[OdE Chap. 7-60] L'abbaye de Sainte Isold | 7h45

[Casaïr]

Aeldred avait finit par toquer à la porte de Madennig et Pwyll pour dire qu'il s'apprêtait à partir.

"Je t'attends dans la cour du château", lança-t-il à son ami à travers le panneau de bois.

Il joignit ensuite de le geste à la parole, pressé de prendre l'air à l'extérieur. La vie de château n'était pas vraiment faite pour lui, trop de murs, de couloirs. C'était un peu oppressant pour lui au final, surtout que celui de Llewellen était nettement plus grand que celui de Terfynisel. Ce n'est qu'une fois dehors qu'il parvint à se détendre un peu. Il avait mille choses à demander aux prêtres de l'abbaye mais ne savait pas du tout par quoi commencer. il voulait profiter du chemin pour tenter de trouver la question qui lui brûlait le plus les lèvres mais beaucoup semblaient tout aussi importantes à ses yeux, sans compter celle sur les feondas locaux.

Il tournait vaguement en rond en attendant Pwyll et ne tenait pas vraiment en place. Finalement il décida de s'accoler au mur pour s'astreindre au calme pour patienter.

[Pwyll]

Pwyll quitta Madennig à regrets, mais il savait aussi que la solitude pouvait faire du bien. Cela l'aiderait à se reposer et à penser à la suite, peut-être.

Il était passé par le réfectoire où mangeaient les auxiliaires comme lui pour récupérer quelques galettes, et ce qu'il était possible d'emmener et de transporter dans le panier bien pratique qu'ils avaient eu chacun, au départ de Snaimhantus.

Il retrouva Aeldred dans la cour du château. Pwyll avait un peu le nez en l'air, observant les détails de cette majestueuse bâtisse qu'il n'avait pas vraiment examiné jusque là. Il préférait à n'en pas douter les merveilles de la nature, mais ça ne faisait pas de mal de reconnaître les grands talents des Hommes quand ils travaillaient à de grandes choses.

Il fallait absolument qu'il consacre du temps à sa méditation, au retour peut-être. L'idée d'éventuellement se confier à son ami au sujet de Madennig lui tiraillait un peu le ventre, malgré toute sa bonhomie naturelle.

"Je te suis, tu connais déjà la direction ? Ça fait un moment qu'on n'a pas été qu'à deux."

[Casaïr]

"C'est vrai ! reconnut Aeldred en souriant. Un peu de calme ne fait pas non plus de mal."

Il s'étira avant de suivre le pas de son ami.

"Je connais la direction approximative de l'abbaye mais je comptais demander aux gardes à l'entrée du château pour être sûr de ne pas nous perdre."

Il jeta un arrière en direction du château, une expression étrange sur le visage.

"Ça fait bizarre d'évoluer dans ce monde, dit-il, un peu rêveur. On m'aurait dit il y a un mois que je dînerais à la table du duc -enfin, "à sa table" est un bien grand mot-, je crois que je ne l'aurais pas cru. Toutefois l'ambiance..."

Il se rapprocha pour chuchoter à l'épaule de son ami, son oreille étant située une tête et demie plus haut.

"C'est un vrai nid de vipère : depuis que le duc a épousé une femme qui doit avoir notre âge actuellement, le jeu de chaises musicales des successions a été tellement chamboulé que cela a très certainement créé des frustrations. On aura intérêt à marcher sur des œufs en n'évoquant pas le sujet dans les jours qui viennent. Je vous expliquerais plus tard à Mad' et toi, c'est important."

Pris d'un bref frisson, il s'arrêta devant la première personne qui passait, garde, serviteur ou simple passant, pour lui demander le chemin de l'abbaye. Une fois sûr de son fait, il reprit la route, guidant son puissant ami.

"En parlant de Madennig, elle va bien ? J'ai eu l'impression tout à l'heure que... Enfin elle n'était pas vraiment avec nous. Elle avait l'air triste et contrariée. J'ai encore dit un truc qu'il fallait pas, c'est ça ?"

[Pwyll]

Pwyll humait l'air chargé d'effluves marines étrangères pour lui. Il y puisait une sorte de calme exaltation.

"Ne pas évoquer le sujet de la succession ? Pourtant on est là pour ça, non ? Enfin, pas beaucoup de risque autour de Mad et moi, mais tu as raison de nous mettre en garde, c'est sûr."

Le grand blond garda le silence quelques enjambées avant de reprendre.

"C'est bizarre de se dire qu'une attitude qui ne plaît pas et paf, toi ou toute ta délégation se retrouve en disgrâce ou je sais pas quoi. Comme si on était des lapins qui devaient bien se tenir à une tablée de loups. La société humaine, c'est une drôle de construction, comment qu'on dit... c'est artificiel ? Faut bien quelque chose, des règles pour vivre ensemble sans... enfin, même les meutes ont leur hiérarchie, après tout."

Il étira ses bras, épais et longs, et respira à nouveau à pleins poumons.

"Madennig est surtout de mauvaise humeur à cause de ses blessures qui la clouent sur place. C'est pas du tout du tout le genre de situation qui lui convient, tu sais. Elle m'a dit que vous aviez été très proches tous les deux, avant."

[Casaïr]

Les images de Pwyll pour les représenter n'étaient finalement pas si éloignées de la réalité. Ils ignoraient tout de ce monde-là, hormis Oanell qui avait été formée pour évoluer dans cet environnement. Des lapins au milieu des loups, ça ne pouvait pas être plus vrai. Aeldred ne s'était cependant pas attendu que Madennig parle d'eux à Pwyll.

"Ho."

Il ralentit à peine le pas mais suffisamment pour montrer, imperceptiblement, que le sujet le touchait. Pourquoi lui en avait-elle parlé ? Non pas que ce soit un secret mais comment leur relation avait pu arriver dans leur conversation ? Il se passa la langue sur les lèvres alors que les souvenirs remontaient doucement à la surface.

"C'était... avant, comme tu dis. Pendant notre service d'Ost. Il me restait un peu moins de trois mois à tirer quand elle est arrivée et... ça s'est fait, c'est tout. Si j'avais été différent à l'époque, peut-être aurait-on été plus loin."

"Après elle est revenue à Swelbecky et je ne l'ai pas reconnue tout de suite. Pas parce que je l'avais oublié mais parce que je m'étais convaincu depuis longtemps qu'elle ne tiendrait pas une telle promesse. Pas après autant d'années. Quand je la voyais, je refusais juste de voir la vérité en face, même si depuis j'ai fini par réaliser que c'était bien elle, qu'elle n'avais pas oublié cette promesse. Ça a ravivé des sentiments que je pensais enfouis. Et puis, pendant que vous transpiriez dans le sauna, j'ai voulu en avoir le cœur net, savoir si elle voulait..."

Il soupira en secouant la tête.

"Franchement, je ne sais pas trop à quoi je m'attendais, elle m'avait déjà dit qu'elle ne voulait pas de couple ou quoi que ce soit qui puisse interférer avec sa carrière chez les hilderins, mais j'ai tenté ma chance quand même. Une seule fois parce que je ne voulais pas me précipiter ni la harceler, tout le contraire de ce que j'ai fait avec Oanell en fait. Et elle m'a repoussé."

"Je commence doucement à me faire à l'idée même si c'est dur d'être à côté d'elle. Et, comme je suis un imbécile, je me suis proposé immédiatement pour lui donner des cours de lecture alors que j'essaie de me débarrasser de mes sentiments à son égard."

Il eut un petit rire désabusé.

"J'ai l'impression que je ne suis attiré que par les filles qui voient plus loin qu'une simple vie de couple, entre Oanell qui est désormais héritière de Blodwen et donc potentiellement mariable à n'importe quel noble qui souhaiterait faire alliance avec nous et Mad' qui ne pense à sa vie nul part ailleurs que dans l'ordre des hilderins. La prochaine sera quoi ? Une noble, carrément ? Enfin, là au moins je sais que je n'aurais aucune chance d'emblée."

Il en était là de son long monologue, donnant un coup de pied dans une pierre pour bien en marquer la fin.

[Iris]

Les deux hommes avaient traversé les deux cours du château, passé la grande porte, puis s'étaient engagés sur la route qui longeait le pré des âmes. Les dernières traces de brumes se dissipaient à présent tandis que le soleil éclatant s'élançait dans sa course céleste. Les oiseaux de mer faisaient beaucoup de bruit, avec leurs nichées dans les falaises. Le relief descendait légèrement jusqu'au carrefour. A gauche, il y avait des prés et des champs, mais aussi un petit bois. C'était la direction de l'abbaye qui n'était pas encore visible.

[Pwyll]

Pwyll avait hoché la tête pour ponctuer les paroles de son ami et signifier son écoute. Il était délicat de parler de ses propres sentiments pour Madennig, mais ne pas le faire maintenant, ce serait presque comme mentir.

"Ils se posent sans doute moins de questions, ces oiseaux, là, par exemple. Je me demande s'ils en sont plus heureux. Nous... on est attiré par des gens et après, il y a tout un tas d'éléments qui entrent en jeu et viennent tout compliquer. C'est un drôle de tour qu'on nous joue, la vie. Mais... je crois qu'on peut aussi décider, avec un effort, de notre façon de voir les choses, pour mettre un peu d'ordre ou de sens là où il n'y en a pas forcément. Ce qui est sûr, c'est qu'on a tous besoin d'exprimer ce qu'il y a là dedans qui bouillonne, de tas de manières différentes."

Il ralentit le pas et s'arrêta, il savait que, naturellement, Aeldred se tournerait vers lui.

"Dred, je suis ton ami depuis longtemps et je veux pas que ça change. Alors j'espère que tu me détesteras pas si je te dis que moi aussi j'en pince pour Madennig et, je lui ai dit en plus. Pour la suite, je sais pas trop, mais elle sait que j'ai pas l'intention de fonder une famille de sitôt et, elle voudra peut-être de moi. Voilà. Je voudrais jamais te faire du mal, tu sais."

Pwyll retint sa respiration sans le vouloir, s'en rendit compte et, se souvenant de la voie du Demorthèn qu'il avait choisie, relâcha doucement ce souffle, pour qu'il vienne se mêler au vent marin et aux cris des mouettes.

[Madennig]

Au même instant, alors que Pwyll libérait ses poumons dans un long souffle, et sa conscience d'un encombrant secret, une jeune femme aux cheveux roux et tenus par un mouchoir bleuté les dépassa. Elle se dirigeait elle aussi vers l'Abbaye, avec dans les bras, des tissus pliés emballés dans de grands draps. En passant ainsi, elle tourna la tête pour voir les deux hommes et elle leur offrit un joli sourire en signe de salutations, avant de continuer d'un pas énergique vers sa destination. Apparemment, elle avait à faire, et était très pressée.

[Casaïr]

Le choc de la déclaration de Pwyll cloua sur place Aeldred qui ne sut comment réagir. À peu près au même moment passait cette jeune femme rousse qui leur sourit et qui se dirigeait elle aussi vers l'abbaye. Il n'avait eu le temps de bien la regarder, elle était passée trop vite et de toutes façons c'était ridicule : il n'allait pas courir après toutes les rouquines de la péninsule juste à cause d'un rêve ! Et puis, il avait plus important à régler d'abord.

Il se tourna lentement pour faire face à son ami, les poings serrés, cherchant comment lui répondre. Il ouvrit la bouche pour prendre une grande goulée d'air marin et regarda le colosse au grand cœur dans les yeux.

"Pourquoi je t'en voudrais ? Tu l'as dit toi-même, on ne choisit pas ses sentiments, on les subit ou on les accepte, c'est tout. Et... Si Madennig te choisit, c'est aussi bien, tu le mérites après tout. Toi aussi tu as eu ton lot de galères, un peu de bonheur ne peut pas faire de mal. Je vais vous laisser un peu plus d'espace, en commençant par demander à Oanell de s'occuper des cours d'écriture de Madennig, si elle veut bien. Je ne veux pas qu'elle se sente forcée de choisir, ou que ma présence ne vous nuise."

Il tenta un sourire pour dédramatiser la situation mais n'y parvint que modérément.

"De toutes façons, Madennig et moi, on n'a pas la même vision d'un éventuel avenir ensemble, pas plus qu'Oanell et moi lorsqu'on l'était et tu as vu toi-même comment cela s'est terminé. Je ne veux pas qu'elle soit malheureuse, qu'elle se sente prisonnière et qu'elle finisse par regretter son choix. Au moins, vous vous pourrez... Bref, c'est mieux comme ça", termina-t-il maladroitement.

[Pwyll]

Pwyll se mordit la lèvre en écoutant parler Aeldred. Il avait tellement peur de lui faire de la peine ou qu'il se mette en colère contre lui.

Un peu soulagé par ce que le nouveau Clerc eut à dire, il savait néanmoins que les paroles dites ne pouvaient toujours et complètement porter ce qu'on avait sur le cœur et celui de son ami était meurtri, forcément.

"J'sais pas ce qui est pour le mieux ou pour le pire, tu sais, on peut jamais savoir à l'avance. Si tu préfères ne pas lui donner des cours, c'est toi qui choisis. Ce que je sais, c'est que te voir prendre de la distance ferait autant de peine à elle qu'à moi. On a en un tout petit peu parlé, et c'est ça sans doute ce que tu as senti chez Madennig, elle devait être chamboulée à l'idée qu'on te fasse de la peine si jamais ça va quelque part entre elle et moi. Je suis désolé, gars, vraiment..."

Il n'osait pas étreindre Aeldred comme ça sur la route, c'était pas évident entre hommes. Alors il leva un peu les bras et les laissa retomber.

"Tu prends de l'espace comme tu dis, si t'en as besoin pour toi, que pour toi. Ni Madennig ni moi on sera jamais gêné par ta présence, au contraire. Si tu veux me filer un bon coup de pied ou de poing, c'est le bon moment. Y a plus de joli brin de fille qui te regarde en souriant, là."