Fortuna Imperatrix Mundi

Avant l'aube l'élu Aeldred était parti d'un bon pas en direction du monastère pour assister à la messe d'albines qui célébrait la création du monde à partir d'un chaos ténébreux, son ordonnancement, et aussi l'espoir après la nuit, le retour de la vie, la renaissance après l'épreuve. Ces prières étaient pleine de douceur et gagnaient en ardeur au cours de la célébration, s'achevant sur des notes d'espérances qui ouvriraient sur la joie d'unicine.

L'ensemble des croyants réunis récitaient les psaumes avec conviction, et souvent des coups d'oeil en direction d'Aeldred s'y ajoutaient.

A la fin de la messe, l'abbesse Gudela vint saluer l'élu avec un sourire chaleureux, suivi d'une belle jeune femme blonde, en blanc et pourpre qui fut présentée comme étant Gweneth, la guide que le Temple lui proposait, s'il l'acceptait. L'abbesse ne chercha pas à s'imposer et semblait avoir demandé aux habitants des lieux de ne pas traiter l'élu comme une bête curieuse, en l'étouffant de questions, de sorte que Gweneth put inviter Aeldred à discuter au calme dans le jardin.

Aeldred ne s'était pas attendu à grand-chose, Fredelme ne lui avait jamais vraiment expliqué comment se déroulait une messe, le jeune homme abordait donc la chose avec la curiosité d'un enfant. Il avait bien entendu noté les regards qu'on lui jetait et ce n'était qu'à moitié agréable, comme une sensation de démangeaison en plein milieu du dos qu'on ne pouvait atteindre qu'avec quelque chose de suffisamment long pour se soulager l'échine. Cependant, rien ne pouvait empêcher les gens de le dévisager à la dérobée et, vu le nom qu'on lui prêtait désormais -"l'élu"-, il comprenait en partie ce que cela pouvait avoir d'intriguant. En partie seulement car pour lui, rien n'avait vraiment changé au final.

Si, quelque chose avait changé. Il avait fini par se rebeller face au comportement de Jazkez. Il n'était cependant pas certain que cela améliore leur relation à venir. Elle allait plutôt empirer. Il soupira à nouveau avant de se reconcentrer sur les albines. Là où la nuit avait échoué à le détendre, à le relaxer, la tonalité des voix qui s'élevait y parvint. La force du crescendo le traversa, le faisant frissonner de la tête au pied. S'il n'était pas bien certain d'être un croyant, la cérémonie du matin remua quelque chose en lui malgré tout.

Celle-ci se termina bientôt et Gudela vint le trouver avec une jeune femme. Il haussa un sourcil étonné en apprenant qu'elle avait été désignée pour l'aider à appréhender la voie de Soustraine, elle qui ne semblait pas plus âgée que lui. Il passa une main embarrassée dans sa tignasse châtaine, sans trop savoir quoi dire.

Je peux toujours commencer par me présenter, pensa-t-il.

"Heu, bonjour, je m'appelle Aeldred."

Et maintenant ? Il n'avait toujours pas résolu la Question : comment engage-t-on la conversation avec des inconnu(e)s ?

Gweneth avait passé sa soirée dans la bibliothèque et y était retournée entre la Vespérine et les Estellines. Alduin avait été de bon conseil mais la clerc était finalement sortie un peu déçue et frustrée, n’ayant pas réussi à trouver une approche claire à adopter avec Aeldred…
Néanmoins, elle décida de ne pas trop se formaliser. Ne dit-on pas que la nuit porte conseil ? De plus, elle voulait se coucher tôt pour ne pas apparaître trop fatiguée devant l’élu.

A son réveil, elle prit sa toilette du matin, se vêtit de sa robe blanche et pourpre, coiffa ses cheveux en chignon et se rendit à la prière de l’aube. A chaque pas qui la rapprochait de la chapelle, elle sentit monter en elle une drôle de sensation, mélange d’appréhension et d’exaltation. Comme les autres pensionnaires de l’abbaye, il ne lui fallut pas longtemps pour repérer le jeune homme. Elle se concentra néanmoins sur ses prières et ses chants, que l’Unique lui donne la force et la sagesse de mener sa mission à bien.

Puis vint le moment des présentations. Gweneth laissa Mère Gudela prendre la direction des évènements et ne dit rien, se contentant de hocher la tête respectueusement quand l’abbesse la présenta au jeune homme. C’est ainsi qu’ils se retrouvèrent seuls dans les jardins.

Gweneth sourit quand le jeune homme se présenta. Elle se dit que lui comme elle ne savaient pas trop comment débuter cette discussion…

« Enchantée Aeldred. C’est un honneur de te rencontrer. Comme te l’a dit Mère Gudela, je suis Gweneth et j’ai été chargée de t’accompagner dans la construction de ta foi… du moins si tu l’acceptes, bien sûr. »

Puis indiquant de la main l’un des chemins parcourant le jardin, elle demanda :

« Accepterais-tu de m’accompagner tout en discutant ? J’aime beaucoup profiter du jardin de bon matin… »

Elle s’engagea sur le chemin après s’être assurée de la réponse positive d’Aeldred.

Il hocha la tête et emboîta le pas de la... la quoi d'ailleurs ? Il savait qu'il y avait plusieurs ordres au sein du temple et que chacun d'eux donnait un nom différent à celles et ceux qui lui étaient affiliés. Encore une lacune qu'il faudrait vite combler. Il rajusta sa tunique bleue sur ses épaules, frôla sa fibule d'argent en forme de rossignol épinglée sur son cœur. Il avait toujours besoin de sa présence et, un instant, repensa au rêve d'il y a deux nuits. Heureusement pour lui, Gweneth était blonde et pas rousse, sinon il aurait eu davantage de difficulté à se concentrer sur autre chose que le futile.

Le vent qui se levait sur le jardin le fit frissonner, l'air marin était plus froid que dans la forêt et il resserra sa cape sur ses épaules. Ses yeux gris faisaient le tour de ce petit monde qui les accueillait et le calmait, comme s'il avait été conçu dans le but d'apaiser les peines et les peurs. À moins que ce ne soit encore l'imagination du jeune homme qui s'emballât.

"À ce propos, répondit Aeldred tandis qu'ils cheminaient tranquillement, Mère Gudela ne m'a pas vraiment dit comment cela se passerait. Ou plutôt... Que j'avais deux options mais sans vraiment entrer dans les détails : partir pour Ard-Amrach ou bénéficier des enseignements d'un professeur si je préférais rentrer chez moi."

Ces trois derniers mots furent prononcés sur un ton à peine moins ferme mais tout de même perceptible.

"L'idée de profiter d'un professeur à domicile est plutôt attrayante mais je ne sais pas si je mérite vraiment de monopoliser ainsi les ressources de votre abbaye."

Le vent se leva. Gweneth ferma un instant les yeux pour profiter de la douceur de la brise fraîche sur son visage. Elle avait toujours aimé le vent… Les paroles d’Aeldred la ramenèrent néanmoins à la discussion.

« Tu as effectivement deux alternatives : partir pour Gwidre, y parfaire ton éducation, éventuellement y faire ton noviciat et prononcer tes vœux, si c’est la voie que tu souhaites prendre. Ou bien rester en Taol-Kaer. La première alternative implique de quitter tout ce que tu connais, tes amis, ta famille, mais le chemin sera ensuite plus facile. La seconde option peut paraître plus… confortable… mais le chemin sera plus long car tu ne bénéficieras pas de l’environnement offert par Ard-Amrach. Quel que soit ton choix, je serai là pour t’accompagner le temps qu'il faudra. Quant aux ressources de l’abbaye, cela concerne Mère Gudela, ni toi, ni moi. »

Gweneth s’arrêta alors pour plonger ses yeux dans ceux du jeune homme.

« La première question à laquelle tu dois trouver une réponse est : pourquoi es-tu venu ici aujourd’hui ? »

La jeune femme continuait de fixer Aeldred intensément, donnant l'impression que la réaction de l'élu déterminerait la suite de la discussion, et même peut-être au-delà...

"Je n'ai plus de famille, soupira-t-il, hormis la dàmàthair qui m'a élevé et qui est devenue une grande sœur d'adoption. Mes amis..."

Il hésita. Il en avait, c'était sûr mais il avait l'impression qu'ils se rapprochaient surtout entre eux en ce moment.

La question de Gweneth résonna longtemps dans sa tête. Pourquoi était-il venu ?

"Je ne sais pas vraiment, je... c'est un univers qui m'est totalement inconnu et j'aimerais en apprendre plus, je crois. J'ai grandi avec les traditions demorthèn mais... elles n'ont jamais su répondre à mes questions. Expliquer ce que j'avais vu. Et je ne parle pas seulement de mon expérience récente dont Mère Gudela vous a très certainement parlé et qui m'a mené jusqu'ici."

Il se frotta de nouveau la tête.

"Je suis désolé, je ne suis pas certain que cela réponde à votre question."

A la réponse d’Aeldred, le visage de Gweneth s’adoucit.

« Je suis désolée. La notion de famille avait un sens plus large que les liens du sang dans mes propos… Je ne voulais pas rouvrir de vieilles blessures. »

La jeune femme invita l’élu à reprendre la balade.

« La question que je t’ai posée est très importante. Le jour où tu seras capable de formuler une réponse franche et complète à celle-ci, nous aurons franchi une étape importante. »

« J’imagine que tu te poses de nombreuses questions et je serai là pour y répondre si tu le souhaites mais avant cela j’ai une faveur à te demander… »

« Vu le temps que l’on risque de passer ensemble, accepterais-tu de me tutoyer ? »

Et la jeune femme lui adressa un sourire juvénile qui lui fit perdre plusieurs années.

« Bien. Maintenant par quoi souhaiterais-tu commencer ? As-tu des questions précises à me poser ? Si non, peut-être pourrais-tu me parler de cette expérience récente… ? »

"Je... oui, bien s-sûr."

Il prit une ample respiration, comme chaque fois qu'il parlait de ce qui s'était passé. Il pensait que la répéter la rendrait plus facile à raconter et sans doute plus crédible mais en dehors des gens prêts à le croire, il s'était déjà rendu compte que cela restait difficile de lui accorder du crédit.

"J'ai été tué par un feond. Quand je dis tué, c'est... pour de bon. Je me suis senti disparaître pour arriver... Je crois que c'était les Limbes. Je ne sais pas trop pourquoi ni comment j'ai pu arriver là-bas mais c'est un fait. Sur le moment, je n'ai pas vraiment eu le temps de me poser toutes les questions qui m'assaillent depuis car j'ai rapidement été pris en chasse par des griffes faites d'ombre, assez similaires à ce que j'avais vu quelques temps plus tôt -mais c'est une autre histoire."

"J'ai couru, longtemps, essayant de leur échapper. J'aurais dû... en fait, je ne sais pas trop quel sort m'attendait à ce moment-là, j'étais déjà mort, j'aurais tout aussi bien les laisser m'attraper et en finir une fois pour toute mais quelque chose en moi ne voulait pas finir de cette façon. Alors j'ai continué de fuir. Jusqu'à trouver... Je ne sais pas exactement ce que c'était, un îlot de lumière, peuplé de gens dont l'aura bienveillante parvenait jusqu'à moi. Toute cette bonté, cette lumière, mit en déroute mes poursuivants qui me laissèrent enfin tranquille. On m'a invité à entrer dans la lumière et j'ai fait un pas vers elle."

Il reprit son souffle, humidifia ses lèvres. Il n'avait décidément pas l'habitude de parler autant, bien qu'il parlât bien davantage aujourd'hui qu'hier.

"Si je suis ici c'est parce que... J'ai senti autre chose. Quand je me suis retourné, j'ai compris que le mal qui avait essayé de me détruire était partout dans la Forêt Engloutie. Et cela faisait sens à tous ces événements étranges sclérosant la région qui m'avait vu naître. Comme j'hésitais, on me laissa le choix : redescendre sur terre, avec tous les risques que cela impliquait et tenter de remédier à ce mal qui ronge la forêt, ou rester dans la lumière, m'y reposer enfin. Trouver pour la première fois depuis dix ans un foyer capable de m'accepter tel que j'étais et pas tel qu'on m'imaginait. J'aurais pu..."

La tête d'Aeldred parlait pour lui : il doutait désormais d'avoir fait le bon choix.

"Je n'ai pas vraiment choisi la voie de la facilité, plaisanta-t-il, et si v-tu restes à mes côtés, tu quitteras le confort et la sécurité de cette abbaye pour un lieu en grande partie inexploré et comptant plus de feondas que d'humains. Au final, le plus important n'est pas tant que j'accepte que tu viennes, mais tu sois d'accord pour me suivre."

Il aurait voulu paraître assuré tandis qu'il parlait. À la place, il semblait renvoyer une certaine inquiétude : il lui était difficilement envisageable de vouloir quitter un endroit pareil pour le suivre lui, "l'élu".

Gweneth souffla. Ce n'était pas un soupir, mais plutôt une longue expiration pour évacuer la tension causée par l'histoire d'Aeldred... C'était donc vrai, Aeldred était bien un élu...

" Aeldred, peu de personnes ont vécu ce que tu as vécu. Tu es la première que je rencontre et probablement la seule que je rencontrerai de ma vie. J'avais bien sûr entendu parler des Limbes, de ce lieu terrifiant, et du refuge de l'Unique qui s'y trouve et que certains auraient rejoint, mais cela a toujours été de manière indirecte, par des discussions avec les érudits du Temple ou par mes lectures des ouvrages de l'abbaye. Ton histoire est unique en ce que nous avons là un témoignage de première main d'éléments qui sont aux fondements de notre foi. "

" Cette histoire est une preuve indéniable de ta force de volonté et de ton courage, et cela explique pourquoi tu as été choisi. Peu d'hommes auraient eu la force de se battre contre les ténèbres et encore moins auraient eu le courage de quitter la grâce de l'Unique pour revenir sur terre afin d'y accomplir Sa volonté. Et en ça tu es un être unique. "

" Ce que tu dois comprendre c'est que le choix de t'accompagner ne relève pas de moi. Ou du moins, j'ai fait ce choix il y a des années. En t'écoutant, j'ai réalisé que tout ce que j'ai pu vivre jusqu'à présent n'avait qu'un seul objectif : m'amener à cet instant précis, dans ce jardin avec toi. Il s'agit là de la volonté de l'Unique, nos destins sont liés, et pour cette raison ma détermination sera sans faille. Je me remets complètement à Lui et c'est pour cela que je suis prête à te suivre jusqu'au bout du monde s'il faut, jusqu'à la mort et au-delà si je le peux. "

" Néanmoins, je ne suis pas dupe. Je sais que mes propos ne sont pas anodins et sans conséquence et qu'ils te font porter une lourde responsabilité. C'est pour cela que je renouvelle la question : acceptes-tu que je lie ma destinée à la tienne ? Acceptes-tu la voie que l'Unique semble avoir choisie pour toi ?"

Aeldred rougit violemment, c'était bien la première fois qu'on lui disait quelque chose comme ça et il n'y était clairement pas préparé.

"Arrête, dit-il, gêné, la volonté et le courage, je ne sais pas si on peut dire que ça me caractérise vraiment. Têtu, oui. Et je doute tout le temps de ce que je fais et de ce que j'aurais dû faire. Et je suis un idiot."

Il soupira. Même s'il comprenait mieux pourquoi tout le monde le regardait comme... comme quoi ? Un élu ? cette idée avait du mal à trouver sa place dans son esprit. Il ne savait pas non plus s'il devait accepter que cette jeune femme, qui ne le connaissait aucunement, soit ainsi prête à le suivre partout sans savoir si elle ne le regretterait pas un jour prochain. C'était une décision difficile.

"Avant que je n'accepte quoi que ce soit, cela te dérange si on fait un peu plus connaissance ? Comme d'où viens-tu et pourquoi as-tu vouée ta vie à l'Unique ?"