Fortuna Imperatrix Mundi

"M... Maman... ?"

C'était impossible, et il le savait. La dernière fois qu'elle lui était apparut, il n'avait pas tout à fait treize ans et cela avait coïncidé avec la fin de ses cauchemars. Un instant il cru en avoir fait un mais il n'avait pas le souvenir que cela ce soit reproduit. La main de sa mère sur la sienne le convainquit que tout cela était bien réel -enfin, autant que cela soit possible.

"Je... Je croyais que tu étais partie pour de bon", reprit-il d'un ton où perçait la joie et le soulagement.

Sa mère penche doucement le visage pour le regarder. Même si Aeldred ne peut vraiment distinguer tous les détails de ses traits, il peut goûter sa présence pleinement.

"Mon ange, je suis toujours auprès de toi." lui dit-elle

Il sent qu'elle embrasse le dessus de sa main. Le réconfort de ce simple baiser est immédiat et sans doute le plus grand qu'il n'ait pu ressentir depuis des lustres.

"Es-tu prêt à me suivre ? J'aimerais t'emmener auprès de tes choix."

Il n'a pas le temps de répondre, que déjà, il se retrouve au château de Terfynisel. Dans la bibliothèque, Blodwen est là, elle le regarde. Sa mère se tient juste à la gauche du chasseur, elle le couve toujours tendrement du regard.

"Veux-tu m'aider dans cette tâche difficile, Aeldred ? J'ai besoin d'aide, seras-tu auprès de moi chacun des prochains jours, me soutiendras-tu afin de faire prospérer Terfynisel ?" demande alors Blodwen.

Il avait beau savoir que sa mère ne se manifestait que pendant ses rêves, jamais elle ne les avait manipulés de la sorte. Aeldred se retrouva, confus, dans la petite bibliothèque du château de Terfynisel qu'il commençait à bien connaitre pour y avoir passé pas loin d'une semaine entière juste après avoir obtenu son nouveau poste. Y voir Blodwen ne le surprit pas vraiment, ce qui n'était pas le cas de sa demande.

"Mais... Tu n'as pas besoin de me poser cette question, c'est ce que je veux. Pourquoi crois-tu que je veuille apprendre les sciences et d'autres domaines ? Je veux changer ce village afin d'y apporter la lumière, d'en chasser la peur. Si les habitants n'étaient pas autant coincés dans leurs peurs ancestrales, je n'aurais peut-être pas eu l'adolescence que j'ai vécu. Mais ça prendra du temps, je le sais."

Et puis, il y avait les ombres des Limbes tout autour de Terfynisel aussi. Celles-ci seraient plus difficiles à chasser mais s'il pouvait déjà renforcer le village, il pourrait se concentrer sur cette tâche plus sereinement car à quoi bon chasser le mal dans la forêt s'il persistait dans le cœur des hommes qui y vivaient ? C'était sans doute son plus grand défi et il n'était pas certain de savoir comment le mener à son terme.

"Me battre ?"

Les remontrances de Blodwen lui avaient fait l'effet d'une gifle.

"Comment voulez-vous que je me batte quand personne ne m'écoute ? Même Jazkez n'en a rien à foutre de ce que je peux penser alors qu'on est censé être dans le même camp ! Il me traite comme tous les habitants de Terfynisel alors que je ne lui ai strictement jamais rien fait. Perdre ce que je possède ? Tout ce que j'ai, je l'ai sur moi", dit-il en pointant la fibule d'argent d'un doigt tremblant.

Une vague sourde de colère l'envahissait peu à peu.

"Vous me demandez de faire des choses pour lesquelles je n'ai pas été formé. Mentir, manigancer ? C'est sans doute bien plus dans les cordes d'Oanell que moi qui suis manipulable à souhait même par ses propres amis."

Sa colère se teintait maintenant de fiel mais il n'en avait cure. Après tout, c'était un rêve n'est-ce pas ?

"Et je ne me cache pas, cracha-t-il. J'essaie de construire des choses mais ça ne marche jamais. Je ne suis pas de ceux-là. Tout ce que je peux faire, c'est aider les autres en les déchargeant un peu de leur besogne et même ça je le fais mal."

Le souvenir du procès de son homonyme lui revint cruellement en mémoire même si l'issue en avait été heureuse.

"Je me bats tous les jours contre moi-même, pour ne pas redevenir celui qui a fini par intenter à sa propre vie, alors que je sais que de l'autre côté, quelque chose m'attend et que ce serait tellement plus facile mais..."

"Mais je ne suis pas fait pour être sur le devant de la scène, en pleine lumière, je le sais maintenant. Je suis juste l'ombre qui vous permet de briller davantage. Que ce soit Oanell, Madennig, Jazkez ou même toi. Je suis juste un faire valoir."

"Tu te trompes, je ne suis pas fort."

Le néant avait laissé place à l'îlot entouré d'une eau trouble et où il avait choisi d'en finir.

"C'était trop dur. Je venais de demander Oanell en mariage et non seulement elle s'est refusée à moi mais en outre elle a mit fin à notre relation. C'était trop d'un seul coup. J'ai essayé de faire bonne figure quelques temps mais plus je la voyais plus la douleur devenait intolérable. Tout ça c'est ma faute, je le sais. J'ai été trop pressant pour qu'on sorte ensemble mais au final, on avait que l'illusion du couple : elle au château et moi chez nous, comme s'il ne s'était jamais rien passé. J'arrive même pas à comprendre comment j'ai pu être aussi naïf et croire que j'aurais une chance quelconque, moi le Chat Noir de Terfynisel. La femme qui voudra de moi comme mari devra être soit totalement désespérée de finir vieille fille, soit complètement folle. Ou ignorante de ce que je suis mais en général, ce n'est pas une situation qui dure."

Il restait la possibilité d'attirer des femmes à cause de son nouveau statut mais ça il préférait ne même pas y penser, ce serait pour lui le comble de l'hypocrisie.

"Alors, j'ai voulu en finir parce que c'était tout ce qui me restait. J'en avais assez de souffrir en permanence et je n'ai plus de famille à laquelle me raccrocher..."

Il ramassa une pierre plate et l'envoya faire des ricochets. Un, deux, trois...

"Je ne suis pas aussi solide et optimiste que Pwyll."

Quatre..

"Encore moins que Madennig."

Cinq...

"Et je ne peux plus avoir l'insouscience de Kiddle -même si elle finira par lui attirer des ennuis."

Six...

"Quant à parler d'autorité, il y a des gens mieux placés que moi pour ça."

Sept...

"Finalement, je n'ai pour moi que mes bonnes intentions et aucun moyen de les mener à bien."

Huit et plouf !

"Je ne suis pas fort. Si je l'étais, j'aurais fait taire depuis longtemps toutes les rumeurs qui courent sur moi. J'aurais affronté ma séparation d'avec Oanell plutôt que de fuir dans la mort. J'aurais dit à..."

Il allait poursuivre, se ravisa. Sa mère n'était pas revenue pour l'entendre se plaindre.

"Même dans mes rêves je ne peux pas battre mon record de ricochet."

Aeldred se laissa enlacer par sa mère, se calma peu à peu. Il s'efforçait de trouver une réponse satisfaisante à sa question mais ne put que secouer la tête.

"Honnêtement je ne sais pas, parvint-il à répondre finalement. La situation à l'origine de mon geste était... Je lui ai demandé sa main pendant l'Earrach feis, moi qui fuyais cette fête comme la peste, avec son cortège d'amoureux qui s'unissaient sous les étoiles. Pour moi qui suis laissé pour compte, j'ai toujours trouvé la situation injuste. Alors quand j'ai cru pouvoir être enfin comme tous les autres avec Oanell, le fait qu'elle choisisse ce moment pour rompre... j'ai eu l'impression qu'on me renvoyait cette image, que je ne méritais pas d'avoir une vie normale et heureuse, moi qu'une partie des habitants soupçonnent de vous avoir tué tous les deux."

Il se dégageait lentement des bras de sa mère tandis qu'il parlait.

"Depuis que Blodwen et les autres sont entrés dans ma vie, j'ai cette illusion de vie normale -que Jazkez s'ingénie à briser d'ailleurs-, mais mes tentatives pour qu'elle devienne réelle restent vaines. Je ne veux pas faire comme Rhea et épouser quelqu'un pour le bien du village. Je veux me marier parce que j'en ai envie avec la femme que j'aime et avoir des enfants avec elle, mais apparemment celles qui me plaisent pensent que s'unir à moi ne peut être qu'un poids dans leur vie..."

"Au moins avec Madennig j'ai compris plus vite qu'avec Oanell, c'est douloureux mais ça n'atteindra pas d'extrême. "