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Iris
01 mars 2011, 20:06
Ceux qui ne sont pas chez eux, 11 juillet 1231
Les fenêtres étaient restées ouvertes toute la nuit durant pour bénéficier de la fraîcheur de la nuit. La lumière encore douce inondait la pièce tirant la jeune femme de son sommeil. Au dehors les oiseaux jouaient un concert au son clair. Ils se tairaient bientôt, laissant les heures chaudes pratiquement silencieuses.
Un moment elle resta allongée sur le dos à regarder les murs au travers de la fine toile de lin du baldaquin estival. Sa chambre était une des plus confortables, de celles des étudiants dont les parents étaient prêts à financer le confort en sus des études.
Durant l’année scolaire des élèves étaient chargés de sonner une cloche en passant dans les couloirs des dortoirs et des chambres pour réveiller tout le monde. Le peu de personnes qui demeuraient ne justifiaient pas cette organisation.
Il était temps de se lever. Violette s’étira et alla à la fenêtre pour admirer le parc, un vaste jardin planté de diverses essences d’arbres dont la plupart avaient été mis en terre lors de la fondation de l’université. A Passifloriane et dans les environs immédiats, il n’y avait rien de comparable à ce bois majestueux.
Jusqu’à cette année, elle n’avait connu que la ville, ses pavés, ses ruelles étroites, l’île de la cité, le palais sur la colline, et partout les pierres noires qui avaient servi pour la construction et qui contrastaient avec les rouges, les ors et les ocres du crépi peint des hautes maisons à colombage.
Est-ce que la ville lui manquait ? Chaque été l’air y devenait étouffant, les eaux usées dégageaient une puanteur qui chassaient tous ceux qui disposaient de résidences à la campagne. Son père aurait bien pu en avoir une, mais lui aussi était un homme de la ville, profondément, totalement… Revoir sa belle-mère et son jeune demi-frère ne lui faisait pas non plus envie. Alors, par défaut, elle avait décidé de rester à l’université quand tout le monde partait.
Quelle heure pouvait-il être ? Les appels du petit déjeuner n’avaient plus lieu, mais les repas continuaient d’être servis à des heures fixes. Les horloges étaient des mécaniques trop précieuses pour qu’il y en eût partout, Violette en était réduite aux estimations.
Pestant contre le manque de domestiques qui auraient pu lui apporter l’eau tiède pour sa toilette, elle enfila une robe de chambre pour descendre les quatre étages qui la séparaient de la grande salle d’eau des femmes, au rez-de-chaussée.
Les escaliers et les couloirs restaient silencieux. Dans cette aile du bâtiment il n’y avait plus personne. Lucas et Eginard logeaient sur la façade ouest, non loin des dortoirs des élèves boursiers. L’université acceptait d’enseigner à des étudiants de revenus extrêmement modestes, pour peu qu’ils fussent assez talentueux pour réussir l’examen d’entrée, et suffisamment humbles pour se contenter de vivre dans des sortes de grands couloirs bordés de lits, totalement dépourvus d’intimité et de confort.
Pieds nus sur la pierre froide, sautant prestement les dernières marches sans crainte de se blesser, Violette s’assura un instant qu’il n’y avait vraiment personne dans le grand couloir qui permettait de faire le tour du bâtiment avant de s’avancer. Non qu’elle eût quoi que ce soit à craindre, mais c’était une forme de réflexe, de toujours tendre l’oreille, de vérifier si la voie était libre, et si ce n’était pas le cas, d’estimer la « menace » que pouvaient représenter les personnes présentes.
Quelle idée aberrante de placer la grande salle d’eau des femmes avec uniquement des portes sur un grand couloir passant. L’architecte manquait de tact. En cours d’année, Violette avait pu s’épargner l’embarras de descendre ici en tenue légère grâce au service domestique qu’elle payait en plus du surcoût pour avoir une chambre individuelle luxueuse.
Machinalement, elle pénétra dans une vaste pièce rectangulaire dont la lumière provenait des yeux de bœuf aménagés en hauteur et qui recevaient la clarté du jour provenant déjà filtrée par les grandes fenêtres du couloir. Un complexe de salles d’eau occupait plusieurs vastes pièces : lavabos et latrines, salle des fontaines, vestiaires et sauna. Ce dernier ne servait qu’en hiver et était alors largement utilisé pour pallier le défaut de chauffage de toutes les autres pièces.
Elle procéda à son habitude, rageant intérieurement de ce que l’institution n’eût installé de seules latrines qu’au rez-de-chaussée alors que la plupart des chambres étaient dans les étages. Il paraissait que dans le quartier des enseignants, les appartements disposaient de toilettes privées, ce qui n’était pas proposé même aux étudiants les plus fortunés.
Des merveilles avaient en revanche été prévues pour tout ce qui touchait aux canalisations de la salle dite des fontaines, tout un ensemble de douches pouvait être utilisées simplement en tournant une manivelle qui faisait sortir l’eau à cet endroit. En été malheureusement, toute douche était froide, l’université ne prenant la peine de chauffer l’eau qu’en hiver évidemment. Une plaisanterie courait à ce propos, prétendant que cette idée stupide de ne chauffer qu’en hiver se voulait une motivation supplémentaire pour les étudiants recalés aux examens d’ésotérisme et préparant la session de rattrapage, faire en sorte qu’ils apprissent enfin les sorts élémentaires permettant de faire de l’eau tiède.
Frissonnant, elle se dirigea vers le vestiaire pour reprendre sa robe de chambre, songeant qu’il faudrait encore remonter pour s’habiller avant de descendre à nouveau au rez-de-chaussée pour prendre son petit déjeuner. Chaque jour elle se faisait les mêmes observations, chaque jour elle était bien obligée d’effectuer ces allers- retours fastidieux.
Le gond de la porte menant au couloir grinça doucement. Probablement Sarah, une jeune fille un peu forte et à l’esprit guère plus vif que ses gestes, la seule à utiliser encore cette salle d’eau. Les deux autres, également en rattrapage estival, préféraient fréquenter les douches de l’ouest plutôt que celle du sud. Les deux jeunes femmes n’avaient en fait pas grand-chose à se dire, quelques banalités pour rendre le quotidien relativement civilisé. La solitude n’avait même pas poussé l’une ou l’autre à tenter un rapprochement, sans doute que les deux sentaient qu’il ne pourrait être que très artificiel. Relativement court sans doute aussi, car Sarah, comme la majorité des élèves en cours de rattrapage, n’allait pas tarder à partir en vacances pour un mois. Les cours se terminaient normalement autours du 15 juin et reprenaient le 15 septembre, les soutiens étaient proposés jusqu’au 15 juillet et à partir du 15 août. Selon l’année et les travaux des champs auxquels étaient occupés la majorité des familles, nobles, fermiers ou paysans, les élèves partaient ou revenaient plus ou moins tard.
Violette se leva pour repartir, un peu étonnée que Sarah ne soit pas encore venue la saluer. Peut être ne l’avait-elle pas entendue ?
« Bonjour Sar… ? »
Un bref cri de surprise qui fit tout autant sursauter l’intrus qui recula brutalement de quelques pas. Il ne dit rien, se contentant de chercher rapidement du regard ce qui avait pu être la cause de cet émoi, et dut se rendre à l’évidence, que c’était de sa présence qu’il s’agissait. Bredouillant une vague excuse incompréhensible, il disparut aussitôt, laissant Violette quelque peu abasourdie. Il lui fallut quelques secondes pour se rendre compte qu’elle avait les mains crispées sur sa poitrine, par réflexe, cherchant à dissimuler ce que tout homme sait se trouver là. C’était stupide, elle le savait. Et en prime, elle détestait les mijaurées qui jouaient les prudes, criaient, pleuraient, s’évanouissaient à la première occasion. Nom de nom ! Elle n’avait pas été élevée comme ça ! C’était à l’autre d’avoir peur !
Qui était-ce au juste ? Un inconnu ? En cette saison ? Un étranger peut être ? Ce serait une explication à sa méprise ? Ses vêtements étaient plutôt de Rangar, ou peut-être du sud de Passifloriane ? A moins que ce ne fût un traditionaliste qui refusait la nouvelle mode ? Plutôt séduisant pour le peu qu’elle en avait vu.
Les nouveautés étaient tellement rares que les questions ne cessaient de se répéter, encore et encore, formulées différemment, appelant constamment une remémoration de la dizaine de secondes inattendues.
Sans y penser, sans s’en rendre compte, elle retourna à ses appartements, remonta les escaliers, alla dans sa chambre, reprit sa routine quotidienne. Elle enfila une robe légère en lin, de celles qui en hiver servent généralement de chemise intermédiaire entre sous-vêtements et surcot. Des lacets sur côtés permettaient d’ajuster l’ampleur à la poitrine et dans le dos, de même que des brassards brodés et lacés également évitaient de laisser pendre le tissu sur les bras et les mains en des manches informes et démesurées.
Assise à sa coiffeuse, Violette fixait son chignon de rubans blancs en contraste avec sa chevelure d’un châtain tirant sur le roux. Ses yeux mauve vif qui lui avaient valu son nom restèrent un moment inexpressif tandis que la jeune femme cherchait à se rappeler quelque chose qui chez l’inconnu lui avait laissé une impression d’étrangeté. Curieusement, il lui rappelait un ancien contrebandier qui avait dû accepter un travail supplémentaire alors qu’il comptait se ranger… En fait l’expression n’était pas tout à fait la même, l’homme tenait également un peu d’un jeune prêtre qui s’était fait arnaquer par un des plus vieux tours qui existent : séduit par une jeune femme qui lui avait joué la comédie de la demoiselle victime en grave détresse et ne pouvait faire appel qu’à lui, le pigeon s’était finalement retrouvé accusé de l’ensemble de la combine, un vol de bijoux dont les pièces avaient été retaillées et revendues. Cela dit, le lascar qui s’était perdu ce matin n’était pas une bige, c’était évident. D’ailleurs, tant qu’à se demander à qui il lui faisait penser, il y avait aussi cet agent de la Guilde des Assassins Honorables de Passifloriane, un « honorable fonctionnaire » justement au service du gouvernement… Le genre de lascar qu’il ne faut pas avoir comme ennemi, même si théoriquement il ne tue que sur décision de justice.
Tout cela n’avait aucun sens ! Au fond, elle se demandait si elle ne s’ennuyait pas au point de parasiter son sens critique par une tendance romanesque mal à propos. En ville elle n’avait jamais eu le temps d’imaginer toutes ces idioties.
Violette partit de sa chambre en coup de vent, agacée de son idée fixe de ce matin. Elle n’en oublia pas moins de fermer à clef. Presque personne ne verrouillait, d’ailleurs, il n’y avait pas grand-chose à dérober chez elle, quelques effets personnels de bonne qualité tout au plus, mais contrairement à la plupart des autres étudiants qui avaient encore une confiance spontanée en une sécurité apportée par l’institution, Violette restait méfiante, elle mettait même un point d’honneur à ne pas se laisser surprendre. Cette pensée lui rappela aussitôt qu’elle n’en avait pas moins sursauté ce matin…
La clef glissa dans une petite bourse fourre-tout accrochée à une élégante ceinture tandis que la jeune citadine marchait d’un pas vif en direction des escaliers, et de là se dirigeait vers le réfectoire au rez-de-chaussée. Chaque jour, il y en avait pour plusieurs minutes de marche pour joindre un point ou l’autre de l’établissement. Le village, la poste et l’entrée principale de l’université étaient à l’est, à une demi-heure de marche d’une bonne foulée à travers le parc et la campagne. C’étaient les seuls contacts avec le monde extérieur.
Pour le reste, tout fonctionnait en vase clos : latrines et salles d’eau au rez-de-chaussée, ainsi que les réserves, la cuisine, le réfectoire. Ces lieux stratégiques étaient disposés régulièrement tout autours d’un cloître avec un petit jardin ombragé et paisible où venaient les étudiants pour discuter entre deux cours, ou prenant ce chemin comme raccourci en diagonale. Autours de cette unité centrale, le bâtiment s’élevait en un grand nombre de salles de cours plus ou moins grande, les amphithéâtres étant essentiellement dans la partie nord et est.
Dans les étages de la partie sud se trouvaient les appartements des élèves privilégiés, dont Violette faisait parti, et qui bénéficiaient d’une belle lumière ainsi que d’une vue imprenable sur le parc. Encore un peu plus loin au sud, se devinant à travers le feuillage, la tour d’entraînement aux sorts. Elle avait été bâtie séparément du corps principal du bâtiment pour qu’en cas d’incendie accidentel la bibliothèque ne fût pas menacée.
La partie ouest était celle des dortoirs et des chambres modestes, sans grand intérêt, de fait la jeune femme n’y mettait pratiquement jamais les pieds. De là on pouvait accéder à une aile supplémentaire de bâtiments d’enseignement qui avait été construits un peu après la partie principale de l’établissement. Et toujours, à l’ouest rien d’intéressant : faculté de droit et de médecine, autant dire des matières qui ne faisaient en aucune façon parti du choix de Violette pour ses cours.
Au nord enfin avait été bâti une aile partant de la partie est où se trouvait entre autres choses la bibliothèque. Les enseignants disposaient ainsi d’appartement avec une vue pour certains, sur la chaîne des Montagnes Bleues. Les chambres des invités de marque s’y trouvaient également.
C’était peut être là l’explication ! L’inconnu était en fait un enseignant ou un assistant ou un jeune noble en visite pour s’inscrire ou alors venu spécialement pour le colloque qui n’allait pas tarder à démarrer ! Mais si c’était le cas, pourquoi chercher une salle d’eau dans la partie sud du bâtiment alors qu’il disposait de toutes les commodités dans l’aile nord, chez les profs ? Ça ne tenait pas trop bien debout…
Eginard aurait peut être une idée ? Il était justement à table. Violette rejoignit son camarade juste après avoir chargé son plateau au buffet, bien moins fourni qu’en hiver en quantité, mais heureusement la variété compensait. En été, Madame Peuplier l’épouse du concierge, faisait souvent bénéficier le peu de résidents de son potager et de son verger. Bien sûr les terres en question appartenaient théoriquement à l’université, mais aucun membre de l’administration n’avait jamais découragé l’entretien de ces parcelles de manière un peu personnelle. Tout le monde à ce sujet se contentait fort bien d’un accord tacite et informel de partage en cas de bonne récolte.
Pain à mie moelleuse, fromage des pâturages montagneux voisins, fromage blanc et salade de fruit venant des fermes proches et des vergers de l’université et puis encore une, non deux fines tranches presque transparentes de viande fumée et séchée, un peu de beurre, de confiture aussi, quoi d’autre encore ? Une tasse de tisane du matin, spécialité de la cuisinière qui en préparait de différentes pour chaque repas et chaque saison. Apparemment elle avait suivi dans sa jeunesse des cours de botanique et d’herboristerie, à présent elle en faisait profiter tout le monde. Violette appréciait l’initiative, pourtant à chaque fois avant de boire, elle ne pouvait s’empêcher de songer une fraction de seconde que les meilleurs herboristes de sa connaissance étaient tous d’excellents empoisonneurs et que si l’envie folle lui en prenait, Madame Margot, toute adorable cuisinière d’âge mûr qu’elle fût, pourrait exterminer des centaines de personnes en une fois !
A côté du plateau ascétique d’Eginard, ce qu’elle avait prévu d’engloutir au petit déjeuner offrait un contraste saisissant. Son camarade et elle avaient tout bonnement des manières radicalement différentes de considérer la nutrition et la diététique. Le jeune homme défendait la théorie selon laquelle un jus de fruit et une vague tranche de pain grillé étaient amplement suffisants pour commencer la journée. Après quoi il se rattrapait largement en grignotage de sucreries en tout genre. Il était également de ceux qui sortaient une fois par semaine pour se rendre au village, profiter d’un colis familial ou bien pour dépenser son argent de poche à l’épicerie locale qui importait du chocolat en grande quantité, trouvant avec les étudiants stressés un filon valant de l’or. Immanquablement le résultat de cette activité gustative, même relativement circonscrite, se répercutait sur les poignées d’amour du jeune homme. Il ne le prenait pas mal pour autant. Selon une de ses expressions favorites, il n’avait certes pas de tablettes de chocolat, mais de la mousse au chocolat à la place, et c’était bien meilleur… S’ensuivaient généralement quelques remarques grivoises.
Son expression pétillante en disait long : il avait appris quelque chose. Il adorait les secrets, les nouveautés, surtout si elles étaient au dépend de quelqu’un. Eginard était un jeune homme gentil au fond, mais il pouvait facilement devenir invivable par des remarques sarcastiques incessantes. Pour lui c’était un jeu, mais pour nombre de personnes c’était une plaie. Le résultat évident était qu’il n’avait que peu de relations amicales et ne traitaient même pas celles-ci spécialement bien.
Enfin, après plusieurs sollicitations et encouragements :
« Cette nuit, enfin, hier soir, deux cavaliers sont arrivés. Un nouvel élève, du moins c’est la version officielle. L’autre, c’est peut être son garde du corps, je ne sais pas.
- J’ai pu en entendre parler, tu en sais un peu plus ? Lequel est élève, lequel est homme d’arme ? Ils vont rester tous les deux ?
- Alors là, aucune idée. Je sais seulement qu’ils ont fichu la trouille à la Peuplier. La pauvre, elle voulait leur préparer à manger pour leur arrivée, ils tiraient une tronche pas possible ! »
Violette eut un léger sourire pour acquiescer et encourager son vis-à-vis à continuer. En même temps elle songeait qu’Eginard s’était rapidement mis à l’argot. C’était largement de sa faute, il lui arrivait de prendre un malin plaisir à décontenancer les gens par ce moyen, outre qu’il pouvait être possible de dire une chose en ayant la quasi- certitude de ne pas être compris. Toutefois cet apprentissage accéléré la laissait perplexe, se demandant si Eginard n’était pas un peu trop influençable en fait, et malgré un orgueil souvent mal placé. S’il n’y prenait pas garde cette double tendance pourrait lui jouer de très mauvais tours.
L’inconnu, un nouvel élève ? Voilà qui ne manquait pas d’être étrange.
Aucun des deux n’avait d’emploi du temps pour cet été. Ils avaient décidé de rester, pourtant ils n’étaient ni en rattrapage, ni en pleine rédaction de mémoire. En fait, chacun avait ses raisons pour ne pas rentrer à la maison et tous les deux avaient sorti à leur famille quelque explication fumeuse à ce propos.
Le parc le matin était encore très agréable et ils s’installèrent dans un de leur coin préféré pour discuter, le muret surplombant un petit escalier menant à la tour d’entraînement.
« Alors comme ça tu as déjà rencontré le nouveau ? Et dans la salle de bain ? C’est toi qui lui as demandé de venir ou c’est lui qui est du genre voyeur ?
- Cherche pas, je crois bien qu’il avait dû se paumer, et ça veut dire logiquement qu’il loge dans la partie sud.
- Pas très loin de ta chambre ! C’est parfait pour meubler tes chaudes soirées d’été ! Toi qui te plaignais de ne pas trouver de mec, ben là, t’es servie.
- Ouais…
- Ben quoi ? Y’a presque personne, et dans pas longtemps, les derniers en rattrapage partiront, ce sera super, vous pourrez faire pleins de cochonneries dans vos chambre, ou dans la salle des fontaines des filles, ou dans les latrines… Ah non, là, je veux pas savoir ce que vous y faites !!
- T’es lourd quand tu t’y mets !
- C’est exactement ce que j’allais dire. »
Cette voix ? Violette avait entendu les pas dans les feuillages sans trop y prêter attention, mais là, c’était la deuxième fois qu’elle était vraiment surprise dans la même journée :
« Lucas ? Toi ? Ici ? commença Violette avec emphase. Je croyais que t’étais rentré chez ton frère ?
- Pour un moment seulement, répondit l’intéressé. J’avais bien envie de faire quelques recherches pendant que la bibliothèque n’est pas pleine à craquer.
- Tu prépares déjà ton mémoire ? demanda Eginard blasé devant le spectacle irritant du premier de la classe qui portait même des lunettes, et en prime était le dernier rejeton d’une vieille famille noble, quand lui, de son vrai nom Pierrot, venait de générations de paysans, qui avaient plutôt bien réussi, certes, mais qui n’en demeuraient pas moins des bouseux dépourvus de culture.
- Mon mémoire ? Oui, si on veut. On ne s’y prend jamais assez tôt… Mais bon, vous avez tout le temps devant vous.
- Hein ? fit Eginard qui ne comprenait pas la pique
- Eh bien oui, puisque vous êtes en rattrapage et que vous ne révisez pas, vous êtes bien partis pour être recalés, et donc avoir une année supplémentaire pour réfléchir et méditer à votre sujet, expliqua Lucas.
- Ah, mais très cher ami persifleur, se moqua Violette, nous ne sommes pas en rattrapage !
- Comment ça ? Vous voulez me faire croire qu’après toutes les heures passées au fond de la classe ou de l’amphithéâtre, à discuter au lieu de prendre des notes vous auriez réussi vos examens, et donc que là, vous ne restez que parce que vous adorez Sainte Myriam, sa cuisine, son architecture, son cadre bucolique ?
- Non seulement j’ai validé, proclama Eginard, mais en plus j’ai eu une mention assez bien grâce au Professeur Vangrance !
- Sérieusement ? s’étonna Lucas
- Très cher Lucas, commença Violette, il se trouve que notre camarade Eginard ici présent a réussi contre toute attente à se faire admettre dans les cours spécialisés de Vangrance. Ce qui lui a donc permis d’accumuler les notes du cours du tronc commun sur l’histoire de la sorcellerie, et d’y ajouter celles sur la magie de contrôle, domination et convocation. Il semble même que l’honorable Vangrance pourrait être le directeur de mémoire de notre ami ici présent. C’est que ces lascars s’entendent comme larrons en foire… N’est-ce pas, ô Eginard qui a réussi à entrer dans un des séminaires les plus fermés qui soit ?
- Mais si, mais si ! se réjouit le jeune homme. Il se trouve que moi, contrairement à certaines personnes de ma connaissance, j’ai réussi l’examen d’entrée pour cette matière si particulière…
- Si tu plastronnes pour te moquer de moi, remarqua Lucas, je te signale au passage que Violette non plus n’est pas dans ce cours, puisqu’elle est avec moi en altération.
- Seulement moi, j’ai choisi d’y être ! Je trouve ça tout simplement dégueulasse ce qu’ils apprennent en contrôle.
- Pourquoi dégueulasse ? se défendit Eginard. Non, pas du tout. Ce qui est important, c’est de maîtriser la forme la plus complexe de magie, parce qu’elle contient toutes les autres : altération, destruction, guérison. Après ce que tu n’aimes pas, ce sont les applications en manipulation, influence… Mais c’est vraiment formidable, tout ce qui est possible ! Avec ce genre de magie, on peut combiner les écoles les plus appropriées, et comme ça on cumule les effets de surpuissance… Eh là, on peut faire ce qu’on veut ! On a le vrai pouvoir !
- Le vrai pouvoir ? »
Lucas avait énoncé ces trois mots en détachant chaque syllabe lentement. Violette n’avait rien dit, mais elle n’en pensait pas moins. Elle avait déjà passé des heures à discuter avec Eginard à ce propos, sur l’application de cette magie de domination. La jeune femme en avait retenu qu’il était important pour se défendre contre ces apprentis tyrans, de toujours bien garder à l’esprit ses objectifs, ce que l’on veut soi-même pour ne pas voir son esprit absorbé par celui d’un autre. Les autres bribes qu’elle avait entendues sur cet enseignement étaient à faire froid dans le dos. Il y avait des applications en nécromancie, démonologie et sorcellerie, perversions de toutes sortes. C’était à se demander pourquoi une telle matière continuait d’être enseignée.
Bien sûr, il y avait un examen très strict à l’entrée, comportant essentiellement des épreuves psychologique d’évaluation visant à écrémer, éliminer tous ceux dont un profil fragile ou pervers pourraient amener à faire un usage criminel de cet enseignement… Pourtant, à chaque fois qu’elle y pensait, Violette ne pouvait s’empêcher de se demander : si Eginard, avec apparemment énormément de comptes personnels à régler, d’humiliations à venger, avait été accepté, et pas Lucas, qui paraissait de loin le plus raisonnable et modéré d’eux trois, alors comment se faisait vraiment la sélection des candidats ?
« Dis-moi, puisque tu as été admis dans la matière, reprit Lucas, tu pourrais nous dire à quoi correspondent les dernières épreuves ? Personnellement, j’ai été recalé au dépôt de dossier. Je ne vois toujours pas pourquoi d’ailleurs, j’avais argumenté que me destinant à la politique ou à l’administration, je souhaitais être en mesure de faire face à des tentatives de manipulations et corruption, l’Inquisition ne peut pas voir tout ce qui se fait !
- L’Inquisition, hein ? articula Eginard avec dégoût… Pour les dernières épreuves, le Professeur Vangrance nous a fait jurer le silence. D’après lui, si des informations filtrent, certains s’en serviront pour réussir l’examen alors qu’ils auraient dû le rater, donc désolé pour toi. De toutes façons, avec un dossier pareil, tu n’avais aucune chance, il ne prend que ceux qui sont vraiment motivés par la matière en tant que telle, il ne veut pas perdre son temps avec des laquais de… Aucune importance.
- Au contraire ! s’exclama Lucas. C’est important ! Tu veux dire que le professeur Vangrance cherche délibérément à dissimuler son enseignement et ses activités à l’Inquisition ? »
Mal à l’aise par le tour que prenait la conversation, Violette resta silencieuse. Eginard avait des opinions politiques plus que douteuses, mais elle était passée dessus sans y prêter attention, pensant que ce n’était guère qu’une lubie passagère… Il était en outre une des rares personnes avec qui elle pouvait discuter librement, critiquer l’institution ou bien des convenances absurdes, sur ce terrains ils s’entendaient bien, venant tous deux de milieux populaires qui avaient du mal avec l’ordre établi. Jusqu’ici elle avait délibérément évité de discuter de Vangrance, se doutant globalement de ce qu’elle entendrait comme éloges d’un homme qui bien qu’étant toujours remarquablement courtois et bienveillant avec elle, ne lui laissait pas moins une sensation de malaise, un peu moins fort que Phenal, mais tout de même… Elle chassa aussitôt ce souvenir de son esprit pour se concentrer de nouveau sur la discussion qui continuait, Lucas protestant avec indignation contre la réponse fumeuse d’Eginard :
« Tu ne peux pas dire une chose pareille, enfin ! L’Inquisition est là pour s’assurer de l’usage éthique et légal de la magie, sans elle les mages n’en feraient qu’à leur tête, certains devenant fous ou possédés ! Qui sait si on ne vivrait pas sous une magocratie tyrannique à l’heure actuelle !
- Et le nombre de procès injustifiés pour sorcellerie, tu l’as oublié ? cria presque Eginard. Ces crétins de religieux moralisateurs me donnent envie de vomir ! Mais de toutes façons, ils sont de mèche avec la vieille noblesse, alors Monsieur le dernier fils du Comte de Rivalon se sent forcément bien avec des gens pareils ! … »
Cette fois, Violette en avait assez. Cela faisait un moment que ça tournait à l’aigre, maintenant cela allait devenir franchement insupportable. Un mouvement à une quinzaine de mètres sur sa droite, en bas de l’escalier… Quelqu’un s’approchait de la tour d’entraînement. Qui cela pouvait-il être ? Peut être son inconnu de ce matin qui continuait de visiter ?
Prestement, elle glissa le long du mur les trois mètres qui la séparaient du bas de l’escalier, se réceptionnant avec une facilité déconcertante et une souplesse de chat. Un instant les deux jeunes hommes qui semblaient prêts à en venir aux mains cessèrent leurs invectives pour se précipiter lui demander si elle n’était pas blessée. Mais non, tout allait bien. Elle fila sans plus d’explications. La dispute était aussitôt tombée, le sujet de conversation changeant pour les habitudes et attitudes des plus étranges de la jeune femme.
Meneuse : Ombres d'Esteren | Dragons
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