Surface est mon troisième roman, écrit sur la période 2007-2010. Il me semble me rappeler l'avoir commencé avec un mélange de colère et de défi, une période difficile et la décision de reprendre la fac avec des études de droit sachant pertinemment que j'allais en baver. Possible qu'il transparaisse comme un fond de règlement de compte avec la réalité dans cette perméabilité onirique qui se manifeste par le biais d'un personnage rêveur lucide en la personne de Psychée.
Après Refuge, je changeais totalement de registre encore une fois, en passant à du contemporain fantastique, voire de la science-fiction. Cette fois, j'ai travaillé la structure avec soin, en m'efforçant d'écrire d'une manière qui puisse être lue de deux manières différentes sur une bonne partie du roman, jouer sur des paradoxes ; de même, premier et dernier chapitre étaient prévus pour se faire directement écho ; je tenais également à illustrer plusieurs choix, plusieurs possibilités au travers des protagonistes de l'histoire. C'est également avec Surface que j'ai systématisé et approfondi une démarche qui était en germe dans Reflets et plus nette dans Refuge, à savoir que le titre du livre est également sa clef. Traverser l'ouvrage, c'est découvrir ce qu'il signifie, quelle portée il a, de même qu'il permet de comprendre mieux le contenu. En somme le choix du titre est à mon sens essentiel, premier et dernier mot, en même temps que clef, source et essentiel de ce que j'écris.
Concernant la structure interne des chapitres, j'applique de manière aussi systématique que possible un certain nombre de principes qui me tiennent à cœur :
- chaque chapitre doit être une unité propre qui peut être lue seule mais qui s'intègre à l'ensemble en apportant quelque chose d'utile à l'argument, à l'intrigue
- les titres de chaque chapitre ont un sens, de la même manière que le titre du livre est conçu comme une clef, ils se répondent le plus possible entre eux
- le début du chapitre contient toujours une phase de flou, d'incertitude sur qui est en train d'agir, je ne cite les noms qu'assez tard, lorsque je ne peux plus faire autrement, ou que ce n'est plus très intéressant
- Linkin Park, album Minutes to Midnight
- Korn, best of et album Take a look in the mirror
- Ghost in the Shell, B.O. de Stand alone complex, en particulier Inner Universe (pour ceux qui ne connaissent pas : http://www.youtube.com/watch?v=o7QpX9FT2R8)
- Rammstein, albums Mutter et Rosenrot
- ...
------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
SURFACE
APNÉE
L’eau, partout. Yeux clos, corps relâché, à mi-profondeur, mi-surface, incertaine de savoir… Vision perdue, lumière imaginée et tiède plus que réelle. Le temps n’existe plus, ni l’espace. Les deux finissent par se confondre dans l’intériorité de la perception, ne plus être entourée par l’univers mais l’envelopper en son sein. Conscience du monde bercé par les pulsations de son cœur, le sang chaud qui bat au travers des artères et veines, il irrigue le corps tout entier. Il paraît éternellement vivant, la substance de la vie constitue sa réalité.
Comment imaginer la mort ? Quelque chose de si radicalement différent est-il seulement accessible à la conscience ? La réponse lui échappait et elle se moquait. Il n’y avait rien à faire, rien à comprendre. Victor s’était suicidé en s’ouvrant les veines dans son bain. A présent qu’elle demeurait sous la surface, qu’elle ouvrait les yeux, elle ne voyait rien. Il n’y avait rien à voir, l’eau distordait la vision des choses et de la réalité, au même titre que la dépression. On finissait par ne plus voir que ce qu’on voulait qu’il y ait.
Pour comprendre, Psychée demeurait suspendue dans une seconde étirée, à examiner ses sens à bout de souffle. Le besoin d’air… Plus possible de le repousser. La panique s’emparait de sa poitrine. Elle se vit en un temps bref au ralenti, image par image, prendre appui sur bras et jambes pour jaillir à l’air libre, inspirer, enfin. Des gouttes d’eau étaient lentement projetée dans l’air et venait s’abattre en pluie sur le miroir couvert de buée, laissant une traînée floue en glissant doucement vers le bas… C’était donc là le « bas ». Son esprit en prit note comme d’une information capitale.
Durant peut-être deux minutes, elle avait « décroché », selon son expression, vers un état qu’elle ne s’expliquait pas et qui demeurait proche du rêve. Cela faisait plusieurs mois déjà. Déjà avant, ça lui était arrivé, mais à présent, elle décrochait bien plus aisément, souvent et sensiblement plus intensément. Mais parallèlement à cela, elle ne dormait plus, elle ne rêvait plus. Lorsqu’elle en venait à trouver le sommeil, c’était comme s’effondrer dans le néant.
On lui avait dit que c’était certainement un symptôme du choc consécutif à la mort de Victor. Cela se tenait. La Mort était toujours une expérience déstabilisante, inexplicable, incompréhensible, le paradoxe même de l’existence tellement vivante. Mais… Comment s’expliquer que la disparition d’un simple ami qu’elle ne connaissait pas vraiment pût la déphaser à ce point ?
La jeune femme avait quitté son bain qui se vidait à présent. Un instant elle bloqua sur l’image de l’eau qui s’échappait. Un maelström vers le néant, au mieux vers l’inconnu, mais à coup sûr vers les ténèbres. Le sang de Victor s’était dissout dans l’eau rougi et avait rejoint les égouts.
Des images macabres autant que glauques qui lui donnaient un haut-le-cœur. Le vertige des visions de son esprit manqua de lui faire perdre l’équilibre. Elle se retint aux bords de la baignoire, s’accroupit par terre un instant. Trempée et nue, le souffle affolé, paniqué. Pourquoi ? Cela ne pouvait pas durer plus longtemps ! Elle se voyait clairement de l’extérieur, son moi rationnel qui percevait calmement les faits tandis que son moi émotionnel perdait pied. Les minutes passaient, l’air réchauffé par l’eau dans la pièce close commençait à se refroidir et sa peau humide réagissait, se rebellait.
Ses poumons lui avaient refusé de demeurer sous l’eau jusqu’à extinction du souffle, tout son être la sommait de se relever, de s’essuyer, de s’habiller. « Ai-je donc envie de mourir ? » se demanda-t-elle, étonnée qu’il fût possible de vivre un schisme intérieur violent au point de la secouer de tremblements et frissons.
Une partie de sa conscience lui soufflait qu’elle était déjà morte.
C’était vrai, en un sens, sa vie n’était pas réellement la sienne. Galère, insomnie, studio qu’elle pouvait difficilement qualifier de foyer, déliquescence totale depuis… Elle hésitait à se dire qu’elle perdait le sens commun, ou qu’elle devenait enfin lucide. Je ne maîtrise rien. Je ne fais rien. Je ne suis rien.
Non.
Psychée connaissait ces phases de désespoir, de perte de sens. Son ami Valérien, étudiant en psychologie, lui avait expliqué avec l’air de ceux qui détiennent la science ultime qui donne accès à la connaissance de la vérité suprême et absolue, que son esprit était tiraillé entre son identification du moi à son idéal du moi dans les phases d’euphorie créatrice, mais qu’en contrecoup, elle subissait la pression destructrice du surmoi, générateur de doutes morbides à l’idée de ne pas être normale, comme tout le monde, de ne pas pouvoir pleinement satisfaire ses besoins d’intégration au sein d’un groupe, ce genre de choses.
En un sens c’était flatteur d’être assimilée à la noble caste des artistes torturés, à tendance maniaco-dépressive, cyclothymiques au mieux, écartelés entre la nécessité de gagner de l’argent, d’assurer sa sécurité matérielle, et puis l’exaltation de l’inspiration, mystère, mystique païenne et athée, exaltée par la grâce de Dieux morts depuis Nietzsche et par l’usage de substituts chimiques à l’eucharistie qui aurait dû les transporter.
Mais, pour son surmoi qui avait bien intégré la face matérielle des événements, elle n’était qu’une humble coloriste en bande dessinée. Rien d’autre. Bien sûr qu’elle dessinait. Elle préparait des planches travaillées au découpage élégant et dynamique, la ligne épurée et riche, en encre de chine ou en couleur directe aquarelle. Du bon travail. Et personne pour le lui acheter.
Certains lui disaient que c’était déjà bien d’avoir pu arriver jusqu’à devenir coloriste, elle avait un pied dans une profession à 90% masculine pour ce qui était des scénaristes et dessinateurs. Des femmes en revanche, on en trouvait bien plus chez les remplisseurs de couleurs et les illustrateurs d’histoires pour enfants. Quelle plaie ! Elle voyait le moment où elle n’arriverait jamais à percer.
Étrangement, elle ne savait pas exactement si cela la gênait. C’était comme si… Une partie d’elle-même était terriblement attachée à ce rêve d’enfance, celui de pouvoir vivre de son art, en indépendante, en peignant ce qui lui plaisait. Mais en même temps, elle avait l’impression confuse que si son objectif était toujours viable, son mode de réalisation lui, était caduque, mort.
Était-ce le signe qu’en réalité, elle en avait marre de s’acharner dans un milieu qui lui réclamait un travail abattage épuisant et loin de lui apporter cet « épanouissement » que tout être humain d’après elle devrait chercher s’il ne voulait pas vivre comme un zombie depuis la fin de ses études jusqu’à sa retraite, voire au-delà, jusqu’à son trépas. Se croire vivant et être en réalité mort dans son âme, voilà qui lui faisait profondément, totalement, radicalement, définitivement horreur.
C’était pourtant exactement le cas depuis ces quelques mois. Perdre le sommeil la faisait tourner en rond chez elle durant des heures quand tout le monde dormait paisiblement. Elle avait pu en profiter pour bien avancer sur son dernier contrat. Elle était sur le point de rendre son premier volume de bande dessiné complet, entièrement en couleur directe malgré la mode qui se généralisait à outrance de la couleur par palette graphique, à ses yeux sans guère d’âme le plus souvent. Elle n’avait pas cessé de travailler, d’abord pour préparer les planches de son projet, puis les présenter et signer en mai, tout de suite très rapidement après la rencontre de celui qui était devenu son éditeur, exactement ce qu’elle avait toujours espéré et souhaité.
Un moment, il lui avait semblé manquer quelque chose de vraiment important au printemps à force de vouloir à tout prix terminer le travail, son premier de réelle valeur, qui lui permettrait de pouvoir être reconnue pour ses qualités professionnelles et obtenir enfin la chance qu’elle attendait, pouvoir publier un album en tant que dessinatrice et coloriste, et non pas la plus ridicule moitié, celle dont on oublie systématiquement le nom quand on n’oublie pas tout simplement de l’imprimer sur la couverture.
Mais rien n’avait changé durant l’été. Alors, quoi qu’ait pu être cette sensation printanière qui lui disait, « laisse- ça, sors, tu es libre », ça n’avait pas dû être si important que ça.
Enfin… à considérer que la mort de Victor soit un incident.
Durant l’été, elle s’était dit que ce n’était pas sa faute, qu’elle n’aurait rien pu faire, qu’elle ne savait rien. Pourtant, si elle examinait ses perceptions intimes, elle pouvait se demander si elle n’avait pas d’une certaine façon deviné le drame qui allait se produire, mais refusé de le voir, obnubilée ? Dans ce cas, était-elle en partie responsable du drame ? Mais pourquoi Victor aurait-il changé ses projets macabres pour une fille qui était simplement dans son cercle de relation élargi ? Aurait-il été secrètement amoureux et n’aurait-elle rien vu ? Pourquoi alors se suicider sans même tenter sa chance alors qu’elle était célibataire… Non, c’était absurde.
… Une autre solution serait… L’envisager serait le signe évident qu’elle avait totalement abusé de séries américaines au premier rang desquels les Experts… Si elle partait là-dessus, Victor ne se serait pas suicidé.
Suffit !
Psychée parvint à s’extraire de son état de stupeur pour se relever, la peau froide, terriblement nue, exposée. La baignoire était vide et la lumière de la pièce paraissait d’une crudité qui rendait laid tout ce qu’elle éclairait. Sur le miroir, un voile de buée demeurait. Elle déchira l’eau pour se regarder.
Ce n’était pas la première fois qu’elle cherchait dans son regard, dans son visage, une réponse, une clef pour comprendre. Mais si elle reconnaissait bien sa figure, elle ne comprenait pas sa propre expression, quel que soit la moue ou la grimace qu’elle prenait. Le mystère demeurait entier, qu’elle tirât la langue ou sourît.
Plutôt jolie. Enfin, elle s’appréciait telle qu’elle était, sans se trouver extraordinaire et sans désirer d’autres traits. Cheveux noirs, coupe déstructurée, regard vert d’eau, visage aux simples courbes ovales… Elle s’était d’une certaine façon habituée à ces lignes, toujours permanentes, bien qu’imperceptiblement changées par le temps.
Ce visage était la seule raison pour laquelle elle croyait en la réalité.
Le dormeur se rappelle de qui il était durant ses rêves, le rêveur lucide sait également qui il est durant ses veilles. Pour Psychée, nuits et jours avaient la même intensité sensorielle autant qu’émotionnelle. Couleurs, textures et sons étaient parfois même plus forts et plus vivants que dans la « réalité », au point qu’elle en était parfois venue à se demander si la veille terne dans une ville grise n’était pas plus illusoire, plus faux qu’un rêve dans des contrées merveilleuses, paradisiaques comme infernales, mais tellement palpitantes d’énergie que le soleil en venait parfois à paraître bien pâle derrière le voile de poussière polluée.
Interpellée par la question, elle avait toujours cherché une réponse, des réponses, n’importe quoi. Avec le temps, elle avait déterminé que la seule véritable différence entre rêve et réalité était symbolisée par son visage : la constance contre les métamorphoses, la mémoire contre la multiplicité des identités et des savoirs incréés. Quand elle dormait, même quand elle savait qu’elle était dans un rêve, elle pouvait se trouver dans une infinité d’enveloppes et d’apparence, dans toutes sortes d’histoires, de scénarios, de vérités qui se présentaient comme absolues. Tantôt elle était elle-même, tantôt elle était un jeune garçon, il lui arrivait d’être une âme nomade qui regardait la scène d’un meurtre au travers des yeux de la victime et du meurtrier tout à la fois, il lui poussait des ailes, de belles ailes de plumes blanches, ou bien elle était une gargouille femelle en robe du XVIe siècle avec collerette et ailes de chauve-souris… Il n’y avait de stabilité jusqu’ici que dans le temps de veille : mémoire et visage.
Son corps pourtant avait des perceptions étrangement engourdies, comme dans le temps du rêve, avant qu’elle ne devienne « rêveur lucide ». Les sensations physiques, kinesthésiques avaient longtemps constitué une nette barrière entre veille et sommeil, mais elle devenait caduque, inappropriée.
Le manque radical de sommeil troublait tous ses sens. Cela faisait maintenant tellement longtemps qu’elle ne parvenait à dormir que pour sombrer dans un puits sans fond… Elle n’était pourtant pas réellement, physiquement épuisée, non, c’était plutôt un état d’entre – d’eux permanent, à n’être vraiment éveillée, ou ce qui s’en rapprochait le plus que durant la nuit, et à presque trouver le jour insupportable, tout juste bon à faire des courses et avancer dans des tâches routinières.
Restait la nuit pour peindre en croquant la vie de la nuit sur le vif, pour s’assourdir de musique effrénée, pour se saouler d’ombres et de néons. En ces heures nocturnes, la réalité prenait la substance du rêve, et sa vie devenait aussi évanescente qu’une illusion imaginée à la faveur d’un reflet.