Fortuna Imperatrix Mundi

Le bureau de l'abbesse Gudela se trouvait à l'étage, dans l'aile Est, du même côté que la bibliothèque et le scriptorium, et à l'opposé des communs (cuisine, réfectoire) à l'ouest, tandis que les dortoirs étaient au nord.

Gudela était une femme d'entre deux âges qui avait réussi l'exploit de faire bâtir un monastère uniste près du château du duc de Llewellen.

"Bonjour Gweneth. "

Le bureau était installé côté est et était agréablement éclairé. La fenêtre était ouverte et on entendait le chant des oiseaux au dehors. Le mobilier était sobre mais de bonne facture. Il y avait un banc pour deux ou trois personnes le long d'un mur.

" Souhaitez-vous une tasse peut-être ?"

Une tisane de gwylmith avait été préparée.




" J'ai pris le temps d'y réfléchir et discuter avec tes frères et sœurs. Je pense que vous avez dû en entendre parler, il y a un jeune élu, révélé dans un village païen, et reconnu par le vecteur Fredelme. Il évolue dans un contexte assez difficile, doutant beaucoup, avec des amis farouchement adorateur de ce qu'ils appellent les esprits. "

" Tu as dû entendre parler des deux hommes venus ce matin."
" L'élu Aeldred a besoin d'un guide dont la connaissance de la doctrine est forte afin de l'aider à échapper aux tentations des démons. Nous ignorons encore s'il acceptera de partir étudier en Gwidre ou préfèrera rester dans sa communauté de Terfynisel. Quel que soit son choix, j'ai confiance en l'Unique pour lui inspirer d'aller où il sera le plus utile. Mais les humains sont faibles et je m'inquiète de risques d'hérésie chez un individu touché si soudainement par une grâce si élevée. J'aimerais qu'il soit accompagné, quelle que soit sa destination, et j'ai pensé à toi."

Gweneth resta un instant devant la porte pour prendre le temps de lisser sa robe pourpre et blanche de la main et réarranger son chignon. C’était une belle femme au début de sa 23ème année. Ses yeux topaze et sa chevelure couleur blé avaient fait chavirer plus d’un cœur, mais c’était avant de connaître Eoden, avant les tragiques évènements qui l’avaient amenée à l’abbaye. C’était il y a une éternité, dans une autre vie. Aujourd’hui, elle vouait sa vie à l’Unique mais, malgré tout, certains petits gestes avaient la vie dure, comme cet élan de coquetterie.

Elle frappa à la porte de bois et attendit l’autorisation d’entrer. Ce n’était pas la première fois qu’elle se rendait dans le bureau de l’abbesse mais cela restait suffisamment rare pour qu’une pointe d’appréhension vienne l’aiguillonner les tripes.

Une fois dans le bureau, elle s’inclina et rendit son bonjour à l’abbesse.

« Bonjour Mère Gudela, vous m’avez fait mander ? »

Gweneth accepta la tisane et écouta les propos de l’abbesse après l’avoir remerciée.

Elle avait effectivement entendu parler des deux jeunes gens venus plus tôt dans la journée et les rumeurs allaient bon train. Certains parlaient d’un élu qui s’était associé à un démorthen. D’autres disaient simplement qu’il s’agissait de son garde du corps. Elle n’avait pas forcément prêté attention à toutes ces palabres mais ce que venait de dire Gudela l’ébranla. Tout en essayant de garder son calme, elle reposa sa tasse de tisane.

« Guider un élu ? Moi ? Je… je suis honorée. Et s’il s’agit de la volonté de l’Unique, je m’acquitterai de cette tâche avec dévotion, guider un élu est un immense honneur et une importante responsabilité. »

Elle marqua un silence.

« Néanmoins, Mère Gudela, si je peux me permettre… pourquoi moi ? Je ne suis ni la plus docte, ni la plus ancienne. Et je n’ai que trop peu quitté les murs de l’abbaye depuis que vous m’avez recueillie. Vous pensez vraiment que je suis la bonne personne pour cette tâche ? »

L'abbesse accueillit l'érudite avec bienveillance :

" Je pense que tu te sous-estimes. Tu allies des connaissances solides et une bonne capacité à transmettre ce que tu sais. "

Gweneth devina que ce n'était pas les seules raisons, même si elles étaient authentiques.

Les propos de l'abbesse étaient laconiques mais avaient quelque chose de réconfortant. Et après tout qui était-elle pour remettre ainsi en cause les décisions de Mère Gudela. N'était-ce pas la volonté de l'Unique qui s'exprimait par elle? Rencontrer et côtoyer un élu, symbole vivant de l'existence et de l'action de l'Unique, était un privilège qui ne se refusait pas. Avoir été ainsi choisie était un honneur et s'il s'agissait de la volonté divine, elle ne pouvait pas échouer.

« Je me fie à votre sagesse et à votre jugement Mère. »

Réconfortée par sa foi, elle reprit sa tasse et but une gorgée de tisane. Elle demanda ensuite avec sourire :

« Cela signifie donc que je devrai quitter l'abbaye pour le suivre. Savez-vous quand ? Et est-il possible d'en savoir plus sur lui ? »

"Nous en saurons plus demain et les jours qui viennent je pense. "

" L'élu a promis de venir demain à la première prière, je pourrais vous présenter l'un à l'autre. Il semble beaucoup douter et hésiter quant à ce qu'il doit faire. J'ai l'impression que tu seras la mieux placée pour l'apprendre. "

" Quant à qui il est... c'est difficile à dire pour le moment. De ce que je sais, notamment par les lettres du vecteur Fredelme, il a perdu très tôt ses parents. Son père a tué sa mère dans une sorte de crise de folie... La folie est inspirée par les démons... peut-être se sont-ils acharnés pour faire sombrer Aeldred qu'ils pressentaient être dangereux ? Ou bien l'Unique a-t-il posé Ses yeux sur lui suite à cet événement ?"

" Aeldred a grandi seul, avec très peu de confidents, vivotant notamment comme chasseur, en marge de son village. Il s'est lié avec la femme qui est devenue seigneuresse du domaine de Terfynisel, et est devenu élu récemment. Je me demande si ce n'est pas un signe que l'Unique nous encourage à tourner nos yeux vers ces terres ? S'agit-il de lutter contre les ténèbres des marais putrides ? Ou d'aider la justice et le progrès à s'installer, éclairés par la lumière immaculée de l'Unique ? "

" En tous cas tu seras confrontée à de nombreux païens obtus. Prépare-toi à des gens bornés, mais garde à l'esprit qu'ils peuvent être eux aussi touchés par la grâce."

Gweneth écouta attentivement le récit de Mère Gudela tout en hochant la tête, concentrée. Elle fut prise d'une profonde compassion pour ce jeune homme qui semblait avait été marqué au fer rouge par le destin. Le rôle qu'elle devait prendre aux côtés de lui était donc d'autant plus important. Elle ne devait pas échouer. La confiance que plaçaient en elle Gudéla et l'Unique l'emplissait de fierté mais elle réprima rapidement ce sentiment car la fierté mène à l'hubris.

« Je vois... Demain, aux albines, donc... »

Gweneth avait dit ça plus pour elle que pour revenir sur ce que venait de dire Gudela. Puis, elle leva son visage souriant vers l'abbesse.

« Bon, j'imagine que je dois me préparer à voyager et rassembler quelques affaires, n'est-ce pas ? »

Il y avait une bonne humeur candide dans son ton. Elle ne le réalisait pas encore mais l'idée de sortir des murs de l'abbaye commençait doucement à lui plaire...

"Je ne crois pas que vous partiez tout de suite. Je me suis renseignée un peu."

" La délégation de Terfynisel est arrivée par la forêt des Soupirs et a été attaquée par des feondas. L'un des gardes a été sérieusement blessé et transporté en chariot. Il semble hors de danger. La seigneuresse est là pour un procès, une histoire nobiliaire, une succession compliquée, peu importe.Je serais étonnée qu'ils repartent avant trois jours, le temps de soigner un minimum leur blessé."

« Oh! J'ignorais. Cela a dû être une épreuve particulièrement horrible... j'espère que le malheureux se remettra vite. Il semblerait que la vie d'Aeldred soit effectivement marquée par la présence du démon. L'accompagner et l'amener définitivement dans la grâce et la lumière de l'Unique est donc une nécessité. »

Cette dernière histoire avait fini de convaincre Gweneth de l'importance de cette mission. Elle se sentait encore plus déterminée.

« Donc si je comprends bien, je commencerai l'accompagnement d'Aeldred ici, à l'abbaye, ou au château... Comment voyez-vous les choses pour demain ?»

" Je pense vous présenter l'un à l'autre, tout simplement. Pour la suite, nous aviserons. Tu habiteras ici jusqu'à ce qu'une décision soit prise : départ vers Terfynisel ou vers Ard-Amrach. En revanche, tu seras déliée de tes obligations quotidiennes au monastère, de sorte que tu pourras passer du temps avec l'élu."

Sentant que la conversation touchait à sa fin, Gweneth reposa sa tasse et se leva.

« Je m'en remets à votre jugement et à celui de l'Unique. Et si vous me le permettez je souhaiterais prendre un peu de temps d'ici demain pour préparer la manière dont je vais aborder l'instruction de l'élu. J'aimerais notamment passer le temps qui me sépare des vespérines à la bibliothèque. Est-ce possible ? »

Debout, elle attendit la réponse de Mère Gudela.