Le goût du sel sur ses lèvres lui rappelait une tempête.

La pluie avait été une bénédiction qui leur avait sans doute sauvé la vie, à moins qu’elle n’ait fait que prolonger leur agonie ? Ils ignoraient depuis combien de temps ils voguaient, mais ils savaient qu’il n’y avait pas de retour possible. La sorcière Ada avait dit avoir vu une terre, au loin, vers l’est. Seule la plus extrême détresse, mêlée d’un espoir fou, du désir de survivre à tout prix à la catastrophe, les avait poussés à affronter l’océan. Ils avançaient à l’aveuglette et plusieurs navires avaient déjà disparu. La douleur du deuil ne les quittait plus, elle faisait partie d’eux. La perte était une caractéristique centrale de la vie à leurs yeux. Masha la poétesse trouvait encore la force de jouer quelques accords sur son instrument. Sa beauté était perdue : ses lèvres étaient crevassées par la soif, la faim avait amaigri sa chair, elle n’était plus qu’une ombre qui s’attachait encore à ce pont. Tout autour d’elle et de ses compagnons, des cadavres et des mourants. La maladie avait fait des ravages. Les gencives saignaient et beaucoup perdaient leurs dents, tout en subissant de vives douleurs musculaires. Le manque et le dénuement étaient devenus tout leur univers. Les enfants étaient presque tous morts, tous comme les vieillards et les femmes enceintes.
Le vent fraîchissait de nouveau. Ils avaient appris à déchiffrer le langage du ciel et de la mer : une nouvelle tempête allait s’abattre sur eux. Durant la dernière, ils n’avaient pas réussi à refermer les voiles à temps et le mât principal avait été brisé. Le frère de Taro était tombé dans l’eau noire et on l’avait vu, entraîné au large, agitant en vain les mains au-dessus de la surface : personne ne pouvait rien pour lui.
L’impuissance et le désespoir ne parvenaient pourtant pas à éteindre le désir d’arriver sur cette terre, l’au-delà de cet enfer maritime. Trouveraient-ils enfin un foyer ? L’errance s’était imprimée en eux, tout autant comme une épreuve que comme une règle, un devoir. Pour tous les morts, ils ne pouvaient trouver le repos. Ils se devaient de réussir.
Un cri ! Yonn faisait signe à ses amis. Il venait de voir un oiseau. Il n’y avait pas plus beau symbole de vie et de liberté pour ces malheureux qui traversaient un désert salé. L’oiseau n’était pas seul, et bientôt on crut deviner à l’horizon la silhouette tant espérée d’une île. Mais la houle annonciatrice de la tempête creusait déjà la mer et on ne la voyait plus que par intermittence. Le vent devenait si fort, les vagues si hautes qu’on craignait d’être englouti avant d’arriver.
Tous ceux qui pouvaient encore bouger, tous ceux qui avaient encore la force de lutter, mirent leur énergie au service d’une seule fin : la communauté devait survivre.
La lutte fut terrible, faite de cordages rompant brusquement, de bois qui craquait, de gémissements engloutis par la mer démontée… Le navire approchait de plus en plus vite de l’île. Les récifs déchiraient la surface des flots. Ils paraissaient des crocs jaillis des profondeurs, avides de les dévorer.
La coque se brisa sur les rochers et les flots s’engouffrèrent, disloquant la carcasse de bois. Tous ressentirent un mélange de colère face à l’injustice qui s’abattait sur eux. La sorcière Ada maudit le ciel, le vent et la mer.
La dernière pensée de Zaïg agrippée un instant avant d’être emportée par la lame suivante fut : « Personne n’en réchappera. »

Mais non, elle était seule, seule à tomber, à être engloutie par le maelstrom.

Il l'accueillait, il l'avalait. Elle franchissait le portail et devenait la déchirure par laquelle les flots s'engouffraient.

Il n'y avait plus rien, elle n'existait plus et l'immensité liquide l'écrasait et l'absorbait. Elle recevait la magie impie de cette puissance sauvage et brutale.

Kiddle reprenait conscience, sentant ses nombreuses et douloureuses blessures.
Les deux vagabonds savaient qu'il ferait nuit dans environ 14h00 et qu'ils étaient au milieu d'un territoire ennemi.