne pourrait te maudire toi aussi, le jour où tu atteindras avec celle qui partagera ta vie le nombre d'années requis ? Je comprends que tu veuilles l'étudier, c'est bien naturel, mais tu ne devrais pas le garder ici... L'enterrer quelques part peut être... C'est comme ce trésor, si je n'avais pas de scrupules, j'irai prendre ce coffre et faire disparaître ce qu'il contient dans les marais."

Elle inspira profondément, pour effacer ces mauvaises idées de sa tête. Puis essayant d'être plus avenante et surtout compatissante.

"Je ne savais pas pour tes parents... Tu avais quel âge ? Tu dois ressentir encore de la tristesse non ?"

"J'avais douze ans. Mon père n'a pas toujours eu ce bracelet, un jour il est revenu avec et à partir de là... il a commencé à changer. Lui qui était toujours souriant, qui me prenait avec lui dans son atelier pour apprendre à travailler le bois, qui taquinait maman... La fibule que je porte était un de ses cadeaux à maman, parce qu'elle chantait tout le temps et qu'elle avait une jolie voix."

Les souvenirs de ces moments se révélèrent sans doute un peu trop intenses car ils embuèrent ces yeux.

"Peu après avoir eu ce bracelet, il a commencé à changé. Il a sombré dans l'alcool, est devenu méchant en parole, et quelques semaines plus tard, violent en geste. Ma mère endurait stoïquement jusqu'à ce qu'il s'en prenne à moi. Il l'a tué alors qu'on s'apprêtait à s'enfuir. Et comme les habitants craignaient que ce qui était arrivé à mes parents leur retombe dessus, c'est Rhea qui m'a adopté. Elle est comme ma sœur maintenant."

"Quant au fait que ça me retombe dessus... J'ai été -pas très longtemps- avec Oanell et il ne s'est rien passé de tel. Si la malédiction est toujours active, nous n'avions peut-être pas rempli les conditions pour qu'elle se manifeste mais je ne crois pas que ce soit le cas. Bien qu'ignorant sa présence j'ai vécu deux ans en compagnie de cet objet et il ne m'a rien fait. Ma relation avec les habitants de Terfynisel n'a rien à voir avec lui."

Aeldred faisait référence au fait que les gens du village avaient une fâcheuse tendance à l'éviter ou à l'ignorer sauf lorsqu'ils n'en avaient pas le choix. Cette tendance avait d'ailleurs semblé s'inverser légèrement depuis l'Earrach Feis. Toutefois, sa rupture d'avec Oanell avait certainement déjà fait le tour de la région, ce n'était pas tous les jours que l'on subissait une rupture juste après une demande en mariage. Aeldred, déjà de nature discrète en public, avait encore davantage esquivé toute rencontre inutile avec qui que ce soit. Il était devenu plutôt bon à ce jeu-là.

"Je pourrais enterrer ce fichu bracelet quelque part en effet, mais il faut des rites pour empêcher qu'il ne pourrisse la terre, et j'aurais toujours peur que quelqu'un ne tombe dessus et ne l'emmène en pensant bien faire, pour ensuite tomber sous le coup de... je ne sais pas trop quoi en fait. J'ignore tant de chose à son sujet que c'en est frustrant."