Reflets (quelques chapitres)

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Iris
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Reflets (quelques chapitres)

Message : # 111Message Iris
01 mars 2011, 21:08

Présentations

Reflets fut mon premier roman, écrit sur les années 2005 et 2006. Quand je commençais, je n'étais sûre de rien, ni d'être capable d'arriver au bout, ni de la manière dont il fallait que je m'y prenne pour m'exprimer sans être trop "moi projetée sur d'autres". Des doutes de toutes sortes en sommes, ce qui transparaît assez a posteriori sur le sujet où j'avais posté en feuilleton : http://www.sden.org/forums/viewtopic.ph ... 33&start=0.

Concernant la construction de l'histoire, elle est délibérément lente au début, la lumière du souvenir s'efface, les personnages s'enfoncent dans la nuit qui est aussi celle du deuil d'Élise et progressivement reprennent vie, confiance et détermination avant d'aller vers un nouveau matin, une nouvelle vie, un nouveau présent, libéré des tourments du passé. Je voulais un style sobre, qui puisse évoquer l'image, l'impression d'une ambiance XIXe siècle, mais en moins pesant (toujours eu l'impression que le style de cette époque avait tendance à être étouffant d'une certaine manière).

Finalement, roman édité en 2008 : http://livre.fnac.com/a2603410/J-Deschamp-Reflets.

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REFLETS (roman)

LA LETTRE D’ELISE, LUNDI 30 OCTOBRE 1231

Cette lettre qu’il venait de recevoir lui évoquait surtout la lumière des Archipels du Zéphyr. Cette lumière si intense, si belle, qui donnait à voir la quintessence de la couleur des pierres, des plantes et fleurs, des robes et de la peau des femmes. Il soupira un sourire aux lèvres en s’enfonçant dans son siège. La pièce embaumait le café de son petit déjeuner, et distraitement il prit sa tasse en continuant de voyager par l’esprit, savourant ses souvenirs de promenade sur l’esplanade de Zéphyropolis, s’arrêtant dans sa lecture. Il comptait bien lire doucement les trois pages envoyées par son amie Elise, pour faire durer plus longtemps ce plaisir. Jean Apostat trouvait que cette journée commençait bien. Dehors il y avait bien encore cet épais brouillard qui noyait la ville de Liberté dans une purée de pois difficile à supporter même pour les natifs, mais pour le jeune homme, même ce temps devenait agréable. Des vêtements biens coupés et chauds, une chambre meublée avec goût et très confortable chez une logeuse plutôt facile à vivre, un petit déjeuner savoureux, une lettre écrite par une amie chère, et ce jour même un rendez-vous à 10h aux archives municipales où il n’était plus qu’une question de formalité pour qu’il soit embauché. Les choses pouvaient difficilement mieux se présenter, et une délicieuse gorgée de café le conforta dans cette opinion.



« Mon cher Jean,

Cela fait un moment que je ne t’avais pas écrit, mais Maman et moi avons été très prises ces temps-ci. Il y a eu des retards de livraison, mais ça c’est courant sur une île, même à Zéphyropolis. En fait nous avons eu plusieurs soucis quant à l’indélicatesse de certains employés. Il semblait qu’il y ait eu quelques vols, nous soupçonnions quelqu’un, mais les choses se sont avérées plus compliquées… Peu importe, je ne voudrais pas gâcher ta lecture avec de sordides histoires d’affaires finalement banales !

Ici le temps reste exactement celui que tu as toujours dit apprécier et même chérir : la brise du Zéphyr emporte le parfum des flots et des fleurs à travers les ruelles et les marches, du port jusqu’à la grande esplanade face à l’est où les élégantes rivalisent pour montrer leur toilette. C’est une chance qu’autant de femmes soient ainsi disposées, notre travail de modiste n’en est que plus facile. Ces temps-ci les ombrelles de Ravensbrück ont vraiment du succès. Je me demande quand même si ça va durer. J’aime assez les ombres que les dentelles découpent sur les visages, mais en même temps je n’arrive pas à me faire à cette pratique qui réclame d’avoir constamment cet accessoire pour sortir. Comme tu l’as deviné, je reste une inconditionnelle du chapeau ! Même s’il m’arrive de le perdre, emporté par le vent. Contrairement à ce que tu pourrais penser, cela ne m’arrive pas si souvent. Je crois bien que la seule fois était le jour de notre rencontre d’ailleurs. Quelle folie cela avait été ! Courir de l’esplanade à travers les escaliers, et puis à la fin de notre course, arriver presque au port ! Quand j’y pense, je ne peux m’empêcher d’en rire encore !

Mais peut être que tout cela ne t’intéresse plus autant ? Je veux dire, maintenant, tu es un homme, majeur, vacciné, et puis sur le point de trouver une situation tout à fait honorable si j’en crois ta dernière lettre ? Ainsi donc tu as décidé d’entrer dans la fonction publique ? J’avoue que j’ai été un peu étonnée. Lorsque tu avais été ici, tu semblais tellement enthousiasmé à l’idée de voyager loin d’Artland, peut être même jusqu’à Shabwa avais-tu dit en riant. Mais j’imagine qu’il faut savoir être raisonnable et laisser à d’autres fous inconséquents de pareilles entreprises jusqu’à ces terres barbares. La vie est ainsi faite, la raison doit primer sur les emportements de la jeunesse. En tant que femme, j’avoue avoir toujours eu du mal à réfréner ma nature passionnée et fantaisiste. J’imagine que les choses sont plus simples pour un homme…

Ah voilà que je divague à nouveau sur des thèmes à la lisière du féminisme ! Moi, une jeune fille de bonne famille, comment oserais-je côtoyer cette racaille en jupon ! … On m’a rapporté que le mouvement des suffragettes gagnait de l’ampleur, est-ce vrai ? Ici, nous sommes bien loin de ces considérations. Tout a l’air si simple, et pourtant je sais bien ce que disent les adultes, que le gouvernement est le plus corrompu qu’on puisse imaginer, et que toutes sortes de choses mauvaises ont lieu… Pourtant à chaque fois que je suis à la fenêtre de ma chambre, j’écoute la mer, je vois les couleurs de l’eau et du ciel changer, des nuances de rose très pâle, d’argenté, d’or transparent, les mouettes et les goélands traversent le ciel, les bateaux de pêcheurs vont et viennent ainsi que quelques steamers… Et je ne peux tout simplement pas concevoir que les choses aillent si mal.

Tu vas être surpris quand tu vas me voir ! En effet, mon cher ami, je me suis laissée emporter par cette mode qui nous vient de Mu ! Je te vois déjà pâlir en m’imaginant dans ces vêtement qui ne cachent pratiquement rien et surtout pas les jambes… Mais non, en fait je me suis… Coupée les cheveux ! Je ne sais pas trop ce qui m’a pris, j’en avais eu envie. En fait j’avais envie de changer quelque chose dans ma vie, je ne savais pas quoi, et puis sans trop y réfléchir j’ai pris un paire de ciseaux et j’ai taillé. Comme tu peux t’en douter, le résultat n’était pas très probant, et quel choc, même pour moi qui me retrouvait avec une longue natte noire dans la main ! Je me suis assise à ma coiffeuse, j’ai passé les mains dans mes nouveaux cheveux. Quelle sensation étrange, je me sentais si légère comme si je portais un poids en moins. Je ne me trouvais pas trop laide ainsi, mais je ne me reconnaissais pas non plus ! Il m’a fallu prendre mon courage à deux mains pour descendre voir Maman et lui demander son avis. J’aurais pensé qu’elle le prendrait plus mal. Mais à part un petit cri de surprise et après une rapide explication, elle m’a juste poussée à remonter dans ma chambre avec elle pour égaliser ce « travail de sagouin »… Tu sais comme elle a parfois un franc parler que je préfère ne pas qualifier… Tout ça pour dire que qu’à présent mes cheveux tombent tout droit et frôlent tout juste mes épaules. Mes épingles à chapeau sont donc devenues temporairement superflues et pendant les prochains mois il me faudra uniquement me coiffer avec des barrettes ou des bandeaux.

J’ai évoqué plus haut la prochaine rencontre que nous aurions, et c’est qu’en fait elle pourrait être moins loin dans le futur que tu ne le penses. Le commerce de Maman fonctionne assez bien, et elle a décidé de venir à Artland pour voir avec d’autres investisseurs les possibilités d’ouverture d’une boutique à Liberté. M Bounty, son partenaire dans cette ville, nous a déjà envoyé quantité de documents et dossiers, ainsi que toutes sortes de notes d’informations pour que Maman puisse préparer au mieux ses affaires. Cela me fait plaisir que notre commerce puisse gagner de l’ampleur, pourtant quelque chose me gêne, cela fait quelques jours, depuis qu’elle a reçu un de ces dossiers, que Maman a une humeur assez sombre et paraît préoccupée, irritée aussi. J’espère que cela lui passera bientôt, ce serait dommage qu’elle ne profite pas pleinement de ce voyage.

J’aurais bien sûr pu rester à Zéphyropolis pour surveiller les affaires, mais j’ai bien plus envie de venir visiter ta ville dont tu m’as tellement parlé quand tu étais ici. J’avais surtout envie d’enfin voir un opéra. Tu m’avais tant raconté les belles dames et beaux messieurs, la foule colorée et distinguée, les lumières dans la nuit, le va-et-vient des fiacres amenant tout ce monde, et puis cette étrange musique des instruments de l’orchestre que les musiciens accordent tandis que la salle se remplit, et puis le silence seulement troublé par quelques quintes de toux, et enfin le lever du grand rideau rouge ! J’espère qu’il y aura de belles représentations quand je serais là !

Nous arriverons à bord de l’Albatros, normalement vers le 15 novembre au port de Liberté. D’ici là, je t’envoie cette lettre qui devrait me précéder d’une bonne dizaine de jours je pense, et je vais retourner à l’effervescence qui règne ces temps-ci, entre notre déménagement et les affaires à régler… Et tu vas rire, je n’ai rien à me mettre ! La différence de climat est telle que j’ai bien peur que mes vêtements les plus chauds soient tout juste bon pour votre été et nous allons arriver avec les premiers froids. Après tout ce que tu m’as dit sur le brouillard et la pluie en Artland, je m’attends presque à geler sur place !

Je te laisse mon ami et je te dis à très bientôt j’espère !

Elise »




Jean prit bonne note de la date probable d’arrivée du bateau et du nom de celui-ci, se promettant de passer au port ce soir pour avoir quelques renseignements supplémentaires et ne pas manquer l’Albatros.

Le jeune homme écarta les rideaux fins pour prendre la mesure du brouillard et se convaincre qu’il était bien épais et risquait de durer toute la journée. Dix heures moins vingt- cinq, il enfila son manteau, posa un chapeau melon sur sa tête, attrapa la sacoche qui l’accompagnait toujours et contenait au moins en toute circonstance un livre, un cahier, une bouteille d’encre, une plume et un crayon à papier. L’omnibus ne tarderait pas à passer au coin de la rue. Il descendit d’un pas vif l’escalier de la pension, salua brièvement sa logeuse, et sortit dans la rue qui était animée comme à l’accoutumée, quel que fût le temps. Un garçon d’une dizaine d’année vendait le journal l’Aurore à la criée, pour la somme modique de 5 as, « tout sur les dernières manifestations dans les mines du nord du pays ! Le meurtre d’un boulanger massacré par un client dément ! »

Jean en prit un, et eut tout juste le temps de jeter un œil aux gros titres avant que l’omnibus n’arrive, rouge, deux étages et tirés par deux épais chevaux de trait. On y montait par devant, aux arrêts réguliers, on jetait 1 as dans la tirelire dévolue à cet usage, à côté du cocher, et puis on prenait place sur une des banquettes en bois, avant de descendre par l’arrière le moment venu. Dans de plus en plus de rues le tramway remplaçait l’omnibus, mais ce n’était pas encore le cas dans ce quartier. Le transport en commun restait tout de même l’affaire des classes modestes et moyennes, ceux qui en ont la possibilité préférant de loin le choix du fiacre, ce mode de transport restant dans l’absolu abordable pour un tarif tournant autours de 5 as la course.

L’omnibus amena Jean à une vingtaine de mètres de l’entrée principale du bâtiment des archives municipales. Dans l’encombrement de la voiture, il avait tout juste pu en savoir un peu plus sur les pourparler avec Ravensbrück afin d’établir de nouveaux comptoirs sur la côte au sud ouest de cette cité état, dans une région désolée, habitée uniquement par des pêcheurs miséreux. L’installation de colons d’Artland serait à ne pas en douter un facteur remarquable de développement pour ces pauvres gens. Mais, songeait le jeune homme en arrivant en vu du grand escalier devant les Archives, il n’en reste pas moins évident que l’intérêt de notre pays est surtout de pouvoir exploiter les mines de l’arrière pays. Les superstitions évoquant des monstres souterrains en faisaient une région à éviter à tout prix, malgré les richesses qu’elle recelait. Cependant, les citoyens d’Artland sont connus pour ne pas craindre la magie ou les malédictions, ce sont des peurs d’un autre âge ! « Le 13e siècle de l’ère de la Grande Restauration des Royaume serait sera celui des Lumières de la Science, ou ne sera pas », c’est du moins ce qu’avait dit un auteur il y a une cinquantaine d’années. Si on observe tous les progrès réalisés en ce demi siècle, il est évident que d’ici peu les pistolets, fusils et revolvers auront remplacé les épées et les arc, et que le chemin de fer succèdera partout aux caravanes ! Bien sûr il faudrait encore du temps, mais le progrès est en marche, et personne ne l’arrêtera !

Confiant dans l’avenir de son pays, il était tout naturel pour Jean Apostat d’accepter une carrière de fonctionnaire, une voie par ailleurs tout à fait honorable, et qui lui permettait pour ainsi dire de vivre en gentilhomme. Il passa les hautes portes à battant ornés de vitraux aux motifs contemporains, et puis se dirigea vers le guichet où il put se présenter et indiquer qu’il avait rendez-vous avec M. Adam, directeur des archives.

On lui indiqua l’escalier à sa droite. Il passa devant les toilettes et s’arrêta avant quelques bureaux de fonctionnaires chargés de classements de fonds récemment arrivés. Comme indiqué, il se dirigea vers le premier étage. Là dans le couloir, il se fia aux noms sur les plaquettes métalliques, au fond à sa gauche il vit une porte vitrée donnant sur le secrétariat du directeur, à en juger par le bruit de la machine à écrire qu’on utilisait à un rythme soutenu. Jean Apostat annonça son arrivée quelques coups brefs, le bruit cessa et on le pria d’entrer. Il salua la femme brune entre deux âges à son bureau et se présenta. Elle le pria d’attendre un moment, frappa à la porte du directeur, entra quelques instants avant de s’adresser de nouveau au visiteur « Monsieur Adam va vous recevoir M. Apostat ».

Le directeur devait avoir une cinquantaine d’année, d’allure distinguée et avenante, il se leva et pria le jeune homme de s’asseoir dans un siège tout à fait confortable. De toute évidence ce bureau était un endroit agréable. Situé à l’angle du bâtiment, des baies vitrées sur deux murs permettaient de voir l’activité dans la rue. Des bibliothèques, meubles de qualité comme le reste, contenaient des ouvrages de référence, inventaires, dictionnaires et encyclopédies à même de faciliter le travail d’un fonctionnaire chercheur et enseignant à l’université par ailleurs.

L’entrevue se révéla comme prévu une formalité plus qu’autre chose. Jean eut néanmoins l’occasion de se rendre compte que son supérieur hiérarchique était quelqu’un d’intelligent et facile à vivre, et que son travail, sans être passionnant, serait à tout le moins intéressant et tranquille.

Les deux hommes se dirigèrent ensuite vers la réserve où M. Adam en personne présenta les secteurs des archives, et les grandes lignes du fonctionnement de l’établissement, les différents fonds, les travaux en cours… Jean Apostat se verrait confier pour commencer un travail sur le fonds historique de la famille Fortevigne, trie et inventaire. Les Fortevigne sont une des grandes « dynasties » de Liberté et ils s’étaient récemment décidés à faire un dépôt aux archives municipales contre la promesse d’une mise en valeur de leur patrimoine à travers notamment la rédaction d’un mémoire sur l’histoire de leur nom, depuis leur installation en Artland il y a trois siècles. Cela devenait assez courant, que les grandes familles d’industriels cherchent à faire connaître leur passé, leur patrimoine, leur réussite. A l’occasion, outre les dons aux fondations caritatives, c’était un moyen pour se faire connaître et légitimer comme notable de premier plan avant d’entamer une carrière politique
La visite se termina par l’arrivée au nouveau lieu de travail de Jean, une pièce austère de 9m², presque carrée, une armoire vide, une chaise, un grand bureau à tiroirs en bois sombre, et une fenêtre munie de barreaux, comme toutes celles du rez-de-chaussée, mesure de sécurité nécessaire se cumulant aux lourds volets. Le jeune homme fit également connaissance de son collègue et voisin, M. Tintagret chargé de l’aider et de le renseigner le temps qu’il s’acclimate à son nouveau poste.

En dehors d’une courte pause vers 13h durant laquelle Jean alla déjeuner au café en face, le reste de la journée fut des plus monotone, consistant essentiellement à transporter les boîtes contenant les documents de son fond depuis la réserve, à prendre possession de l’espace, et transformer un bureau vide en mine de papier.

Les bureaux des archives se vidèrent les uns après les autres vers 17h30 à l’horloge de l’entrée, tandis que ne s’attardait encore que le personnel assigné aux salles de prêt. Après une brève prise de congé auprès de ses nouveaux collègues, Jean héla un cab qui devait le conduire jusqu’au port, aux bureaux de la Société Maritime de Liberté. Le brouillard s’était quelque peu dissipé au milieu de l’après midi et Jean put voir un peu de l’activité intense autours des bateaux à voiles et à vapeur, entre la mer et les grands entrepôts. Le contraste était toujours fort entre les quartiers riches de l’intérieur de la ville, hautes maisons blanches ornées de sculptures baroques à chaque espace disponible, et puis les quartiers portuaires, de grands bâtiments de briques rouges et toits de cuivre oxydé, de longues charpentes d’acier semblables à des squelettes extérieurs servaient de poulies, de cages d’escaliers métalliques, et plus rarement d’ascenseurs.

Arrivant à destination, il paya sa course et descendit devant les bureaux de la Société Maritime de Liberté, qui par extension progressive de son activité était devenu la Société Maritime d’Artland même. Le bâtiment était centenaire, n’ayant qu’un étage et s’étalaient en surface au sol plutôt qu’en hauteur. C’était certainement une des dernières constructions de l’époque, les autres ayant toutes été remplacées par de hautes bâtisses plus récentes.

D’un pas vif, il traversa la cour du bâtiment en direction de l’accueil où il pourrait apprendre les dernières nouvelles. La Société Maritime se faisait en effet forte de renseigner ses clients au mieux et de prévenir par porteur ou télégramme ceux qui en feraient la demande, généralement des entrepreneurs pressés de prendre possession de la marchandise qu’ils attendaient depuis trop longtemps à leur goût.
En ce lundi 30 octobre, les guichets n’étaient heureusement pas encombrés par trop de clients. Il est vrai que le mouvement était plus vif le matin de manière générale, et durant la saison estivale de préférence, une vieille tradition artlandaise faisant préférer les voyages à la belle saison pour éviter les tempêtes. Les progrès dans la conception des navires et dans le rendement des machines à vapeur avaient permis de faire sensiblement diminuer les risques de navigation en automne et en hiver, mais certaines peurs mettraient du temps à disparaître. Enfin ! La vieille femme grasse avec son châle gris serré sur les épaules en avait fini avec le guichetier. Jean demanda d’être prévenu de l’arrivée au port de l’Albatros, il donna son nom, son adresse et celle de son travail, et paya les 5 deniers requis. La somme restait assez élevée mais pour une fois cela ne le gêna pas de faire une dépense un peu exceptionnelle.

Quand il sortit du bâtiment et rejoignit la rue, il s’arrêta un instant, respira l’air du soir et se décida de rentrer à pied, un promenade de peut être une demi heure, mais rien ne pressait. Il appréciait de marcher le soir, la nuit tombait, et les lampadaires étaient allumés par les employés de la compagnie de gaz. Ils passaient dans chaque grande rue et permettaient aux froides nuits d’hiver d’être un peu moins sombres. Jean sourit en passant dans la lumière, et songea que sans doute bientôt l’éclairage serait plus fort, peut être à l’image des quartiers où les usines tournaient sans arrêt, de nuit comme de jour et où les ingénieurs rivalisaient d’ingéniosité pour assurer un meilleur éclairage, autant pour améliorer les capacités de travail que pour réduire les risques d’accidents, souvent plus graves de nuit. Les voyageurs étrangers étaient souvent impressionnés de voir une telle débauche d’éclairages de nuit, au point que le ciel nocturne prenait des reflets orangés.

Le soir en hiver il valait tout de même mieux, y compris pour un homme, choisir un chemin bien éclairé, Jean se décida pour l’Avenue de la Princesse Mathilde, une des artère principale de Liberté, une rue dans laquelle on trouvait des boutiques parmi les plus riches d’une ville qui l’était déjà par ailleurs. Le spectacle des lueurs joyeuses et colorées des magasins le ravissait chaque année de nouveau quand la nuit tombait de plus en plus tôt. Cela avait été une bonne journée, aussi se laissa-t-il tenter par une pâtisserie à la vitrine alléchante, gâteaux au chocolat, mousses de fruits exotiques, pâtes de fruit et autres confiseries raffinées. Il songea à Elise qui n’avait sans doute jamais vu un pareil choix. Quand il entra une clochette au-dessus de la porte tinta, et il se posta derrière les quatre personnes qui le précédaient. Le temps d’attendre il se lança intérieurement dans une comparaison entre les mœurs de Zéphyropolis et celles de Liberté et une réflexion sur ce qu’il fallait absolument montrer à son amie en visite. Jean acheta deux parts de deux gâteaux différents et pressa un peu le pas pour rentrer, le fond de l’air fraîchissait.

Il fut vraiment content de rentrer à la pension, et se réjouissait déjà à la pensée d’un dîner bien mérité. Mme Saoudisset finirait bientôt sa journée, mais elle serait sans doute disposée à servir encore un vin chaud et un sandwich à un de ses pensionnaires. La logeuse était dans la cuisine, finissait de ranger avec la petite bonne. Jean les salua courtoisement et demanda avec un ton léger s’il était encore convenable d’espérer un petit quelque chose à dîner ? Mme Saoudisset sourit et acquiesça, proposant une tranche de rosbifs avec du pain, un sandwich en somme.

La vieille dame aux cheveux blancs vivait de cet immeuble dont elle avait hérité. Elle louait à des personnes qu’elle considérait comme respectables. Les prix étaient corrects de l’avis de Jean, et pour un supplément tout à fait modeste, on recevait le petit déjeuner dans sa chambre et on pouvait demander un petit quelque chose pour le soir. Il y avait bien une salle à manger au premier, mais elle n’était plus utilisée depuis des années, quand le mari de Mme Saoudisset était encore de ce monde. Depuis c’était uniquement à la cuisine au rez-de-chaussée qu’il fallait espérer trouver de quoi se nourrir.
Jean se rapprocha du poêle pour se réchauffer et raconta aux deux femmes sa journée et la prochaine visite qu’il aurait. Un rapide échange de regard échappa au jeune homme. De toute évidence elles avaient déjà discuté de la demoiselle de Zéphyropolis qui avait écrit et avait de toute évidence eut un impact très positif sur l’humeur de leur locataire.

La petite bonne, Milie, une lointaine petite nièce de Mme Saoudisset, prépara un sandwich un peu amélioré contribuant à faire un honnête dîner froid. Écoutant en souriant le compte rendu de leur locataire le plus bavard, elle prépara une tasse d’une boisson parfaite pour les nombreux jours froids du pays, un vin épicé corsé au rhum dans une grande tasse munie d’un couvercle pour garder la chaleur. Le plateau repas était prêt à être amené à la chambre. Sitôt qu’il s’en rendit compte, Jean remercia les deux dames fort civilement, leur souhaita une agréable soirée et emporta le plateau. Elles craignirent un moment qu’il n’eut du mal à conserver l’équilibre, entre sa sacoche et son repas, le petit paquet de la pâtisserie ajoutant à l’ensemble, mais d’un pas un peu hasardeux, le jeune homme se dirigea tranquillement vers l’escalier et son appartement.

Jean eut un peu de peine pour ouvrir la porte, faillit tout renverser, posa finalement tout ce qu’il portait par terre, puis la porte ouverte, il posa son plateau sur la table ronde près de la fenêtre de droite, jeta négligemment sa sacoche sur le divan, ferma, ôta veste, manteau et bottines, défit sa cravate et s’étira. Il jeta un œil distrait au dehors, il n’y avait plus grand monde dans les rues, un vendeur de journaux criait l’édition du soir pour les derniers passants et fiacres. Il était temps de tirer les rideaux, allumer les lampes à pétrole, et se faire une soirée agréable, dîner, finir de lire le journal, peut être feuilleter un livre et puis sombrer dans un sommeil bien mérité.
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Chap. 2

Message : # 112Message Iris
01 mars 2011, 21:11

L’ALBATROS, MERCREDI 19 NOVEMBRE.

Cela faisait déjà plus de deux semaines que Jean travaillait aux archives. Il avait pu faire le tour du fond qui lui était dévolu, prendre quelques notes, et envahir tous les espaces de son bureau de tas thématiques devant lui permettre de comprendre le classement des papiers tels qu’organisé par l’arrière grand oncle de l’actuel M. Fortevigne qui avait déposé ces documents. Il avait pris une lampe de bureau au service de l’inventaire, un tel éclairage était nécessaire avec les jours qui raccourcissaient de plus en plus. Et les journées étaient longues quand on demeurait seul dans le silence face à un tas de vieux papiers. Il parvenait à comprendre que les volontaires pour ce travail n’étaient pas si nombreux que ça malgré de bonnes conditions globales. Il se leva et s’étira en regardant les gens passer dans la rue. Il inspira profondément et se massa la nuque.

Depuis vendredi dernier déjà il avait pris l’habitude de travailler en chemise, manches retroussées. Il avait les mains noires de poussière et une telle tenue passerait sans doute pour débraillée dans d’autres circonstances, mais il avait rapidement compris qu’ici l’espace des bureaux était sacré, et qu’en quelque sorte chacun faisait comme bon lui semblait du moment que le travail avançait à un rythme convenable, celui-ci étant apprécié chaque fin de mois par le directeur qui lisait les rapports établis par les archivistes sur l’avancée de leur tri, inventaire ou mémoire. Il était 17h10 à sa montre, plus qu’une vingtaine de minutes à travailler. Il soupira, songeant que l’Albatros avait déjà du retard. Il s’apprêtait à retourner à sa table mettre un peu d’ordre pour le lendemain quand il remarqua une petite silhouette en train de courir en cherchant quelque chose du regard. Son uniforme ! Assurément c’était un des petits porteurs de message de la Compagnie Maritime !

Jean se colla à la fenêtre pour regarder où il allait, et il courait vers l’entrée des archives ! Le jeune homme enfila en vitesse son gilet, lissa ses manches et passait sa veste, tandis qu’il allait d’un pas vif au guichet central où il voyait un garçon de peut-être treize ans qui demandait après quelqu’un. M. Hopkins se levait et lui montrait la direction du bureau de Jean qui se précipitait déjà à leur rencontre.
Le garçon demanda son nom et lui tendit la missive annonçant l’arrivée du bateau, Jean signa immédiatement le reçu, et déchirait aussitôt l’enveloppe.

« L’Albatros a fait naufrage dans la nuit du 17 au 18 novembre. Les rescapés sont au Siège de la Compagnie Maritime de Liberté depuis le 19 novembre 16h30. Marchandise perdue. ».

L’annonce tombait comme un couperet. Le jeune homme eut besoin de s’appuyer au guichet. Son visage blafard autant que son expression choquée parlaient pour lui. Il se tourna vers M. Hopkins. Tout le personnel de bureau savait qu’il attendait de la visite, il en avait parlé à plusieurs reprises aux pauses de lunch, autant pour évoquer son amie que pour demander des avis sur ce qu’il pourrait lui montrer.
M. Hopkins n’était guère démonstratif mais posa tout de même sa main sur le bras de Jean pour l’apaiser ou montrer sa sympathie. Il prit aussi la note dans la main tremblante, la lut et dit doucement : « Il y a des rescapés. Avant de vous faire du mauvais sang, vous devriez aller aux Bureaux de la Société Maritime, voir ce qu’il en est. Allez y tout de suite ! » Le jeune homme souffla tout juste un remerciement et se rendit compte que le messager s’était éclipsé. Personne n’aime annoncer les mauvaises nouvelles et il avait sans doute renoncé à son pourboire.

En ramassant ses affaires dans son bureau il avait le sentiment d’être terriblement maladroit. Le temps s’étirait et ses mains ne voulaient plus lui obéir. « Et si ? ». Il ne pouvait s’empêcher de craindre le pire.

Ce fut dans un état second, imperméable à la bruine et sourd au bruit de la ville, qu’il arriva jusqu’aux Bureaux de pierres sombres, gris anthracite suintant l’humidité, la mer glacée et agitée. Il traversa la cours en courant et se précipita au premier guichet, passant devant trois autres personnes, jetant l’annonce de naufrage directement sous le nez de celui qui devait le renseigner et se moquant éperdument des contestations qu’il entendait. On lui indiqua une grande pièce à côté des entrepôts, l’agitation qui y régnait devrait assez bien lui permettre de se diriger.

Sans écouter la fin il traversa la salle d’attente, parvint face à la mer gris vert, le vent était froid et en bourrasque. Il regarda à droite, à gauche. A gauche ! A une trentaine de mètres il vit un bateau de pêcheur et une troupe s’affairant. Tandis qu’il se rapprochait son attention était focalisée sur la voiture noire des pompes funéraires, deux chevaux noirs, des œillères, le cocher qui avait remonté son col et serré son écharpe, son chapeau enfoncé sur la tête, non loin de là des officiers de police, et des brancards. On évacuait les victimes…

Les pavés glissants, Jean manqua de tomber trois ou quatre fois. Son arrivée attira l’attention d’un homme qui le désigna à un autre qui lui tournait le dos.

« Je m’appelle Jean Apostat, je cherche Mademoiselle Elise Duret et Madame Cynthia Duret sa mère !
- Nous n’avons pas encore fait la liste des rescapés et des disparus, vous pouvez voir à l’intérieur… » Bref signe de tête en remerciement, le jeune homme se fraya un chemin et passa de grandes portes de hangar.

A l’entrée de la salle il stoppa net. L’obscurité grandissait, et dans l’ombre il ne voyait plus guère que lits de camp, quelques tabourets, des gens prostrés emmitouflés dans de grandes couvertures brunes, semblaient prier. C’était bien le moment ! Jean ne pouvait comprendre qu’on remercie des dieux hypothétiques d’un sauvetage à un naufrage que leur toute puissance inexistante avait provoqué. Au fond, à la limite de la lumière d’une lampe à pétrole accrochée à une poteau de bois, des silhouettes immobiles, allongées par terre, sur le sol froid.

Une femme d’une quarantaine d’années se tenait à sa gauche, atone, traits tirés, serrant sa couverture. Il voulut parler, mais la gorge étranglée, n’y parvint pas tout de suite, il toussa, respira et :

« Je vous en prie, avez-vous fait la connaissance pendant la traversée de Madame Cynthia Duret ou de sa fille, Mademoiselle Elise Duret ? » Elle le sembla chercher la source de cette voix, perdue dans les ténèbres, hagarde :

« Non, je… regrette… A quoi… ressemblaient-elles ?
- Elles viennent toutes les deux de Zéphyropolis… La jeune fille avait les cheveux courts, vous savez, comme ils les portent à Mu ?
- Je crois les avoir entrevues… mais je ne sais pas ce qu’elles sont devenues. » Les yeux dans le vague elle cherchait des images dans les brumes : « Il me semble que le jeune homme avec les cheveux longs, là… a passé quelques temps avec elles.
- Merci infiniment »

Jean se dirigea à grandes enjambées vers l’homme en question, enroulé dans une couverture, assis sur un tabouret, on devinait un costume gris clair et de longs cheveux bouclés tenus dans le dos, une coupe atypique dans ce pays. L’homme devait avoir autours de vingt sept ans, il avait des traits fins, pâles, et des yeux noirs. Il se leva à l’arrivée du visiteur. Il dépassait Jean de presque une tête. Celui-ci s’arrêta à deux mètres, hésitant à demander ce qu’il craignait.

L’étranger lui adressa un regard intense et pourtant transparent. Comme tous les autres il avait été gravement éprouvé, mais quelque chose émanait de lui, signifiant qu’il était d’une certaine façon encore « prêt » :

« Je suis désolé. J’ai entendu ce que vous demandiez à l’instant. Je m’appelle Tristan Ziniac. J’ai fait la connaissance des dames Duret durant la traversée. Je… » Il soupira en baissant les yeux, laissant Jean accuser le choc : « Je suis désolé. »

Jean semblait tanguer, à moitié assommé. Il ne savait plus du tout quoi faire maintenant. C’était sûr, elles étaient mortes. Toutes les deux. Il ne pouvait pas se résoudre à demander lequel des corps était le sien. Elle qui avait été si vive, si vivante, comment croire qu’un corps froid et rigide pouvait avoir été son devenir ! Il déglutit les yeux dans le vague, ravalant les larmes qui lui venaient. Il inspira profondément. Il ne voulait pas avoir un malaise ici, la situation était déjà assez pénible comme ça sans avoir besoin de se tourner en ridicule. Mais il avait besoin de s’asseoir. Tristan le remarqua et lui céda son siège. Jean s’effondra dessus sans un mot. Il n’arrivait toujours pas à comprendre, à prendre la mesure de ce qui se passait.

Jean parvint à murmurer une demande « Comment ? ». Tristan l’entendit à peine et répondit tout aussi doucement :

« Nous avons été pris dans une tempête et le bateau a fini par se déchirer le flanc sur un rocher affleurant la surface, les canots de secours ont dus être mis à la mer. J’étais avec elles. Notre canot a été ballotté, puis retourné. Nous sommes tous tombés à l’eau. Elle était glacée. Les gilet de sauvetage nous ont aidé à ne pas nous noyer et nous avons tout fait pour rester ensemble, nous accrochant tous à une corde, mais quand à la fin de la nuit la tempête s’est calmée et que les autres canots, je ne sais par quel miracle, nous ont retrouvé, elles étaient mortes, de froid et d’épuisement, certainement. »
Il se tut un moment.

« Vous êtes Jean, n’est-ce pas ? Elise m’a parlé de vous… Ce n’est qu’une piètre consolation, je sais. »

Un officier à l’entrée de la salle prenait les noms des rescapés, et un autre notait des renseignements sur les morts retrouvés, cherchait à les identifier pour au moins prévenir le plus vite possible leurs proches.

« Que s’est-il passé ensuite ? »

Tristan acquiesça, lui aussi aurait eut besoin de l’histoire complète pour accepter la brutalité de l’événement. Mais il était difficile d’expliquer ce qui avait eu lieu. Des heures de récit ne suffiraient pas. Et aucune ne donnerait de réponse à ce qu’il avait vécu. Aucun témoin ne le pourrait.

« Nous sommes montés à bord des autres canots… Et nous avons… Fait en sorte que les corps de nos compagnons ne disparaissent pas dans les flots. Nous avons eu de la chance, cette route maritime est très fréquentée, et nous avons été recueillis par un groupe de pêcheurs qui nous ont amené ici. »

Silence.

La pénombre glacée devenait étouffante. Jean appréhendait encore plus de rentrer chez lui et de passer la soirée seul. Il réprima un tremblement. Il sentait qu’il était au bord de la rupture. Il ferma les yeux et se concentra sur sa respiration. Sur sa dernière expiration il s’adressa à Tristan :

« Qu’allez vous faire maintenant ?
- Pour être tout à fait franc, je n’ai pas prévu grand-chose. Ce voyage tenait un peu de la folie. Je comptais dormir à l’hôtel durant quelques jours, le temps de trouver un logement acceptable. Je suis violoncelliste. Je me suis produit à Ravensbrück et quelques temps à Zéphyropolis, mais j’ai toujours voulu découvrir Artland et sa musique. J’ai longuement préparé cette traversée et j’ai tout perdu durant le naufrage. Le pire dans tout ça, c’est peut être la disparition de mon instrument, ceux de bonne qualité sont… Peu importe pour l’instant… Je ne sais pas comment je vais faire. Je suis vivant, c’est déjà un bon point de départ.
- A moi aussi d’être franc… Je n’ai pas envie de passer un soir aussi funeste à ruminer seul… Peut être pourrais-je vous inviter à dîner, un repas en l’honneur d’Elise… Je pourrais aussi vous loger deux ou trois jours, le temps que vous trouviez une solution à vos problèmes ?
- Je salue votre courage et tout aussi franchement, votre proposition m’ôte une méchante épine du pied. Je regrette de faire votre connaissance dans de telles circonstances.
- Je peux imaginer qu’Elise nous aurait présentés, elle… »

Sa voix s’éteignit. Jean porta sa main à son front, le frotta, s’essuya discrètement les yeux. Il respira profondément et se leva. « Je vais voir ce qui est prévu, au sujet des cérémonies funéraires, et nous partirons, cela vous convient-il ? » Acquiescement de Tristan.

L’homme qui prenait le nom des morts était des Pompes Funéraires. Comme tous ceux de sa profession, il savait manifester un tact remarquable et à propos face à la douleur des survivants. Il donna sa carte au jeune homme. Le fait que les deux dames Duret étaient réputées ne pas avoir de familles proches en Artland allait sans doute placer les funérailles pour cette fin de semaine. Jean donna le nom du collaborateur de Madame Duret à Liberté. Elle y était en contact régulier avec M. Bounty, homme d’affaires et entrepreneur, lui serait en mesure de donner des informations plus précises sans doutes. Que se passerait-il ? On le préviendrait par porteur de l’enterrement, s’il voulait bien laisser ses noms et adresses ?

Tristan laissa glissa sa couverture au sol, s’étira discrètement, tendit et relâcha plusieurs fois les muscles de ses mains. La pluie dehors s’était mise à tomber assez fortement. Il laissa son nom et précisa qu’il comptait loger un moment chez M. Jean Apostat, dont l’adresse figurait plus haut.

Les deux hommes durent affronter la pluie froide, le quartier à la nuit tombée était plutôt désert et ils n’auraient guère de chance de pouvoir héler un fiacre. La violente sensation de coups de fouets détrempés les ramena à la vie. Ils se mirent à courir en direction de la lumière des lampadaires à côté des dernières boutiques des grandes rues illuminées et riantes de Liberté. Les quelques passants se pressaient sous leurs parapluies, vers chez eux, ou bien prendre une bière au chaud dans un des nombreux cafés et cabarets qu’on trouvait dans cette avenue ou d’autres.

Ils arrivèrent, chaussures imbibées d’eau, devant un café- concert. Ils n’avaient pas prévu de s’arrêter mais de nouvelles trombes d’eau les incitèrent à suivre un passant qui se précipitait dans l’établissement.

La Fée Verte faisait salle comble. Jean était plusieurs fois passé devant sans entrer. Il voyait à présent que l’espace était assez grand, rythmé de poteaux d’aciers imitant du bois peint en rouge sombre, boiseries façon acajou aux murs et nombreuses lampes à huiles, protégées des chocs par une fixation métallique aux murs et plafond. Effluves de tabac, alcool, plat du jour, discussions animées, chanteuse au fond sur une estrade au fond qui criait plus qu’elle ne chantait.

Quelques secondes immobiles et ne sachant plus trop où se mettre, ils furent bousculés, durent avancer pour éviter des clients voulant sortir et furent conduits par les courants jusqu’à un coin à côté du comptoir. Un couple avait fini de dîner et s’apprêtait à payer, d’ailleurs déjà une serveuse les avait vu, elle tendit l’oreille pour les entendre dans le brouhaha, l’homme paya, la femme se levait, contraignant Jean à se plaquer contre le mur en bois près du comptoir pour la laisser passer, et juste après ce fut Tristan qui le poussa à prendre rapidement les places encore chaudes sur une banquette rembourrée dont le tissu avait connu de meilleur jour. La serveuse remarqua sans doute que les deux hommes étaient trempés, et elle leur demanda s’il voulait dîner. Acquiescement rapide de Tristan à la surprise de Jean. Le plat du jour ? Mouton au curry. Parfait. Et deux bières, merci.

Le contraste avec le lieu qu’ils venaient de quitter était parfaitement saisissant, pour l’un comme pour l’autre. Ils restèrent silencieux un moment, mais la clameur bavardait pour eux, avec ou sans eux.
En face, contre un poteau, une jolie rousse aux cheveux frisés ramenés en un chignon incertain, un ruban noir autour du cou, sa peau claire tranchant sur sa gorge en décolleté avec la robe au motif de fines rayures suie et chocolat. Elle riait en levant la tête regardant son compagnon, un homme à la moustache noire, costume anthracite, chapeau melon. Juste derrière eux, des étudiants sans doute, en train de faire un concours de buveurs d’une liqueur que Jean n’identifiait pas. De nombreux groupes, oscillant, discutant, dansant un peu… La serveuse en robe sombre portait un plateau au dessus de sa tête, et le posa sur la table, deux grandes assiettes chargées de riz et de sauce, et deux chopes de bière.

« Ma logeuse a encore une chambre de libre au 3e étage. Cela fait quelques mois qu’elle n’a pas été habitée, mais je pense qu’elle pourra être rafraîchie assez rapidement. Je parlerais demain à Mme Saoudisset, je pense qu’elle n’y verra pas d’inconvénient.

- Je vous remercie, vraiment. Je ne sais pas exactement comment les choses se passent dans ce pays, étant musicien, je songeais à me faire engager dans l’un des grands orchestres, ou peut être à l’opéra ? Sans vouloir me vanter, j’étais plutôt bon à Ravensbrück, et j’avais l’intention de me perfectionner ici où l’on dit que les meilleurs violonistes se produisent. Il va me falloir quelques jours pour trouver une solution à ma situation, sans instrument, je crains de n’avoir aucune chance de trouver l’emploi que je suis venu chercher, et en racheter un autre avec la poignée de pièces qui n’est pas tombée de ma poche… J’imagine qu’il me faudra trouver un travail qui me permettrait de mettre suffisamment d’argent de côté pour… Je suis désolé, je m’attarde sur des considérations financières alors que vous avez perdu une amie chère…

- Non, je comprends et je ne vous en veux pas, il faut… Pour ce qui est de votre problème, je dois pouvoir discuter avec quelques amis, et voir s’ils ont un travail à vous proposer… Je ne peux rien garantir, mais je crois me rappeler que l’un de mes anciens camarades à l’université avait un cousin qui travaillait à l’opéra, il pourra peut être vous aider ? »

Tristan sourit légèrement, regard dans le vide, et buvait doucement. Ils mangèrent encore un moment sans parler.

« L’ambiance des tavernes de ce pays est agréable. Par contre je ne suis pas encore fixé sur la chanteuse, elle est représentative des goûts de cette contrée ? »

Une ombre traversait le regard de Jean, ses traits tirés en une expression douloureuse.

« Je ne suis pas habitué aux cafés et aux bars, mais je crois… Qu’il y a de meilleures chanteuses à Liberté » Sourire grimacé sans regarder son interlocuteur. Il renifla, s’essuya le nez rapidement du dos de la main. Regard morne en coin à Tristan.

L’étranger posa sa main sur l’épaule de son nouvel ami, signe international de sollicitude : « Je n’ai jamais vraiment eu de famille, ni n’ai perdu d’ami proche, alors je crois que je ne pourrais rien dire qui soit vraiment un soulagement. Et je ne voudrais pas non plus t’accabler de paroles creuses. Sache que j’apprécie vraiment ce que tu fais pour moi. Si je peux t’aider en retour, dis-le moi »
Jean ne remarqua pas tout de suite qu’ils en étaient venus à se tutoyer. Cette sympathie le soulageait et il se sentait un peu plus en état de faire face à la suite des événements.

Il tenait sa fourchette sans conviction, tapotant un morceau de tendons au milieu du riz saucé, la laissa tomber sur l’assiette à demie pleine sans plus s’en soucier et s’enfonça avec sa chope. Dehors il semblait pleuvoir encore densément, mais moins fortement. Les lumières vacillaient, déformées par la vitre détrempée. Un couple sortit en riant, la femme serrant le bras de l’homme qui ouvrait tant bien que mal un parapluie. Ils s’éloignèrent rapidement. Des ombres. Le nez dans sa bière, Jean buvait sans conviction. Il regardait distraitement Tristan, les yeux ailleurs, il subissait le contrecoup de ses récentes épreuves.

Quoi ? Qu’est-ce que c’était ?

Un mouvement dans le coin de l’œil avait fait sursauter Jean et aussitôt Tristan avait regardé aussi, mais déjà l’ombre était partie. Comme appeler autrement cette silhouette ? Il lui semblait avoir discerné une femme voilée, visage dans les ombres, les ombres de la nuit, partout… Le jeune homme frissonna et eut besoin de regarder la salle comble et pleine de lumières pour redevenir vivant. Ce n’était rien sans doute, la fatigue et la douleur pouvaient transformer un reflet en une femme, une femme qui s’était arrêtée pour les regarder, une femme qui avait posé sa main contre la vitre… Non. Il était hors de question qu’il se laissât aller à ce genre d’affabulations tout juste bonne pour des vieilles superstitieuses !

Jean se frotta les yeux et le front. Ce n’était pas le moment de déraisonner et de se mettre à avoir peur du noir. Son imagination voulait donner du sens à un stupide reflet. Il inspira profondément pour se retrouver. L’air enfumé lui était habituellement déplaisant, piquant les yeux, mais aujourd’hui, en cet instant, la chaleur moite qui le laissait flotter entre deux eaux le rassurait. Il avait besoin de cela. Il faudrait rentrer chez lui. Dans une chambre sombre, froide et silencieuse. Il abandonna sa chope à la moitié.

Le regard de Tristan qu’il croisa lui signifia que tous les deux étaient d’accord. Il était temps d’y aller. La pluie semblait vouloir cesser. Payer, et sortir dans l’air froid.

La chaleur ne tint pas longtemps, mais la route n’était pas longue non plus. Jean ne se l’expliquait pas vraiment, mais il se sentait une profonde sympathie pour son compagnon d’infortune. Ils étaient tout ce qu’il y a de différents, un fonctionnaire pragmatique et un musicien errant, les mondes qu’ils avaient fréquentés jusqu’à présent n’étaient pas comparables. On aurait pu dire que l’un était de ceux qui assistaient au spectacle en payant leur place et que l’autre était précisément celui qui était payé pour cette même représentation. Pourtant il y avait un bien être sensible, la sensation d’être compris, de pouvoir avoir une totale confiance… Etrange en fait. Il avait toujours privilégié la prudence et la réflexion, y compris dans les relations humaines, gardant son quant à soi en attendant de savoir de quoi la personne était vraiment capable. Mais curieusement avec cet étranger passablement excentrique, rien de tout cela. Au contraire ?

Le silence et le froid, la fatigue, les membres lourds. Ils rentrèrent au logement de Jean. Comme encouragés par le silence, ils parlaient bas et s’affairaient en chuchotant. Le canapé fut aménagé sommairement, une couverture chaude, un coussin, une chemise de nuit ample, et les bienfaits du sommeil, remède universel à la douleur.
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Iris
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Chap. 3

Message : # 113Message Iris
01 mars 2011, 21:13

LE MATIN DE TRISTAN, JEUDI 20 NOVEMBRE

Quand Jean commença à émerger des brumes, vers 6h00 peut être, ou un peu avant, il éprouvait une grande lourdeur, l’impression d’être un poids mort à l’issue d’une nuit sans rêve. Pourtant, alors qu’il ramenait son corps à la vie en inspirant profondément, les yeux collés du sable de Morphée, il y avait dans le fond de son esprit une sensation étrange, comme s’il avait oublié quelque chose dont il devait absolument se souvenir, comme une silhouette noire devant un abîme ou un malstrom … ?

Il se frotta les yeux. L’air était frais hors des couvertures. Il faudrait allumer le poêle pour changer ça. Allongé sur le dos il regarda le plafond. Bois. Il faisait nuit. Le jour ne se lèverait que vers 8h, mais l’agitation dans les rues commençait avec les premiers travailleurs du jour. Jean aurait pu se rendormir. Un autre jour il l’aurait fait, s’enfoncer sous ses draps bien chauds… Et attendre que la petite bonne frappe à la porte pour annoncer qu’elle amenait le petit déjeuner, se lever au parfum du café…

Le jeune homme prit une profonde inspiration, et enfonça résolument ses pieds dans ses pantoufles, enfila sa robe de chambre. Il ébouriffa ses cheveux en soufflant encore. L’air expiré ne devenait pas de la vapeur, cela signifiait donc qu’il ne faisait pas encore « trop » froid. Il demanderait à Mme Saoudisset d’allumer le poêle demain soir.

Apparemment Tristan dormait encore, son hôte décida de faire le moins de bruit possible. Il traversa sa chambre qui donnait sur le salon, sans porte de séparation. Il stoppa un instant, un mouvement léger et un semblant de marmonnement sur le canapé. Il ouvrit la porte précautionneusement, la referma tout aussi doucement et se dirigea vers la cuisine. Les deux femmes étaient déjà réveillées, depuis peut être une demi heure ? Il vit dans l’horloge du couloir qu’il était 6h33.

L’animation du foyer et la chaleur l’incitèrent à marcher normalement, il toussota et puis ouvrit la porte avec un « Bonjour Mesdames ! » qui aurait pu faire croire qu’il était habituellement matinal. Leur surprise à toutes les deux démentait évidemment cette impression. Elles riaient en lui demandant s’il était tombé du lit.

Mais quand il leur expliqua qu’hier au port il avait appris le naufrage de l’Albatros et la mort d’Elise, il n’y eut plus que le feu craquant le bois dans la cuisinière de fonte pour trouver la journée belle. Jean leur parla de Tristan, un musicien sans violon et qui avait tout perdu dans la même tragédie, de son désir aussi de lui venir en aide…

Sans même réfléchir, les deux femmes l’assurèrent qu’elles allaient aider l’étranger. Et bien sûr cela commençait par une personne supplémentaire au petit déjeuner. Jean arriverait-il à avaler quelque chose ? Il fallait garder des forces ! Mais oui, il était déterminé à faire face, jamais son amie n’aurait voulue qu’il se laissât aller au désespoir. Sa volonté transparaissait dans sa voix qu’il parvenait à faire garder son timbre habituel. Il se forçait à sourire, mais l’ombre de son regard, les traits douloureux et le teint vidé de sang en disaient long.

Le plan de la journée ? Profonde inspiration décontenancée de Jean. Eh bien… Il fallait bien travailler. La journée serait sans doute interminable… Mais Tristan ? Hier Jean se sentait prêt à l’aider de suite à trouver un emploi et un instrument, mais ce matin il voyait bien qu’il n’avait pas assez d’énergie pour être altruiste.

Par chance Mme Saoudisset, peut être par son expérience de plusieurs deuils, le rassura, prenant la situation avec un flegme plein d’assurance. Elle assura Jean qu’elle discuterait aujourd’hui avec M. Ziniac, lui présenterait globalement la ville, préparerait sa chambre… Et pour l’argent du loyer du nouveau venu ? Il pourrait bien attendre un peu puisque M. Apostat se portait garant !

Jean se frotta encore la figure, bailla. La chaleur de la cuisine était agréable. La tête lourde, il songea qu’il faudrait bien aller travailler. Cette pensée lui était pénible, mais comme rien ne lui faisait par ailleurs envie, il n’avait pas de raison de se défiler. Il s’appuyait sur la table, la moitié de la figure enfouie derrière sa main, sans un mot et sans presque aucune pensée.

« Voulez vous prendre votre petit déjeuner ici ? » Mme Saoudisset faillit le faire sursauter. Il lui fallu une longue fraction de seconde pour comprendre de quoi il s’agissait. « Non, je vais remonter, il faut que je fasse ma toilette et que je me prépare à partir. Je vais prévenir Tristan de votre proposition, et je vous en remercie encore »

Cette fois quand Milie se leva pour apporter le plateau jusqu’à sa chambre, il ne fit rien pour la décharger, il la précéda, ouvrit la porte, et se poussa de côté pour qu’elle pût le déposer directement sur la table ronde. Un mouvement sur le canapé, Tristan se redressait dans ses couvertures et la petite bonne tira les rideaux pour laisser entrer la lueur des lampadaires, la nuit qui pâlissait. Il faisait encore sombre, aussi la jeune fille prit-elle sur elle d’allumer les grandes lampes de la pièce qui reprenait doucement vie. Elle redescendit et ramena rapidement une carafe d’eau chaude qu’elle déposa dans la chambre, du coin de l’œil elle essaya de distinguer le visage de l’étranger baissant aussitôt les yeux en rougissant quand il croisa son regard. Tristan à présent assis regardait les allers et venues de la bonne, comme s’il cherchait à imprimer cette silhouette et ce visage dans son esprit. Quand elle eut fini, elle salua M. Ziniac d’un sourire léger, adressa une courte révérence à M. Apostat, puis s’esquiva en fermant la porte.

Les deux jeunes hommes s’installèrent autours de la cafetière et se servirent. Au début Jean pensait qu’il ne pourrait rien avaler mais finalement la raison et le désir de vivre furent plus forts et argumentèrent en faveur d’un œuf à la coque et de deux muffins avec de marmelade. Il en prit deux de plus pour ses pauses aux archives, il le faisait de temps à autre, quand il pensait que le jour serait long.

A discuter un peu, le temps passa plus vite que Jean ne l’avait pensé, et il dut se dépêcher de se préparer, mit de côté un costume pour Tristan, prit sa sacoche et fila.

Une fois seul, Tristan se leva, s’étira et regarda filer celui qui l’accueillait sans rien savoir de lui. Il passa une main dans ses longs cheveux bouclés. Il sourit en pensant que dans ce pays il n’y aurait que les femmes pour lui envier sa chevelure. Mais il ne tenait pas pour autant à la couper. Si l’avis des gens de mauvaise compagnie avait jamais eu de l’importance pour lui, il ne serait pas arrivé ici, porté par ses ambitions et sa passion. Il avait connu de nombreuses situations difficiles déjà, Ravensbrück était très loin du paradis. La cité lançait un grand pont soutenu par des centaines de lourdes chaînes noires au-dessus d’un détroit parmi les plus dangereux qui soit ; la ville était bâtie en surplomb de l’abîme, dans les parois hautes de plus de cent mètres et descendait jusqu’aux quartiers du port touchés par l’écume, le ressac et les grandes marées.

Mais là, il devenait étranger, et peut être plus déroutant, il l’était dans un pays, le seul en fait, qui ignorait délibérément la magie et même les esprits.

Une ombre passa dans son regard et son sourire disparut. Il serra les dents, une expression de colère amère. Il se détourna de la fenêtre et se dirigea dans la petite salle d’eau derrière la chambre. Il s’agissait en fait de tout juste trois mètres carrés, dallés de blanc, munis de toilettes. L’eau courante n’était pas encore installée dans le bâtiment, l’accès de l’eau usée aux égouts était assuré, mais pas encore l’arrivée aux étages, aussi fallait t-il utiliser un seau d’eau pour remplir la chasse d’eau. Un lavabo en face, une petite table, et une carafe à demi pleine d’eau tiède et un miroir accroché au mur.
Tristan se dévêtit, il versa l’eau, plongea des deux mains la grande éponge, la pressa et la laissa s’imbiber d’eau en relâchant ses mains. Un instant il revit l’eau froide et noire engloutir le navire. Il ferma les yeux. La masse de l’éponge devenait informe à l’air libre, lourde de trop d’eau, recracha et dégoulinant, le long de ses bras et par terre, abondamment. Elise refaisait surface tout comme lui, le canot de sauvetage venait de se renverser, l’eau était glaciale et le ciel sombre, le goût du sel… Il pressa l’éponge sur son front. Une eau glacée, partout. Il ne voyait plus rien, l’eau sur sa figure, dans ses yeux, ses narines, sa bouche. Il se frotta la nuque, l’eau glissait dans son dos. Ses vêtements étaient détrempés, chaque mouvement était pénible, difficile, les toiles de laine gonflées d’eau, si lourde. Tristan frissonnait. Quand il ouvrit les yeux il se vit dans la glace ronde, il était bien là. Au présent. Survivant. Tant d’autres étaient morts. Cela ne servait à rien de ressasser. Il prit résolument le savon, le frotta et fit mousser l’éponge. Le jour était bien là, la lumière entrait dans la pièce, par les deux fenêtres donnant sur la rue et celle qui n’avait que vue sur la cour intérieure. Pourtant dans l’esprit de Tristan tout était noir, un chaos d’eau et de débris. Il prit une profonde inspiration. Il ressentait à présent aussi la fraîcheur de la pièce. Il serra les dents pour qu’elles ne claquent pas et finit sa toilette au plus vite.

Il était agréable de pouvoir se glisser dans des vêtements secs et propres… Malheureusement Jean n’avait de toute évidence pas pensé à leur différence de taille ! Mis à part le caleçon long et les chaussettes, le reste n’était pas mettable. Tristan s’assit sur le bord du lit défait, ne portant en plus de ces sous vêtement qu’une chemise dont le bout n’arrivait qu’à une bonne dizaine de centimètres de ses poignets, et encore, quand il avait le bras tendu. C’était vraiment bête, lui non plus n’y avait pas pensé.

Il n’y avait pas à chercher plus loin, il devait reprendre son costume gris clair. Il le prit sur le dossier d’une chaise avec un regard critique. Lui qui mettait un point d’honneur à avoir toujours une mise impeccable, il lui faudrait y faire de grandes concessions pendant un certain temps.

Tâchant de ne plus y penser il finit de s’habiller, se sentait serré sous les bras, et n’appréciait pas de voir la toile grise froissée et tachée. Il décida donc de s’attaquer à une autre cause : ses cheveux. Après ce qu’il avait traversé, il fallait s’attendre à un grand nombre de nœuds. Distraitement il passait une main entre quelques mèches humides depuis sa toilette, et sans plus y songer, revint au coin d’eau, sol encore détrempé, vida le lavabo, et entreprit de manier au mieux le petit peigne.

Il avait presque finit quand il entendit des pas dans l’escalier, un rythme vif et léger. La bonne montait à l’étage. Tristan arracha le dernier nœud récalcitrant et accrocha ses cheveux sur la nuque avec sa barrette. Elle tenait décidément bien, elle était restée accrochée durant un naufrage après tout. Il fila dans le couloir et se pencha sur la balustrade, chercha l’origine du bruit, elle était en haut, déjà elle redescendait. Tristan recula de quelques pas jusqu’à être sur le pas de la porte et de voir la jeune fille « Ah mademoiselle ! Jean m’a conseillé de demander quelques conseils à Mme Saoudisset, pour faire mes premiers pas dans cette ville en quelque sorte… » Elle sourit « Suivez moi je vous en prie », elle le conduisit jusqu’à la cuisine.

« Ah M Ziniac ! Vous êtes levé ! Je suis vraiment désolée pour ce qui vous est arrivé ! C’est terrible. Dites-moi ce dont vous avez besoin je ferais mon possible… Oh, j’espère que vous avez réussi à manger ? Après une telle épreuve il ne faudrait pas vous laisser dépérir !
- Je vous remercie, j’ai beaucoup aimé vos « muffins », Jean m’a dit que c’était un plat très courant ici ?
- Oh oui, mais je vous en prie, venez vous asseoir près du poêle, il fait si frais ces temps-ci. …Dites moi, je croyais que M. Apostat vous aurait laissé quelques vêtements propres ?
- C’est ce qu’il avait fait, mais il se trouve que je mesure à peu près une tête de plus que lui, et cette chemise que vous voyez, je serais bien en peine de la fermer correctement au cou ! Je me demandais, n’auriez vous pas par hasard quelques vieux vêtements un peu plus grands ?
- Oh si, ce ne peut être que provisoire parce qu’ils sont vieux et certainement parfaitement démodés, et surtout parce que mon défunt Edouard était bien plus fort que vous… Toujours est-il que j’ai encore dans une malle du grenier. Je pourrais aussi vous montrer votre chambre, elle est au troisième et n’est pas très grande, mais nous devrions pouvoir la rendre tout à fait agréable…

La vieille femme continua à parler de son grenier, d’aérer la pièce, des trésors de décoration qu’elle pourrait mettre à profit, de ce qu’elle avait entendu sur le pont de Ravensbrück, sur son voyage, hormis bien sûr cette funeste nuit… Tristan répondait sans vraiment écouter. Il était reconnaissant à Madame Saoudisset et à la petite Milie de lui venir en aide avec tant de chaleur humaine… Elles ne savaient rien de lui, elles agissaient sans plus y réfléchir grâce à la recommandation de Jean, et lui-même avait accepté l’étranger immédiatement au nom d’Elise…

Elise… Tellement rayonnante, elle avait vécu dans le cocon protecteur tissé par sa mère, une femme bienveillante et forte, d’autant plus si l’on en jugeait par le fait qu’elle avait réussi à monter une affaire à l’extérieur de son pays qui pourtant, sans opprimer les femmes, ne leur laissait que peu de droit, en faisant d’éternelles mineures…

Pourtant, Elise… Il l’avait à peine connue, et si ce n’avait été sur un bateau, jamais ils ne se seraient rencontré, de même que jamais lui et Jean ne se seraient parlés, et sans doute aussi que si ses logeuses avaient une réelle idée de son passé, elles auraient refusé un individu aussi douteux comme locataire dans leur maison respectable !

Mais là, protégé par l’exotisme, le statut de victime et de protégé de ce jeune homme qui lui avait accordé sa confiance avec générosité, il ne lui était plus demandé que de choisir s’il souhaitait que tel ou tel tableau soit accroché pour agrémenter la chambre. Les deux femmes se donnaient du mal pour aérer, chasser la poussière et rendre l’endroit moins sinistre. Tristan soupçonnait à plusieurs coups d’œil que la jeune fille était surtout ravie de la nouveauté.

Et que le nouveau venu soit aussi séduisant ne gâchait rien. Il est vrai que Milie le trouvait un peu étrange avec ses longs cheveux de femmes, bouclés, châtains clairs, avec des reflets blonds dorés. Elle aurait bien aimé une telle couleur de cheveux… Mais cette coiffure ? Juste attachés avec une barrette, c’était tellement… Etrange ? Mais en même temps ses manières étaient agréables… Ses mains étaient fines et visiblement il ne devait pas faire de grands travaux avec, elles étaient fort belles, sans cal ni rougeurs. Milie aurait presque rougi des siennes propres, usées ne serait-ce que par les vaisselles.
En fin d’après midi on arriva enfin à un résultat satisfaisant. Il ne restait plus qu’à présenter les travaux à M Apostat qui rentrait assez morne de son travail. Il apprécia ce qui avait été fait, s’excusa de s’être trompé pour les vêtements. L’alternative proposée par Mme Saoudisset n’était pas extraordinaire non plus, les pantalons bien trop larges de même que les vestes et gilets. Jean proposa de prêter une somme pour l’achat d’une base vestimentaire au tailleur qu’il fréquentait lui-même, un de ceux qui garantissait que les vêtements tombaient biens et duraient plusieurs saisons sans peine malgré le climat d’Artland. Bien sûr Tristan promit qu’il rembourserait sitôt qu’il le pourrait tout ce qu’on lui avançait… Tout en songeant avec une sensation de pincement inquiet que les dettes commençaient à s’accumuler à peine arrivé et qu’il n’était certainement pas au bout de ses peines…

Alors qu’il semblait que la soirée s’achèverait assez morne, Mme Saoudisset surprit tout le monde en invitant Tristan, Jean et Milie dans le vieux salon, celui qui n’était jamais fréquenté et toujours fermé. D’ailleurs cela se sentait, dans les tapis, les rideaux, et peut être aussi dans la grande table. Il n’y avait que deux portes, l’une donnant sur le couloir et l’escalier central de la maison, et l’autre donnait sur ce qui paraît-il avait été le bureau de feu M. Saoudisset. La veuve leur demanda de l’attendre un instant tandis qu’elle cherchait quelque chose. Ils l’entendirent depuis la petite pièce :
« Je me connais très mal en musique, et je ne sais pas du tout ce que ça vaut, mais quand vous avez raconté à Milie ce matin que vous étiez violoncelliste, je me suis demandée si… » Elle arrivait en portant un violoncelle couvert de poussière comme si c’était un gros bébé. « Mon cher Edouard a toujours trouvé que la forme de cet instrument était inspirante et reposante. Je n’ai franchement jamais compris pourquoi, mais je l’ai laissé tel quel. Il y un étui et un archet, mais ils ont été rangés plus loin dans ce capharnaüm »

Le sourire de Tristan était évident et lumineux. Il s’approcha de l’instrument avec tendresse et le prit, le caressa, fronça les sourcils en glissant sur la poussière qui laissa une trace grise sur ses doigts. Il tira une chaise, s’assit comme s’il voulait jouer. Il semblait penser « mon pauvre ami, on t’a délaissé si longtemps, attends un peu, laisse moi te redonner vie ». Il prit sans trop y faire attention le chiffon que lui donna Milie et ils purent voir la lumineuse transformation…

Elle était encore inachevée quand Mme Saoudisset ravie ramena l’archet. Il fallait bien sûr accorder l’instrument, et songer à changer une corde aussi… Mais bientôt Tristan parvint à tirer quelques notes prometteuses qui réjouirent l’assemblée. Il disait être rouillé et avoir besoin de s’habituer à cet instrument, mais la veuve le corrigea aussitôt : il devait se familiariser avec *son* instrument. L’étranger se leva, alla vers elle, sa gratitude était transparente. Il saisit avec douceur les deux mains de la vieille femme surprise, se pencha vers elles et les embrassa jointes. Les trois citoyens d’Artland étaient à la fois étonnés et amusés, ici les remerciements ne prenaient pas tout à fait cette forme si… démonstrative ? Personnelle ?

Le musicien insista néanmoins pour simplement l’utiliser le temps qu’il puisse en acheter un nouveau car il ne voulait priver la veuve des trésors qui lui rappelaient son époux défunt. La vieille femme était troublée, ne sachant plus comment se comporter durant quelques instants, mais ce compromis lui convenait. Il pourrait venir s’entraîner ici quand bon lui semblerait, sa chambre étant sans doute un peu étroite pour cela.

Et bien sûr il faudrait qu’il dise à Milie à quelle heure elle devrait le réveiller. Il fut décidé qu’elle l’avertirait quand le petit déjeuner était servi pour Jean et qu’ils le prendraient ensemble, dans un confort supérieur à celui de la petite chambre. A propos confort, Jean n’oublia pas en frissonnant de fatigue plus que de froid qu’il serait bon maintenant de faire allumer les poêles des chambres chaque soir.



Qu’était déjà ce rêve ? Comme une ombre devant un maelstrom… Ou plutôt deux ? Qui semblaient attendre ? Non… Il valait mieux se souvenir de son sourire et de sa lumière…

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Chap. 4

Message : # 114Message Iris
01 mars 2011, 21:15

ATTENDRE, VENDREDI 21 NOVEMBRE

Vendredi dans la journée, un porteur arriva au domicile de Jean et Tristan. Sa missive annonçait que la Compagnie des Pompes Funéraires avait pu retrouver un membre de la famille Duret, et que conformément à sa volonté, une cérémonie religieuse aurait lieu dimanche 23 novembre à 15h00 au temple du cimetière de la Pitié.

Jean était un peu étonné de cette mention d’une cérémonie religieuse. C’était, expliqua-t-il à Tristan, une pratique un peu désuète, essentiellement le fait de quelques vieilles personnes ou de ruraux. Alors quelle forme revêtait les funérailles pour tous les autres ? Généralement ils organisaient une veillée méditative où se retrouvaient tous les proches du disparu, ils faisaient fréquemment un éloge de son œuvre, échangeaient éventuellement quelques considérations philosophiques. Dans certains cercles il était même paraît-il à la mode de préparer une annexe métaphysique à son testament, et ce texte était lu lors de la veillée, donné à méditer… Ensuite avait lieu, aussi bien pour les croyants que pour les athées, la mise en terre. Pour tous c’était un moment solennel, et il n’était pas rare que le cortège et la pierre tombale soient précisément décrits dans les annexes du testament. Certains devenant à force de véritables livrets à vocation littéraire.

Mais Elise n’avait certainement pas eu le loisir d’écrire un tel texte.



FACE À LA FENÊTRE, SAMEDI 22 NOVEMBRE

Dimanche approchait. L’ambiance était lourde dans toute la maisonnée. Jean restait des heures un livre qu’il ne lisait pas à la main en regardant sans voir au dehors. Tristan avait eu l’occasion de faire ses courses. Il s’était décidé pour des costumes sobres et un extravagant manteau long et ample qui avait attiré la consternation des tailleurs qui avaient pourtant insisté sur le fait que personne dans la bonne société ne portait ce genre de vêtement. Pourquoi le vendre alors ? Il y avait régulièrement des excentriques qui les réclamaient malgré tout… Tristan avait également acheté une belle canne noire, expliquant qu’une vieille blessure à la jambe l’élançait à l’occasion et le faisait boiter, ce que ni Jean ni Madame Saoudissait et encore moins Milie n’avaient remarqué.

Depuis qu’il s’entraînait dans le salon- salle à manger, celui-ci reprenait peu à peu vie, et il ne semblait pas impossible que Madame Saoudisset à l’occasion serve dîner ou déjeuner dans cette pièce.
La pluie battait aux fenêtres. Jean s’était levé pour regarder au dehors, mais l’eau fondait toutes les silhouettes indistinctement. Un couple, ils avaient dû se laisser surprendre et rentraient au plus vite non loin de là ; une bande de gamin va-nu-pieds que la boue amusait malgré le froid ; un ouvrier et ses outils ; calèche, parapluie, parapluie, deux personnes se pressant, parapluie, la silhouette s’arrêtait près du réverbère, elle cherchait quelque chose. Quelqu’un ? Dans son mouvement, elle baissa son parapluie de côté, une femme en gris anthracite, voilée, la pluie la battait et la laissait indifférente, elle regardait, cherchait et puis regarda à l’étage, et il lui sembla qu’elle croisa son regard, l’eau dégoulinait sur sa coiffure, collait le voile au visage, calèche, fiacre, plus personne. Elle avait disparu. Comment avait-elle fait pour partir aussi vite ?

Elle avait dû sauter dans la voiture… Maintenant il lui semblait bien qu’elle avait ralenti, il n’avait rien vu à cause du fiacre qui était passé dans l’autre sens devant. Et d’ailleurs elle n’avait pu le voir, derrière la vitre. Jean frissonnait comme s’il était lui-même sous la pluie glacée.

L’ENTERREMENT, DIMANCHE 23 NOVEMBRE

Le cimetière avait poussé au nord de Liberté, dans une ancienne banlieue campagnarde et son champ de tombe était devenu la frontière entre un quartier résidentiel assez huppé et les débuts d’une partie de la ville qu’on préfère généralement éviter. Tout ce terrain consacré était entouré de hautes et belles grilles de fer forgé, et le parc de pierres était orné de saules pleureurs dont les feuilles absentes déjà auraient pu en une autre saison tomber dans l’étang qu’elles auraient caressé. Des ifs, du buis, du houx et du lierre gardaient toute l’année leur couleur morte, adoptant presque l’aspect minéral des dalles, allées, statues d’anges ou de gargouilles.

La pluie n’avait pas cessé depuis deux jours, et si on excluait les intermittences de pause, alors elle était présente depuis encore plus longtemps. La terre détrempée avait pris un aspect boueux repoussant. Des rafales de vent froid rendaient chaque pas au dehors pénible.

Des voitures amenaient les quelques personnes intéressées par la mort de deux étrangères. Parmi elles il y avait un officiel de la Compagnie Maritime, laquelle avait offert de subvenir aux frais d’enterrement en plus de verser sous peu une prime de dédommagement aux survivants, Tristan l’attendait avec scepticisme.

Sous la pluie violente, chacun se pressait dans la gueule du temple, édifice peu avenant malgré ses vœux de réconfort, un dôme posé sur un cube, quelques vitraux médiocres, un autel dans une chapelle bien sombre. La plaque commémorative à l’entrée signalait que le lieu avait été fondé par un fidèle de Sirona, la Consolatrice, Dame de l’Espoir. Cet individu pieux n’avait pas dû suivre de très près les travaux, sans quoi il aurait vu que l’inspiration de l’Etoile ne touchait pas l’architecte ni les ouvriers, et qu’en fin de compte, le lieu devenait froid, humide, et que même les chandelles étaient sinistres.
Il n’y avait pas de prêtre. Cette engeance devenait rare en Artland. Ce fut le gardien du cimetière qui prit en charge la cérémonie et les prières. Cet homme presque chauve, aux poils survivants en sa moustache, blancs, se donnait du mal pour lire avec conviction des poèmes sacrés et des homélies, mais le résultat n’était pas vraiment convainquant pour autant.

Jean au troisième rang des bancs, à gauche, voyait toutes les personnes venues pour les deux femmes Duret, leurs cercueils posés sur deux tables improvisées à l’aide de deux planches, quatre tréteaux décorés de draps blanc aux bords brodés. Il avait apporté un grand bouquet de lys blanc, elle avait toujours aimé ces fleurs et leur parfum délicat. Il y avait plusieurs bouquets de chrysanthèmes. Deux venaient de Tristan, un de lui, deux de M. Bounty, l’associé de feu Madame Duret, et un seul d’une femme âgée portant des lunettes rondes aux verres épais. Certainement la parente dont il avait été question, il croyait se souvenir avoir une fois entendu évoquer une vieille tante de Madame Duret, veuve et sans enfant croyait-il se souvenir…

Dans le froid, l’humidité et les pierres, l’émotion et le recueillement étaient étranges. Jean voyait du coin de l’œil la vieille tante qui priait ardemment, yeux clos semblait-il, bougeant les lèvres en silence. L’officier de la Compagnie maritime et son second quelle que fût sa fonction, étaient très dignes. Tristan demeurait impassible, comme totalement absent, yeux clos. Peut être priait-il ? Après tout Jean ne savait pas grand-chose de la possible foi de son ami.

Pourquoi son esprit était-il si dissipé ? Impossible de se concentrer, de prier, ou même méditer. Il avait le sentiment qu’il attendait quelque chose ? Quelle étrange impression… Tout était fini pourtant…
Quoi ? Oh, se lever maintenant. Les hommes des pompes funèbres avaient disparu et les voilà qui réapparaissaient de nulle part. Solennellement, vêtus d’épais manteaux imperméables déjà humides, ils venaient porter les deux cercueils jusqu’à leurs fosses. Le Gardien – Prêtre d’office les précéda sous la pluie et la nuit tombante. Peu à peu chacun reprit ses bouquets qu’il laisserait auprès des tombes.
Jean un peu décontenancé, ailleurs en pensée, était le dernier. C’est pourquoi quand il prit les lys et les chrysanthèmes, il remarqua un dernier bouquet, beaucoup plus petit que les autres, voilà pourquoi il ne l’avait pas vu avant. Quelle étrange composition : des feuilles de marronnier, des branches de romarin fleuri, une fleur qu’il connaissait mais dont il avait toujours ignoré le nom, et des ronces aux épines assez acérées pour qu’il se piquât douloureusement. Il glissa ce bouquet déroutant au milieu de ses fleurs et sortit en suçant le sang qui perlait à son doigt.

Il songea en marchant vite sous la pluie pour rattraper les autres que là où le petit bouquet était tombé, il avait pu être posé sur l’un ou l’autre des cercueils… Il se demanda un instant si cet ensemble de fleurs était l’œuvre du gardien. Mais pourquoi aurait-il fait ça ? Et s’il est vrai que les ronces sont assez courantes dans les parties les plus sauvages de ce cimetière, que des marronniers poussent non loin, la fleur et le romarin avaient dus être achetés intentionnellement, forcément.

Un vent glacé et une gifle détrempée le crispèrent dans son col. Quel temps épouvantable ! Elise qui n’aurait connu que le pire d’Artland… Elle aurait dû rester dans sa ville lumineuse… En cet instant, le visage dégoulinant de pluie, il ressentait encore plus intensément le choc. Il reprit sa marche.

La procession dépassa le petit étang aux saules, et arriva à une bute où les tombes n’étaient pas encore trop nombreuses. Deux fosses creusées. Jean remarqua dans un coin des bâches ramassées à la va-vite et coincée par des pierres. Il avait bien dû falloir faire des efforts pour creuser dans ces circonstances. La terre molle de trop de pluie, le jeune homme imaginait facilement que le fond des trous était une marre. Il frissonna et se demandant soudain pourquoi la grand tante n’avait pas demandé de rapatrier les corps à Zéphyropolis, leur pays.

La pluie était maintenant un peu moins dense, mais le vent redoublait au point que chacune des personnes présentes se cramponnait dans son manteau humide. Les fleurs fraîches avaient quelque chose de totalement surnaturel et presque déplacé, tellement vivantes, on allait les laisser mourir sur une pierre froide…

Une dernière prière du Gardien, presque inaudible. Des pelletés de terre mouillée, presque de boue en fait, recouvraient les cercueils. Jean fermait les yeux, il essayait de maîtriser son souffle, il voulait rester vivant, le vent froid qui le glaçait et lui faisait sentir tout son corps l’y aidait étrangement tout en lui faisant perdre sa sensibilité de parties de lui-même.

Quand il rouvrit les yeux, il remarqua que l’assemblée avait bougé, on déposait les fleurs. Il n’était pas le dernier cette fois, il déposa chrysanthèmes et lys. Il hésita pour le bouquet étrange, mais il ne voulait pas faire attendre la personne derrière lui, alors il le posa rapidement auprès d’Elise. Il regarda distraitement pour regarder qui le suivait. Et sursauta quand il ne vit personne.
Cette fois, ce n’était plus possible, il y avait eu quelqu’un ! Il marcha résolument vers le léger sommet de la bute, il tourna sur lui-même, observa attentivement les buissons de persistants, les cyprès, les rangées de pierres, les allées, les monuments.

Tristan s’approcha pour lui faire signe de rentrer et il s’apprêta à le suivre, quand d’un dernier regard, il vit la femme voilée ! Encore elle ! Mais que voulait-elle à la fin ? Il partit aussitôt à sa poursuite, « Pars sans moi, j’arriverais plus tard ! », il regarda à peine son ami, il ne voulait surtout pas la perdre de vue cette fois. Il courut à perdre haleine, mais comme porté, les tombes défilaient, les allées, les arbres, les bouquets flétris… Elle marchait vers la sortie Est apparemment, il allait la rattraper tout de suite, les chemins étaient perpendiculaires…

Rien. Non ! Pas question, il avait dû se tromper, être trompé par un buisson ou un caveau familial. A droite ? A gauche ? A gauche ! Il reprit sa course… Et s’arrêta en songeant qu’il s’éloignait de l’endroit où il l’avait vue. Il bifurqua dans une allée parallèle, prit appui sur un monument pour voir un peu plus loin, scrutant toutes les directions. Là ! Elle allait bien vers la porte des bas quartiers ! Il reprit son élan, se cogna, faillit tomber en voulant prendre un raccourci à travers les tombes, se rattrapa, et se remit à avancer résolument en pestant contre la douleur. Encore elle ! A trente mètres tout au plus ! « Madame ! Je vous en prie, attendez ! »

Elle n’avait pas entendu ou ne voulait pas s’arrêter. Elle allait arriver à la rue, il n’avait plus de temps à perdre, il ravala l’élan dans sa jambe et courut de nouveau. Vent de face, la pluie qui tombait à nouveau fort, lutter contre le souffle qui s’engouffrait dans ses vêtements lourds, elle était à la grille « Madame ! Arrêtez ! »

Et poursuivait dans la rue. Le souffle court, tenant dans son poing son feutre trempé, Jean cherchait à retrouver sa trace. Quelque pas en avant. Rue pavée et glissante. A gauche ? On allait vers les usines, grande allée déserte. A droite ? Grande rue vide vers le centre. Où était-elle ? Elle n’avait pu aller bien loin ! Il avança de quelques pas, continuant de regarder de partout. Il décida d’examiner rapidement les différentes ruelles devant, peut être que l’une d’elle… ?

Bâtiments décrépis, d’une uniformité menaçante. Les allées et ruelles menaient essentiellement à des cours intérieures mal famée et mal éclairées. La nuit commençait à tomber, elle avait disparu. Mais Jean refusait de se résigner, il continuait de prendre connaissance des lieux, avançant dans la pénombre, atteignant en fin de compte le bord d’un des canaux de Liberté. Il ne savait pas exactement quel chemin il avait pris pour arriver là… La pluie avait presque cessé, se fondant en une bruine agaçante. Une rue un peu mieux entretenue. Il se résolut à l’emprunter, peut être trouverait-il un fiacre ? Des lampadaires éclairaient ce chemin à intervalle régulier et plutôt rassurant. Froid.

Mais sa frustration de n’avoir pu rattraper la femme voilée était bien plus grande que la gêne occasionnée par le fait de ne plus sentir ni ses orteils, ni ses mains, ni même l’essentiel de son visage. Il n’était plus très sûr de son jugement et se voyait déjà victime d’hallucinations…

Heureusement la pluie s’était calmée. Agacé par la disparition de la femme voilée, Jean avait envie de marcher pour se vider la tête. Et réfléchir. Il avait l’impression qu’il aurait dû comprendre quelque chose. Mais quoi au juste ? N’étais-ce pas un drame malheureux, mais arbitraire et innocent ? Qu’est ce qui le gênait au juste ? Une sensation, comme si Elise… Non, surtout qu’en était-il de cette femme voilée ? Il imaginait mal une silhouette peinée comme elle être une folle le poursuivant pour quelque raison absurde, et il éliminait également la possibilité d’un hasard.

Elle avait semblé le suivre, ou le chercher ? Les deux ? Elle aurait pu être une parente inconnue de lui, prévenue tout comme lui du décès par coursier, ce qui expliquerait sa présence dans la rue non loin des bureaux de la compagnie maritime, le jour du naufrage. La seconde fois qu’il l’avait vu, elle avait semblé chercher son adresse. Elle aurait pu apprendre son existence par Elise ou sa mère, ou encore M. Bounty l’associé. En tous cas, le fait qu’elle fût une parente secrète expliquerait aussi sa présence au cimetière, ainsi que l’étrange composition du bouquet. Par contre cette hypothèse, même si elle ne l’excluait pas, n’éclairait en rien le fait qu’elle désirât rester anonyme. Le seul moyen de voir si cette idée était bonne, c’était de la pousser au bout.

Si elle est bien une parente vivant en Artland… Voyons, sa silhouette et sa démarche… Elle pourrait avoir entre 20 et 45ans, guère davantage. Sa mise la désigne plutôt comme une femme mûre, disons entre 30 et 45 ans ? Plutôt la génération de Mme Duret. Peut être une sœur ? Une cousine ? Aurait-elle pu vouloir se cacher de la vieille tante ? Et pourquoi M. Bounty aurait-il aiguillé les pompes funèbres sur telle parente plutôt que telle autre ? Une inimitié personnelle ? Pas impossible, mais peu convaincant. L’inconnue était peut être alors une de ces parentes déshonorées par quelque union mal assortie ? Ou bien encore un enfant hors mariage ? Ce devait être suffisamment grave pour qu’elle ne crût pas avoir le moindre espoir de pardon familial même lors d’un enterrement !

A ce niveau là, il ne servait plus grand-chose d’extrapoler, si ce n’est récupérer un sérieux mal de tête. Il lui faudrait au plus tôt rendre visite aux bureaux de la compagnie maritime. Sans doute faudrait-il prendre rendez-vous. Jean soupira intérieurement. Il désirait ardemment laver sa douleur dans des réponses promptes, mais quelque impatient qu’il fût, les choses iraient à leur rythme propre. Ah oui, et discuter avec M. Bounty. Il faudrait trouver une raison un peu plus valable que des femmes voilées pour lui parler, à moins de vouloir passer pour un sombre idiot… Le plus aisé serait sans doute de discuter avec la vieille tante. S’il n’était pas parti inutilement à la poursuite de la mystérieuse inconnue, il pourrait déjà avoir avancer d’un pas.

Où était-il ? Jean s’arrêta un instant. Il venait de déboucher sur un des nombreux canaux de la ville. Il ne connaissait pas le quartier. Cela ne l’inquiéta pas outre mesure, il suffit de descendre les canaux jusqu’à la mer pour se retrouver un moment ou un autre en terrain connu. L’architecture des environs était influencée par les grands entrepôts en aval, des maisons de briques rouges et de grandes charpentes d’acier qui devenaient support à poulies servant originellement pour les matières premières et marchandises des tisserands qui vivaient dans les environs avant que l’essentiel de cette industrie ne soit concentrée dans les grandes usines de la périphérie nord de la ville.

Le jeune homme s’attarda un peu sur un pont en bois. Le vent avait dégagé quelques nuages et on distinguait maintenant une poignée d’étoiles dans la déchirure. A Zéphyropolis, il avait passé de longues nuits l’été à regarder le ciel avec Elise. Elle aimait les étoiles filantes. Chaque année disait-elle, elle revenait les voir, sans se lasser. Elle aurait dû avoir suffisamment de vœux de bonne fortune pour mourir riche et centenaire. Superstitions ! Jean plongea son regard dans l’eau noir. Elle avait aimé la Dame de l’Espoir, l’Etoile Sirona, et cela ne l’avait pas sauvée. Elle était morte dans une mer glacée. Il se redressa en inspirant profondément l’air froid qui venait du large en remontant le canal. Une colère rentrée contre l’injustice.

Même les gens heureux meurent.
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Chap. 5

Message : # 115Message Iris
01 mars 2011, 21:19

L’ENFER

Une lueur rouge et rose grésillait dans le coin de son œil. Une enseigne lumineuse. Comment ne l’avait-il pas remarquée plus tôt ? L’Enfer. La façade n’avait rien de particulier, mais l’entrée… La pâle clarté se reflétait sur une structure ressemblant à une cage de métal mordoré, défoncée, presque une gueule grande ouverte. Un petit groupe vêtu de manière excentrique apparut à la lumière et s’y engouffra.

L’Enfer ? Jean ne fréquentait pas ce genre d’endroits. Pourtant, il s’y sentait curieusement attiré. Porté par une bourrasque glacée, il s’avança. Pas de porte. Pas de fenêtre. Apparemment il fallait descendre un escalier pour entrer, tout semblait se passer au sous-sol.

Les marches étaient couvertes d’un tapis rouge humide et portant de nombreuses traces de pas. Dès les dernières marches des échos à l’intérieur, des odeurs de tabac, et curieusement d’encens aussi l’assaillirent. La tiédeur l’attirait, il s’avança vers la loge du gardien si l’on peut dire, un homme massif qui était secondé d’un grand dogue noir, nommé Cerbère s’il fallait en croire le nom peint sur le mur au dessus de son grand panier, entre des dizaines d’affiches bariolées plus ou moins vieilles. Charon réclamait une obole de 2 deniers, et Jean put entrer pour se réchauffer aux flammes infernales peuplées de damnés volontaires. Une Erynie pleine d’attentions au vestiaire prit son manteau et son chapeau, « numéro 74 Monsieur, ne perdez pas votre jeton ».

Le jeune homme le glissa dans une de ses poches sans plus y penser, il s’avança dans un petit couloir sombre, peint en noir, il dépassa un lourd rideau retenu en de nombreux plis vert sombre. Un bar à gauche, quelques tables rondes couvertes de nappes immaculées et décorées de fleurs, au fond une estrade et un groupe de musiciens qui s’installait. Comme il restait sans parvenir à se décider quoi faire, une démone accorte vint le saluer et lui proposer de prendre place près de l’un des petits chauffages disposés le long du mur pour chasser l’humidité et le froid. Il la suivit, prit place. La démone portait une tenue délibérément provocante, noire, très courte, ses jambes décorées de bas à motifs de lierre semblait-il. Jean eut un peu de mal à la regarder en face quand elle lui demanda ce qu’il voulait boire.
Un Gin. Un Double.

Il ne savait pas que penser de l’endroit. On aurait pu le comparer avec un opéra ou un théâtre pour ce qui est de l’agencement, miroirs, frises, dorure… Mais étrangement distordu. Murs sang de bœuf. Reliefs en plâtre représentant des gargouilles, des êtres hybrides, démons concupiscents, damnées suppliantes… Dans ce clinquant déroutant et si raffiné dans son thème, Jean se sentait assez mal. Un fraction de seconde il songea à Milie, la petite bonne, très croyante, toujours un symbole saint en pendentif. A coup sûr elle aurait parlé d’un sanctuaire dédié réellement à des démons.

Clinquant. Comment des gens à notre époque peuvent-ils encore croire à ça ? Les femmes souvent conservaient des peurs, des rites, des croyances aberrantes. Il n’osait même pas imaginer ce que sa logeuse aurait donné comme explication quant à la femme voilée.

Le poêle chargé de charbon dégageait une fournaise étonnante, Jean avait déjà presque oublié le sens de ce mot, et la confrontation était brutale. Il n’était plus du tout certain d’être éveillé. Quelle heure pouvait-il être ? Sa montre s’était arrêtée, il avait oublié de la remonter depuis un moment.

Le gin ne se sert seul que dans les bars les plus miteux. Elle lui apporta un grand verre, avec glaçons, citron et eau pétillante amère une belle carafe de plus d’un litre. Les ivrognes se reconnaissent à la faible dilution qu’ils se servent. Les encouragements à boire se reconnaissent à la taille du verre et de la carafe.

Qui lui avait- dit cela ? Son père. Cela remontait à bien loin, une fois qu’il l’avait cherché à la taverne du village. Étrange comme la plupart de ses souvenirs d’enfance étaient plutôt liés à la cuisine familiale.

Il y avait pour un cinquième de gin, Jean le mouilla à peine. Goûter l’amertume et le parfum du genièvre.

Ses frères avaient toujours trouvé risibles qu’il restât dans les jupes de leur mère. Ils l’avaient un peu tourmenté pour cela, rien de grave en fait. Dans tous les foyers, ce genre de peccadilles avait lieu. Qui en Artland avait connu une enfance sans fratrie ? Cadet de la famille, de constitution plus délicate que les autres, il courrait moins souvent dans la campagne et passait à la place de longues heures dans la cuisine à lire à haute voix le journal ou des romans à l’eau de rose à sa mère et à sa grand-mère, les deux femmes ne lisant qu’avec peine.

C’étaient ses dispositions évidentes pour l’étude qui avaient convaincu ses parents de faire un effort pour l’envoyer dans un collège. Se distinguant avec acharnement il bénéficia de la bourse qui lui permit d’entrer à l’université. Là, les portes s’ouvraient : une année d’études à Zéphyropolis, un diplôme d’historien, une formation d’archiviste. Il avait réussi à s’arracher à un milieu modeste et pouvait espérer s’élever. Sa mère était morte de la tuberculose trois années auparavant, et un de ses trois frères s’était tué dans un accident. Son père vivait avec son fils aîné, fermier. Son autre frère était aussi resté au village et était devenu un ouvrier qualifié dans une petite usine.

Le ciment de la famille avait été leur mère, depuis sa mort, Jean n’écrivait plus que rarement, plus par acquis de conscience que par désir. Mais même maintenant, il restait marqué par sa figure, elle l’avait incité à suivre cette voie, et bien qu’il ait obscurément toujours voulu voyager, il n’avait pu s’y résoudre, ne voulant pas la décevoir. Il savait bien en même temps qu’elle n’aurait jamais voulu qu’il se forçât, mais…

« Un autre verre, Monsieur ? » Jean ne s’était pas aperçu qu’il jouait avec ses glaçons dans le verre vide. « Amenez donc une petite bouteille directement. » Il sortit la monnaie du prix indiqué. Il aurait la paix. Toute relative.

La salle commençait à se remplir, essentiellement des couples et groupes d’amis. Jean était apparemment le seul solitaire à être descendu en Enfer. Étrange. Il avait l’impression… Il pensait à quelque chose… Il était sur le point de… ? C’est comme s’il avait eu un mot sur le bout de la langue et impossible de savoir lequel. Il détestait cette sensation, tellement frustrante.

Les musiciens accordaient leurs instruments. Les sonorités qu’ils en tiraient n’étaient pas familières pour Jean. Son éducation rurale et puis très classique l’avait amené à ignorer totalement les travaux de la nouvelle scène électrique, issue des villes de Mu, réputée pour ses centres de recherches sur cette forme d’énergie qui paraît-il était amenée à remplacer, au moins en partie, la vapeur… Il était assez intrigué par ces sons discordants, distordus, vibrants, en écho, comme à travers une brume ou un rêve.

Au vu de l’attitude des nouveaux venus, le concert qui se préparait était très attendu. La foule s’amassait, de là où il était Jean ne pouvait plus rien voir. Il se leva et chercha un point d’observation un peu isolé, en tout cas, moins entassé. Par chance une place au bar était demeurée libre, de là il pouvait suivre la représentation. L’éclairage de la pièce devint crépusculaire en dehors du devant de la scène qui dégageait des nuées colorées.

Des acclamations et des sifflements réjouis accueillirent une femme mince, cheveux rouges courts, une robe qui tenait de la nuisette à motifs flous bleus et des rangées désordonnées de dentelles, un grand collier brun en sautoir. Jean était un peu étonné par cette mise volontairement débraillée avec soin, mais il se rendit compte que si l’assistance était plus chaudement vêtue, elle n’en manifestait pas moins une même extravagance en général. Son voyage à l’étranger lui avait donné l’occasion de voir toutes sortes d’habitudes, les jambes dénudées des plongeuses vêtues d’étranges combinaisons, les superpositions de tissus violemment colorés, des femmes portant des pantalons et à l’inverse des hommes en tunique… Mais il n’avait pas connaissance qu’il y avait en Artland une révolution vestimentaire qui grondait… en plus des revendications politiques de groupes anarchistes à l’activisme surveillé de près par les forces de l’ordre. Jean se demanda un instant si, malgré son appétit de l’information publiée par les journaux, il connaissait vraiment bien son pays.

Aux premiers accords surnaturels, vibrant mélange de chuintements et de note de violon, la foule salua et fit bientôt silence. La femme pieds nus dansait en battant la mesure, « Plus près, pas d’hésitations… ». Sa voix était à la voie suave et agressive. Ce qui semblait une mélopée lente devenait une fréquence rythmique plus intense. Des gens dans l’ombre qui le séparait de la scène, dansaient, quelque chose qui tenait du mouvement désordonné et désarticulé, et en rythme avec la batterie et les étranges sons qui venaient de la machine que manipulait un homme un peu à l’écart, mais manifestement lié aux musiciens. Il dansait presque en s’affairant, étranger à tout le reste. Quelle était cette harmonie discordante, frénétique, douce, froissée, rythmée, lancinante ? Que chantait-elle ? Quelque chose qui disait à peu près « Et si nous couchions ensemble, m’aimerais-tu mieux ? T’aimerais-je plus ? »

Jean était fasciné par la musique qui violentait tout son être, et par les danseurs, extasiés, joyeux, décoiffés, absents, concentrés, sauvages, frénétiques. Et sensuels aussi, il fallait bien admettre la vérité crue.

La femme à côté de lui le frôla en prenant son absinthe rouge. Tandis que le sucre brûlait son éthanol, que la fumée d’encens et de tabac l’enveloppait, il l’observa. Elle était bien en chair, des cheveux coupés aux épaules, des boucles rudes, sombres, des yeux noirs et un sourire « de quoi es-tu capable au fond ? », insolent. Mais plus que tout cela elle irradiait quelque chose de « bizarre », de malsain aussi, vaguement pervers.

Une pause pour la chanteuse. A côté, un musicien électrique comblait l’intermède avec des sons, comment appeler ça autrement ? Elle but un verre d’eau.

Dès les premiers accords les spectateurs sifflèrent et applaudirent. « Je viens à toi, j’ai pleuré des milliers de larmes, et toi… Mais cette fois je sauve mon âme ! Je meurs encore une fois. Je plonge dans les ténèbres ! Je tombe pour toujours ! » La foule ressemblait à une mer, les vagues s’abattant en cadence soutenue, se brisant, s’élevant, certains se jetaient dans la masse, se laissaient porter par elle, disparaissaient en elle… Et progressivement une silhouette se détachait de l’onde musicale, transportée en hauteur sur une table qui aurait pu être un rocher « Sauve moi des ténèbres ! Maintenant je sais qui tu es ! Amène moi à la lumière ! Dis mon nom ! Réveille moi ! Amène moi à la lumière ! » L’ombre avait de longs cheveux. Une femme à n’en pas douter, mais vêtue d’un pantalon. Tout son être était la musique, elle ne chantait pas avec sa voix mais avec ses mains, sa nuque, ses hanche, alternant lenteur et violence, faisant corps avec les variations les plus brutales et les plus abruptes. Quelle danse étrange, une alliance improbable de passion, de désespoir, de colère, d’espoir, d’aspirations, d’inspiration…

Fasciné il tenait son verre distraitement, ne pouvant détacher son regard, il ne pouvait ni le boire, ni le reposer. La musique ralentit, changea de rythme, entonna un autre morceau. L’ombre ne devait pas autant l’aimer, elle sauta de la table. Elle traversa un rayon de lumière égaré. Élise ?! Le verre glissa. Son cœur aurait pu cesser de battre. Le verre se brisa. Il restait tétanisé. Elle était de nouveau dans l’ombre. Elle avait été si réelle. Il n’osait plus même respirer. Elle s’approchait. Il l’attendait, elle allait arriver, elle n’était pas morte, il savait qu’il se trompait, elle ne pouvait agiter sa chevelure libre, il ne pouvait s’y résoudre, elle ne devait plus avoir de longs cheveux, il était prêt à ce que le mirage se dissipe.

« Élise ! »

Il ne pouvait s’en empêcher. C’était bien elle. Les même yeux un peu en amande, du même bleu outremer, les mêmes lèvres fines, les trois mêmes grains de beauté en triangle sous l’œil gauche ! Mais pas le même regard riant, pas le même sourire chaleureux, rien de son éclat. La femme devant lui respirait la cendre.

Sa voisine à l’absinthe rouge laissa couler sa tête sur le côté, lui passait la main sur la joue avec un sourire. Elle se retourna vers lui, posant son lourd regard trempé de khôl :

« Pas Élise. Alice. ».

Il y avait une étrange interaction entre ces deux femmes, quelque chose qui lui donnait un sentiment profond de malaise. Pourtant il voulait aller au bout de ses questions. Dans la brume de l’alcool et les nuées de la nuit, il ne sut pas réagir à temps, elles s’éclipsèrent dans la foule, vers la sortie. Il n’était pas question qu’une autre énigme lui échappât ce soir ! Il partit à leur suite, bouscula quantité de personnes et s’en moquait éperdument. Arrivant dans l’entrée de l’Enfer, un souffle glacé du dehors lui rappela le vestiaire où il arracha son manteau séché, il s’élança au-dehors sur la piste de l’ombre des deux femmes.

La nuit était avancée et le silence total dans les rues n’était brisé que par leurs pas. Il courut après elles, elles s’arrêtèrent avant qu’il ne les atteigne. Elles n’étaient pas inquiètes qu’on bondisse à leur suite, ce qui en soit était étrange. Maintenant Jean était face à elles, ne sachant pas trop quoi dire, la langue embrouillée.

« Eh bien, Monsieur ?

- … Élise, je… Pardon, je veux dire Alice… Veuillez excusez mon attitude, je… » Ce qu’il allait dire risquait de n’avoir ni queue ni tête et il avait horreur de ne pas maîtriser une discussion, et à ce point encore plus :

« Vous allez sans doute trouver cela complètement fou, mais Alice, vous êtes le portrait craché d’une amie à moi, Élise, elle vient de mourir, et en vous voyant, j’ai vraiment cru que c’était vous ! »

Au fur et à mesure qu’il parlait, il avait vu dans la pénombre l’expression d’Alice passer de l’étonnement à l’effarement et puis à l’horreur. Elle tremblait, yeux écarquillés, titubait de deux pas en arrière, mais déjà sa compagne la retenait fermement, dans un geste qui était différent du soutient plein de sollicitude qu’on pouvait attendre d’une amie.

« Alors vous connaissez Elise ? Vous êtes de sa famille ? Une cousine peut être ?
- Non, Alice n’a rien à voir avec votre amie.
- Quoi ? Ne peut-elle pas répondre elle-même ?
- Non.
- Comment ça ? Je ne comprends pas !
- Votre amie est morte, c’est une épreuve pénible pour vous. Surtout qu’elle est morte jeune, c’est toujours une terrible injustice. Faites votre deuil, et ne voyez donc plus son reflet partout ! »

Son reflet. La femme faisait allusion à une superstition voulant que les morts fissent fréquemment leurs adieux aux vivants en prenant l’apparence de reflets, d’ombres, de sosies… Il ne croyait certainement pas à de telles sornettes !

« Il est tard, nous sommes lasses. Nous avons pris grand plaisir à votre compagnie, et nous vous souhaitons de vous remettre au plus vite… »

Qu'est-ce que c'était que ce délire ? Il n’y avait aucune sollicitude, aucune sympathie ni empathie, cette discussion n’avait aucun sens !

« Mesdames, attendez ! J’ai besoin de savoir qui vous êtes ! Alice, je vous demande d’accepter de me revoir, il faut absolument que je vous parle, si ce n’est ce soir, plus tard, à votre convenance ! Je vous en prie ! »

Alice disait non de la tête, pratiquement les larmes aux yeux, tandis que sa compagne aux yeux noirs de khôl la tirait. Jean ne parvenait pas à imaginer même ce qui pouvait être la cause d’un tel comportement, mais il ne doutait pas que l’influence de la femme aux yeux noirs était malveillante, il n’allait certainement pas abandonner Alice entre les mains d’une telle créature.
Celle-ci lut peut être sa résolution de ne pas hésiter d’en venir aux mains, elle cessa de tirer la jeune fille. Au lieu de reculer elle s’avança, expression impénétrable.
« Le reflet que vous guettez, ne serait-ce pas cette femme voilée qui vous suit ? »

Comment ?! Jean se retourna aussitôt, comme brûlé. La rue était déserte. Personne ! Garce, si elle croyait qu’il… Il voulut attraper la femme aux yeux noirs, mais elle avait disparu, tout comme Alice. Comment pouvait-il être possible de disparaître en une fraction de seconde ?

Il chercha frénétiquement une issue possible, une ruelle, une venelle, une porte discrète… Mais non. Un bruit métallique ! On renversait quelque chose… Il s’élança dans la pénombre et trébucha sur les obstacles qui encombraient le passage. Il tomba sur le pavé humide au milieu de n’importes quels débris. Un chat lui cracha son mépris et un mendiant remua à côté. Il puait le genièvre et la crasse. Jean se releva, poings et dents serrés, furieux. Il ne savait pas où il était et s’en moquait. Il partit en trombe droit devant. Des ordures partout, et à peine assez de lumière pour voir où il mettait les pieds.

Il s’arrêta brutalement pour crier sa rage au ciel couvert et à la nuit froide. Les chiens errants lui répondirent et les dormeurs réveillés le maudirent.
Meneuse : Ombres d'Esteren | Dragons
Joueuse : /

Verrouillé