Ethel délibérait intérieurement, tourmentée par son destin d'eisdeach et celui de sorcière. Comment concilier ces deux voies exceptionnelles ? Comment utiliser la puissance de Maelstrom pour faire le bien ?
Pour protéger les âmes des brigands de la dévoration, elle décida de se réveiller. Elle se concentra et ouvrit les yeux sur la rivière. Elle était plus calme. Elle était lente, elle coulait irrémédiablement vers la mer. Tout était gris et morne. Il semblait qu'une fine poussière cendreuse s'accrochait à tout, imprégnait tout, avec un goût de métal dans la bouche, comme du sang.
C'était au-delà des Limbes qui ne faisaient que refléter le monde matériel, elle abordait un nouveau territoire, vertigineux, tel qu'elle n'avait que des fragments de mémoire de sa plongée dans l'effroyable maelstrom. Elle aurait dû mourir ce jour-là, mais en s'accrochant à la vie, elle avait créé un lien avec une horreur d'un autre temps, immortelle. Elle se rappelait vaguement avoir perçu une anomalie chez Pwyll autrefois. Sa malchance exceptionnelle était le revers de sa survie. Ethel vivait parce que Maelstrom s'était penché sur elle. Et Aeldred ?
Mais Ethel était si seule ici, le souvenir de son ami paraissait dater de plusieurs années, au point qu'elle n'arrivait pas à visualiser clairement son visage, ses traits, sa voix. Elle le reconnaîtrait si elle le voyait, mais le souvenir était flou, comme dissout. Cette immensité de désolation dégageait une mélancolie écrasante, et en même temps cet enfer était ou recelait sa vérité, ses révélations. Tout ce qu'elle voulait savoir était là, quelque part, dans le désert gris, par delà le désastre.
Eisdeach ? Qu'était-ce au juste ? Elle voyait les souvenirs des morts. Pas tous, seulement les morts violentes. Pas longtemps. La plupart des souvenirs s'effaçaient quelques heures à quelques jours après la mort. Seuls les fantômes les plus tenaces ne renonçaient à rien et leurs souvenirs comme leurs raisons de vivre subsistaient. Durant ses premières années d'eisdeach, Ethel avait appris à recevoir les souvenirs. Il ne s'agissait pas toujours de faits objectifs. C'était même presque minoritaire. Souvent il était question d'une version fantasmée, déformée de la réalité. Parfois les pires craintes du défunts devenaient le cœur de la vision qui prenait l'aspect d'un futur possible. Un futur antérieur, le futur qui n'existerait pas.
Les vivants venaient trouver les eisdeachs pour demander si un proche disparu était vivant ou mort. C'était leur fonction la plus élémentaire. Appeler à attendre un retour ou faire son deuil. L'autre fonction résidait dans l'aptitude à se rapprocher des morts. Certains s'attardaient pour une inquiétude pour un proches, des remords. D'autres étaient infusés, constitués de vengeance ou d'une amertume impossible à dissiper. Pouvait-on changer quelqu'un ? Quelqu'un pourrait-il rendre ou donner à Ethel joie de vivre et confiance en l'avenir ? Etait-il possible d'aider quelqu'un malgré lui ?
Où les âmes allaient-elles ?
... certaines restaient dans les Limbes et étaient pourchassées au moins par Maelstrom et possiblement par les sorciers à qui il donnait des pouvoirs...
... certaines étaient dévorées par Maestrom, et sans doute d'autres encore...
... quant à celles qui étaient en paix ... elles ne parlaient pas aux eisdeachs... elles étaient inaccessibles... Elles étaient un mystère...
Sur la mer, au loin, un bateau venait de l'ouest.
Le rivage s'ouvrait de trous d'eau comme pour inviter la sorcière à rejoindre Maelstrom.
Le désert immense avait forcément une fin, il menait quelque part, il y avait un ailleurs, mais était-il seulement accessible et à quel prix ?
Qui était-elle ? Une noble déchue devenue eisdeach pour mettre fin à l'incertitude de l'attente et aider le deuil ? Une arme consciente, utilisée et autonome ? Une métisse tarishe perdue dans un monde qui la privait à jamais de racine et de foyer ?