Surface (Chap. 1 à 5)

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Iris
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Surface (Chap. 1 à 5)

Message : # 116Message Iris
01 mars 2011, 22:37

Présentation

Surface est mon troisième roman, écrit sur la période 2007-2010. Il me semble me rappeler l'avoir commencé avec un mélange de colère et de défi, une période difficile et la décision de reprendre la fac avec des études de droit sachant pertinemment que j'allais en baver. Possible qu'il transparaisse comme un fond de règlement de compte avec la réalité dans cette perméabilité onirique qui se manifeste par le biais d'un personnage rêveur lucide en la personne de Psychée.

Après Refuge, je changeais totalement de registre encore une fois, en passant à du contemporain fantastique, voire de la science-fiction. Cette fois, j'ai travaillé la structure avec soin, en m'efforçant d'écrire d'une manière qui puisse être lue de deux manières différentes sur une bonne partie du roman, jouer sur des paradoxes ; de même, premier et dernier chapitre étaient prévus pour se faire directement écho ; je tenais également à illustrer plusieurs choix, plusieurs possibilités au travers des protagonistes de l'histoire. C'est également avec Surface que j'ai systématisé et approfondi une démarche qui était en germe dans Reflets et plus nette dans Refuge, à savoir que le titre du livre est également sa clef. Traverser l'ouvrage, c'est découvrir ce qu'il signifie, quelle portée il a, de même qu'il permet de comprendre mieux le contenu. En somme le choix du titre est à mon sens essentiel, premier et dernier mot, en même temps que clef, source et essentiel de ce que j'écris.

Concernant la structure interne des chapitres, j'applique de manière aussi systématique que possible un certain nombre de principes qui me tiennent à cœur :
  • chaque chapitre doit être une unité propre qui peut être lue seule mais qui s'intègre à l'ensemble en apportant quelque chose d'utile à l'argument, à l'intrigue
  • les titres de chaque chapitre ont un sens, de la même manière que le titre du livre est conçu comme une clef, ils se répondent le plus possible entre eux
  • le début du chapitre contient toujours une phase de flou, d'incertitude sur qui est en train d'agir, je ne cite les noms qu'assez tard, lorsque je ne peux plus faire autrement, ou que ce n'est plus très intéressant
Musique. J'écris presque toujours avec de la musique dans le fond, dans le cas de Surface, ça transparaît un peu plus nettement puisque j'ai ponctuellement cité des noms de morceaux de musique. De mémoire, les principaux sont :
  • Linkin Park, album Minutes to Midnight
  • Korn, best of et album Take a look in the mirror
  • Ghost in the Shell, B.O. de Stand alone complex, en particulier Inner Universe (pour ceux qui ne connaissent pas : http://www.youtube.com/watch?v=o7QpX9FT2R8)
  • Rammstein, albums Mutter et Rosenrot
  • ...

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SURFACE

APNÉE

L’eau, partout. Yeux clos, corps relâché, à mi-profondeur, mi-surface, incertaine de savoir… Vision perdue, lumière imaginée et tiède plus que réelle. Le temps n’existe plus, ni l’espace. Les deux finissent par se confondre dans l’intériorité de la perception, ne plus être entourée par l’univers mais l’envelopper en son sein. Conscience du monde bercé par les pulsations de son cœur, le sang chaud qui bat au travers des artères et veines, il irrigue le corps tout entier. Il paraît éternellement vivant, la substance de la vie constitue sa réalité.

Comment imaginer la mort ? Quelque chose de si radicalement différent est-il seulement accessible à la conscience ? La réponse lui échappait et elle se moquait. Il n’y avait rien à faire, rien à comprendre. Victor s’était suicidé en s’ouvrant les veines dans son bain. A présent qu’elle demeurait sous la surface, qu’elle ouvrait les yeux, elle ne voyait rien. Il n’y avait rien à voir, l’eau distordait la vision des choses et de la réalité, au même titre que la dépression. On finissait par ne plus voir que ce qu’on voulait qu’il y ait.

Pour comprendre, Psychée demeurait suspendue dans une seconde étirée, à examiner ses sens à bout de souffle. Le besoin d’air… Plus possible de le repousser. La panique s’emparait de sa poitrine. Elle se vit en un temps bref au ralenti, image par image, prendre appui sur bras et jambes pour jaillir à l’air libre, inspirer, enfin. Des gouttes d’eau étaient lentement projetée dans l’air et venait s’abattre en pluie sur le miroir couvert de buée, laissant une traînée floue en glissant doucement vers le bas… C’était donc là le « bas ». Son esprit en prit note comme d’une information capitale.

Durant peut-être deux minutes, elle avait « décroché », selon son expression, vers un état qu’elle ne s’expliquait pas et qui demeurait proche du rêve. Cela faisait plusieurs mois déjà. Déjà avant, ça lui était arrivé, mais à présent, elle décrochait bien plus aisément, souvent et sensiblement plus intensément. Mais parallèlement à cela, elle ne dormait plus, elle ne rêvait plus. Lorsqu’elle en venait à trouver le sommeil, c’était comme s’effondrer dans le néant.

On lui avait dit que c’était certainement un symptôme du choc consécutif à la mort de Victor. Cela se tenait. La Mort était toujours une expérience déstabilisante, inexplicable, incompréhensible, le paradoxe même de l’existence tellement vivante. Mais… Comment s’expliquer que la disparition d’un simple ami qu’elle ne connaissait pas vraiment pût la déphaser à ce point ?

La jeune femme avait quitté son bain qui se vidait à présent. Un instant elle bloqua sur l’image de l’eau qui s’échappait. Un maelström vers le néant, au mieux vers l’inconnu, mais à coup sûr vers les ténèbres. Le sang de Victor s’était dissout dans l’eau rougi et avait rejoint les égouts.

Des images macabres autant que glauques qui lui donnaient un haut-le-cœur. Le vertige des visions de son esprit manqua de lui faire perdre l’équilibre. Elle se retint aux bords de la baignoire, s’accroupit par terre un instant. Trempée et nue, le souffle affolé, paniqué. Pourquoi ? Cela ne pouvait pas durer plus longtemps ! Elle se voyait clairement de l’extérieur, son moi rationnel qui percevait calmement les faits tandis que son moi émotionnel perdait pied. Les minutes passaient, l’air réchauffé par l’eau dans la pièce close commençait à se refroidir et sa peau humide réagissait, se rebellait.
Ses poumons lui avaient refusé de demeurer sous l’eau jusqu’à extinction du souffle, tout son être la sommait de se relever, de s’essuyer, de s’habiller. « Ai-je donc envie de mourir ? » se demanda-t-elle, étonnée qu’il fût possible de vivre un schisme intérieur violent au point de la secouer de tremblements et frissons.

Une partie de sa conscience lui soufflait qu’elle était déjà morte.

C’était vrai, en un sens, sa vie n’était pas réellement la sienne. Galère, insomnie, studio qu’elle pouvait difficilement qualifier de foyer, déliquescence totale depuis… Elle hésitait à se dire qu’elle perdait le sens commun, ou qu’elle devenait enfin lucide. Je ne maîtrise rien. Je ne fais rien. Je ne suis rien.

Non.

Psychée connaissait ces phases de désespoir, de perte de sens. Son ami Valérien, étudiant en psychologie, lui avait expliqué avec l’air de ceux qui détiennent la science ultime qui donne accès à la connaissance de la vérité suprême et absolue, que son esprit était tiraillé entre son identification du moi à son idéal du moi dans les phases d’euphorie créatrice, mais qu’en contrecoup, elle subissait la pression destructrice du surmoi, générateur de doutes morbides à l’idée de ne pas être normale, comme tout le monde, de ne pas pouvoir pleinement satisfaire ses besoins d’intégration au sein d’un groupe, ce genre de choses.

En un sens c’était flatteur d’être assimilée à la noble caste des artistes torturés, à tendance maniaco-dépressive, cyclothymiques au mieux, écartelés entre la nécessité de gagner de l’argent, d’assurer sa sécurité matérielle, et puis l’exaltation de l’inspiration, mystère, mystique païenne et athée, exaltée par la grâce de Dieux morts depuis Nietzsche et par l’usage de substituts chimiques à l’eucharistie qui aurait dû les transporter.

Mais, pour son surmoi qui avait bien intégré la face matérielle des événements, elle n’était qu’une humble coloriste en bande dessinée. Rien d’autre. Bien sûr qu’elle dessinait. Elle préparait des planches travaillées au découpage élégant et dynamique, la ligne épurée et riche, en encre de chine ou en couleur directe aquarelle. Du bon travail. Et personne pour le lui acheter.

Certains lui disaient que c’était déjà bien d’avoir pu arriver jusqu’à devenir coloriste, elle avait un pied dans une profession à 90% masculine pour ce qui était des scénaristes et dessinateurs. Des femmes en revanche, on en trouvait bien plus chez les remplisseurs de couleurs et les illustrateurs d’histoires pour enfants. Quelle plaie ! Elle voyait le moment où elle n’arriverait jamais à percer.

Étrangement, elle ne savait pas exactement si cela la gênait. C’était comme si… Une partie d’elle-même était terriblement attachée à ce rêve d’enfance, celui de pouvoir vivre de son art, en indépendante, en peignant ce qui lui plaisait. Mais en même temps, elle avait l’impression confuse que si son objectif était toujours viable, son mode de réalisation lui, était caduque, mort.

Était-ce le signe qu’en réalité, elle en avait marre de s’acharner dans un milieu qui lui réclamait un travail abattage épuisant et loin de lui apporter cet « épanouissement » que tout être humain d’après elle devrait chercher s’il ne voulait pas vivre comme un zombie depuis la fin de ses études jusqu’à sa retraite, voire au-delà, jusqu’à son trépas. Se croire vivant et être en réalité mort dans son âme, voilà qui lui faisait profondément, totalement, radicalement, définitivement horreur.

C’était pourtant exactement le cas depuis ces quelques mois. Perdre le sommeil la faisait tourner en rond chez elle durant des heures quand tout le monde dormait paisiblement. Elle avait pu en profiter pour bien avancer sur son dernier contrat. Elle était sur le point de rendre son premier volume de bande dessiné complet, entièrement en couleur directe malgré la mode qui se généralisait à outrance de la couleur par palette graphique, à ses yeux sans guère d’âme le plus souvent. Elle n’avait pas cessé de travailler, d’abord pour préparer les planches de son projet, puis les présenter et signer en mai, tout de suite très rapidement après la rencontre de celui qui était devenu son éditeur, exactement ce qu’elle avait toujours espéré et souhaité.

Un moment, il lui avait semblé manquer quelque chose de vraiment important au printemps à force de vouloir à tout prix terminer le travail, son premier de réelle valeur, qui lui permettrait de pouvoir être reconnue pour ses qualités professionnelles et obtenir enfin la chance qu’elle attendait, pouvoir publier un album en tant que dessinatrice et coloriste, et non pas la plus ridicule moitié, celle dont on oublie systématiquement le nom quand on n’oublie pas tout simplement de l’imprimer sur la couverture.

Mais rien n’avait changé durant l’été. Alors, quoi qu’ait pu être cette sensation printanière qui lui disait, « laisse- ça, sors, tu es libre », ça n’avait pas dû être si important que ça.

Enfin… à considérer que la mort de Victor soit un incident.

Durant l’été, elle s’était dit que ce n’était pas sa faute, qu’elle n’aurait rien pu faire, qu’elle ne savait rien. Pourtant, si elle examinait ses perceptions intimes, elle pouvait se demander si elle n’avait pas d’une certaine façon deviné le drame qui allait se produire, mais refusé de le voir, obnubilée ? Dans ce cas, était-elle en partie responsable du drame ? Mais pourquoi Victor aurait-il changé ses projets macabres pour une fille qui était simplement dans son cercle de relation élargi ? Aurait-il été secrètement amoureux et n’aurait-elle rien vu ? Pourquoi alors se suicider sans même tenter sa chance alors qu’elle était célibataire… Non, c’était absurde.

… Une autre solution serait… L’envisager serait le signe évident qu’elle avait totalement abusé de séries américaines au premier rang desquels les Experts… Si elle partait là-dessus, Victor ne se serait pas suicidé.

Suffit !

Psychée parvint à s’extraire de son état de stupeur pour se relever, la peau froide, terriblement nue, exposée. La baignoire était vide et la lumière de la pièce paraissait d’une crudité qui rendait laid tout ce qu’elle éclairait. Sur le miroir, un voile de buée demeurait. Elle déchira l’eau pour se regarder.

Ce n’était pas la première fois qu’elle cherchait dans son regard, dans son visage, une réponse, une clef pour comprendre. Mais si elle reconnaissait bien sa figure, elle ne comprenait pas sa propre expression, quel que soit la moue ou la grimace qu’elle prenait. Le mystère demeurait entier, qu’elle tirât la langue ou sourît.

Plutôt jolie. Enfin, elle s’appréciait telle qu’elle était, sans se trouver extraordinaire et sans désirer d’autres traits. Cheveux noirs, coupe déstructurée, regard vert d’eau, visage aux simples courbes ovales… Elle s’était d’une certaine façon habituée à ces lignes, toujours permanentes, bien qu’imperceptiblement changées par le temps.

Ce visage était la seule raison pour laquelle elle croyait en la réalité.

Le dormeur se rappelle de qui il était durant ses rêves, le rêveur lucide sait également qui il est durant ses veilles. Pour Psychée, nuits et jours avaient la même intensité sensorielle autant qu’émotionnelle. Couleurs, textures et sons étaient parfois même plus forts et plus vivants que dans la « réalité », au point qu’elle en était parfois venue à se demander si la veille terne dans une ville grise n’était pas plus illusoire, plus faux qu’un rêve dans des contrées merveilleuses, paradisiaques comme infernales, mais tellement palpitantes d’énergie que le soleil en venait parfois à paraître bien pâle derrière le voile de poussière polluée.

Interpellée par la question, elle avait toujours cherché une réponse, des réponses, n’importe quoi. Avec le temps, elle avait déterminé que la seule véritable différence entre rêve et réalité était symbolisée par son visage : la constance contre les métamorphoses, la mémoire contre la multiplicité des identités et des savoirs incréés. Quand elle dormait, même quand elle savait qu’elle était dans un rêve, elle pouvait se trouver dans une infinité d’enveloppes et d’apparence, dans toutes sortes d’histoires, de scénarios, de vérités qui se présentaient comme absolues. Tantôt elle était elle-même, tantôt elle était un jeune garçon, il lui arrivait d’être une âme nomade qui regardait la scène d’un meurtre au travers des yeux de la victime et du meurtrier tout à la fois, il lui poussait des ailes, de belles ailes de plumes blanches, ou bien elle était une gargouille femelle en robe du XVIe siècle avec collerette et ailes de chauve-souris… Il n’y avait de stabilité jusqu’ici que dans le temps de veille : mémoire et visage.

Son corps pourtant avait des perceptions étrangement engourdies, comme dans le temps du rêve, avant qu’elle ne devienne « rêveur lucide ». Les sensations physiques, kinesthésiques avaient longtemps constitué une nette barrière entre veille et sommeil, mais elle devenait caduque, inappropriée.

Le manque radical de sommeil troublait tous ses sens. Cela faisait maintenant tellement longtemps qu’elle ne parvenait à dormir que pour sombrer dans un puits sans fond… Elle n’était pourtant pas réellement, physiquement épuisée, non, c’était plutôt un état d’entre – d’eux permanent, à n’être vraiment éveillée, ou ce qui s’en rapprochait le plus que durant la nuit, et à presque trouver le jour insupportable, tout juste bon à faire des courses et avancer dans des tâches routinières.

Restait la nuit pour peindre en croquant la vie de la nuit sur le vif, pour s’assourdir de musique effrénée, pour se saouler d’ombres et de néons. En ces heures nocturnes, la réalité prenait la substance du rêve, et sa vie devenait aussi évanescente qu’une illusion imaginée à la faveur d’un reflet.
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Chap. 2

Message : # 117Message Iris
01 mars 2011, 22:39

ERREUR

Ainsi la décision avait été prise. Le Docteur Adam Seuil était à présent seul dans la salle de conférence. Le voilà sur qui reposaient tant d’attentes même s’il aurait été exagéré de parler d’espoir. Maintenant que les choses étaient tranchées, que plus personne ne soupesait ce qu’il disait ou faisait, il pouvait un peu se détendre. Les épaules retombaient, le dos s’arrondissait. Il considéra un moment les documents, regardait d’un œil fixe et vide les feuillets retournés, annotés, justifiés, démontrés, défendus, et finalement votés.

Une profonde inspiration et il plongea en arrière dans son siège. Enfin. Il disposait de la possibilité de vérifier ses idées. Mais reprendre les expériences là où son collègue et mentor le Dr. Ker avait laissé les choses ne serait pas évident. Ne pas pouvoir mener ces recherches lui avait paru intolérable, il s’inquiétait maintenant d’être réellement capable, d’avoir raison, de trouver les preuves qui manquaient pour acquérir une pleine certitude.

Jusqu’à présent il avait travaillé comme assistant du Dr. Ker, un personnage étrange voire sinistre par certains aspects. La plupart des étudiants avaient littéralement peur de l’homme. Adam devait sa place au seul fait qu’il était capable de rester calme face à quelqu’un en position dominante et prenant parfois un plaisir sadique à tester les limites nerveuses de ses subordonnés, en particulier de ses élèves à l’université. En contrepartie de ce traitement impitoyable et intolérable, même aux yeux du jeune homme, il avait été estimé « digne » du savoir et du temps du chercheur qui lui avait proposé une place, de celles pour lesquelles beaucoup se seraient damnés.

Son professeur était indéniablement intelligent, l’esprit vif autant qu’audacieux dans ses hypothèses et théories, mais à côté de cela le sourire cynique qui éclairait constamment son visage rendait sa compagnie toujours délicate. Même avec les mois et les quelques années passées en relation régulière, Adam s’était toujours tendu intérieurement quand il était dans la même pièce que le Dr. Ker. Ce qui pouvait réellement animer l’homme demeurait un mystère. La science et la compréhension absolue de l’univers était son objectif, mais son abord humain était aberrant, son sourire reptilien glaçant, celui d’une couleuvre dont le venin serait néanmoins mortel, les yeux myopes derrières leurs verres, ses cheveux gris tombant sans grand soin. C’était comme s’il n’avait d’amis que parmi les gens qui pouvaient lui être utiles pour ses recherches, comme s’il ne respectait que l’intelligence et méprisait, non, pire que cela, il ignorait délibérément tout ce qui relevait des émotions.
Les sciences exactes ne devaient pas se laisser polluer ni affadir des méthodes et perspectives des disciplines « molles », trop influencées par le chaos du vivant, de l’humain. À ses yeux, parler de « sciences humaines » était un véritable non sens, une tromperie intellectuelle, une perte de temps et d’argent.

À un moment Adam avait sérieusement songé à quitter la Société Lucidité, il avait même commencé à chercher un poste ailleurs sans en parler à personne, posant son CV sur des sites Internet spécialisés dans le recrutement de cadres et spécialistes. Son domaine trouvait malheureusement assez peu d’applications immédiates dans l’industrie, et il était encore à guetter une situation qui correspondrait réellement à ses compétences quand le Dr. Ker avait disparu, au printemps.

Rien dans le comportement de l’homme n’avait laissé entendre quoi que ce soit de projet de voyage, aucune nouvelle du côté de la morgue, son corps n’avait pas été retrouvé. Que fallait-il en penser ? Il rendait parfois visite à un ami qui travaillait dans les montagnes proches dans un centre de recherche en physique nucléaire, plus précisément, de mémoire, leurs travaux tournaient autours de l’antimatière. Mais rien de ce côté-là, même s’il serait difficile de trouver un cadavre au fond d’un ravin si tel était le cas. On n’en savait pas plus qu’en mai ou juin : aucune trace du Dr. Ker, c’était tout. Il aurait aussi bien pu s’évanouir dans la nature ou tomber dans la quatrième dimension.

Cela avait été sa chance, personne n’était aussi proche qu’Adam d’à peu près comprendre les expériences du Dr. Ker et de pouvoir leur donner une suite et un sens. Malgré quelques réticences au sein du conseil des associés, il avait finalement obtenu pour ainsi dire carte blanche pour le projet « Éveil ».

La nuit était tombée. Les lieux étaient plongés dans le silence et la vague pénombre de la salle de réunion devenait intolérable, morne, impersonnelle, vide, sans âme…

Ramassant ses affaires, Adam Seuil quitta sans regret le bâtiment du siège social pour se laisser errer dans les rues sans réel but, simplement pour être porté par la nuit, les lumières qui s’allumaient. Le crépuscule était toujours un moment étrange de métamorphose. Comparable au fait de tomber dans le sommeil ?

Il y avait ces groupes d’étudiants qui sortaient des derniers cours, une seule porte encore ouverte pour les laisser partir de l’université. Dans les bureaux, la lumière signalait les employés faisant des heures supplémentaires, les cadres trop zélés pour parvenir à quitter leur poste. Au détour d’un escalier au pied d’un immeuble, une poignée de sans abris avec deux chiens, des cigarettes et du vin bon marché. Une bande de jeunes avec un pack de bière. Quelques couples et des groupes d’amis qui se dirigeaient vers des restaurants et des bars plus ou moins branchés. La vitrine d’une pâtisserie qui ne tarderait pas à fermer, de beaux gâteaux crémeux. Étaient-ils aussi bons qu’ils en avaient l’air ? Il se le demandait souvent, mais n’avait pas passé le cap de s’en acheter un pour lui seul.

« Je ne comprends pas, que s’est-il passé ? »

Adam sursauta et se retourna. Ce n’était que deux jeunes filles, elles parlaient apparemment d’un film. C’était bête, mais la phrase lui avait fait une étrange impression, comme s’il l’avait déjà entendue dans un tout autre contexte et qu’il aurait dû s’en souvenir. Cela avait un rapport avec le Dr. Ker, il en était presque sûr. Peut-être une des dernières conversations qu’ils avaient eues ? Aurait-elle eu une importance qu’il n’avait pas soupçonnée jusqu’à présent ?

Tout cela était si loin à présent. Fallait-il seulement y accorder encore de l’importance ? Cela valait-il la peine d’aller au fond de chaque chose ?

Bien sûr, le Dr Ker méprisait la superficialité. Rester à la surface à ses yeux était pire encore que de ne rien faire du tout. Il se mettait à évoquer Socrate et les méfaits de l’opinion, des visions toutes faites du monde, des moments où plutôt que de savoir, l’être « croit » savoir… Là aussi, il avait la même impression étrange, celle de devoir se rappeler de quelque chose, mais d’avoir perdu le fil.
Peu importe, ce genre de souvenir finissait toujours par reparaître.

Un homme attira son attention dans le reflet d’une vitrine d’un magasin de vêtements de luxe. Il était tout particulièrement élégant, dans un complet trois pièces, impeccablement taillé, et si ce n’était pas du sur–mesure, cela y ressemblait fort. Il avait un bouquet de roses rouges à la main. Même dans l’image déformée de la vitre, elles paraissaient fort coûteuses. Le plus remarquable pourtant était sa chevelure d’un blond doré, lumineux, raphaélique, presque angélique dans les boucles qui tombaient sur ses épaules. Il attendait quelqu’un et d’ailleurs une jeune femme châtain à la mise moins soignée approchait à grands pas, apparemment pressée de retrouver son bellâtre.

Normalement, Adam n’était pas quelqu’un de curieux, mais le lieu de rendez-vous tout autant que le physique lumineux de l’homme l’étonnaient. D’habitude on attend une femme devant un monument, ou bien un lieu dégagé, et surtout pas précisément devant une petite rue traversière totalement dépourvue d’éclairage public, jusqu’à paraître non seulement sordide mais également dangereuse.
Ce n’était pas la seule étrangeté de cette rencontre, car malgré le bouquet de roses, elle était dénuée d’effusions, de débordements tels qu’en manifestent les amoureux qui se rencontrent. Aucune embrassade, pas même de salutations réellement chaleureuses. Cela tenait de la réunion d’information, la femme était gênée, nerveuse, posait des questions, l’autre la rassurait. A voir cela, il lui semblait de plus en plus que cette histoire n’était pas nette.

Se retournant, le jeune homme constata que la femme disparaissait dans le passage obscur avec le bouquet de fleurs, mais que son compagnon n’avait pas bougé, l’air ailleurs, regardant distraitement la rue animée, piétons et voitures passant sans cesse.

Mais ce n’était pas fini, car la femme revint, sans le bouquet, presque en courant. Elle passa à côté de son compagnon pour ainsi dire sans le voir, et lui, sans s’en offusquer disparut littéralement dans la foule, un véritable tour d’illusionniste.

La femme ne s’en émut pas. Elle resta un instant, hagarde sur le trottoir, regardant à droite et à gauche. On aurait pu croire qu’elle cherchait quelqu’un, mais Adam voyait bien qu’elle se moquait éperdument de l’homme élégant qui l’avait accueillie quelques instants, tout au plus quelques minutes auparavant.

Sans crier gare, elle se mit à traverser la rue en courant. C’était de la folie furieuse ! Adam n’eut que le temps de crier attention, d’esquisser deux foulées dans sa direction, une voiture l’avait déjà percutée de plein fouet.

La scène se déroulait au ralentit, l’adrénaline avait envahi ses veines, son esprit calculait, estimait, notait, percevait en une fraction de seconde ce qui lui aurait normalement pris bien plus de temps. La voiture responsable du choc roulait à peine à plus de 50 Km / h, elle n’avait eu aucune chance d’éviter la jeune femme qui s’était littéralement précipitée sur sa route. Le corps avait été fauché, avait percuté le pare-brise, fêlé sous le choc, l’airbag du conducteur s’était enclenché. Le freinage brusque et immédiat avait projeté le corps de nouveau vers l’avant de la voiture, un sac de sable, inerte, désarticulé.

Il ne connaissait cette femme que de vue, et seulement depuis ce soir, pourtant Adam se précipita à auprès d’elle comme s’il s’agissait d’une proche. Beaucoup des passants atterrés qui l’avaient vu crurent d’ailleurs qu’il était un ami de la victime. Le conducteur de la voiture était juste derrière lui, des larmes dans la voix, choqué, ne cessant de répéter « Elle s’est jeté devant moi, j’ai rien pu faire ». Quelques témoins le lui confirmèrent, personne n’avait de doute à ce propos.

Mais personne ne pourrait demander le pourquoi à la femme. Elle était morte, la nuque brisée.
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Chap. 3

Message : # 118Message Iris
01 mars 2011, 22:40

INSPIRER

A cette heure le centre ville était encore animé, la circulation intense des sorties de bureau s’était calmée, mais il y avait encore de nombreux passants déterminés à se détendre en un début de soirée encore doux en ce commencement d’automne. Il faudrait attendre encore deux ou trois heures pour que la nuit soit réellement installée, que les diurnes soient retournés dans leurs foyers et que beaucoup soient couchés. Ce ne serait qu’alors qu’elle commencerait vraiment à apprécier la métropole transfigurée.

En attendant, elle se promenait avec tout son matériel de dessin dans un grand sac en toile porté en bandoulière. Cahier, trousse de crayons, gomme, taille crayon, quelques fusains, de l’encre de Chine, porte plume, dossier cartonné… Ce matériel commençait à être pesant, surtout si l’on ajoutait une petite bouteille d’eau et la boîte d’aquarelle, ainsi que des réserves de feuilles à grain fin, 300g. Pas moins. Elle avait appris très vite à ses dépends que la qualité du papier n’était pas qu’une fantaisie coûteuse des vendeurs de matériel de peinture, il y avait une réelle différence entre un grain fin et un grain torchon, l’un permettant de travailler en détail à la plume avant de colorier, tandis que l’autre était parfait pour des études en lavis qu’elle réalisait surtout pour rendre la lumière, avant tout les nuances du ciel, parfois des paysages nocturnes aux néons multicolores, démultipliés dans tous les reflets humides.

Klaxons insistants. Vraiment les gens pourraient faire un effort pour ne pas constamment s’énerver sur la circulation. Ce n’était même plus l’heure des embouteillages.

Tout était question d’eau. Elle devait imprégner toute la surface du papier, toucher au cœur de la fibre, y demeurer suffisamment longtemps sans s’évaporer jusqu’à ce que toute la zone soit terminée d’être peinte, faute de quoi, la feuille séchait, que ce soit par sa structure ou bien le temps trop long pour peindre ou encore l’absence d’humectation régulière durant le travail. Les néophytes avaient souvent du mal à comprendre que la difficulté de l’aquarelle était précisément là, dans le juste dosage de l’eau, de la saturation du pigment, de l’estimation de la qualité de la feuille, capable ou pas de recevoir une grande quantité liquide sans gondoler.

Des sirènes de pompier. Tiens, un accident. C’est sûrement pour ça que les chauffeurs s’énervent. Mais bon, ils pourraient quand même se rendre compte que ça ne sert à rien.
La peinture à l’huile, plus célèbre, ou bien son successeur, l’acrylique, posaient indéniablement moins de problème de ce côté, nécessitant un temps de séchage nettement plus long et permettant des retouches tout au long de celui-ci, sans compter la possibilité d’étaler de grandes zones de couleurs opaques plus sombres ou plus claires pour dissimuler une erreur ou un changement de projet. Les photographies aux rayons X de toiles de maître des siècles passés montraient que de tels repentirs étaient courants.

Enfin, le vacarme avait cessé, ne restait plus que la sirène des pompiers qui arrivaient sur les lieux.

Il y avait dans son esprit une opposition profonde entre la transparence et l’absence radicale de droit à l’erreur de l’aquarelle et les possibilités d’aménagements polis voire complaisant de l’huile. C’était encore plus flagrant si elle comparaît le travail en couleur directe et ce qui se faisait par palette graphique. C’était d’ailleurs un problème pour elle, la bande dessinée requérait à présent pour ainsi dire systématiquement un travail de la couleur par informatique. Bien sûr, certains coloristes se débrouillaient merveilleusement par cette technique, ils parvenaient parfois même à donner une impression d’aquarelle lisse et propre. Le plus souvent pourtant, la solution appliquée était celle de la facilité avec des traits de dessin agressif, puis un travail de la couleur à la limite d’être criard, et finalement, dans la surenchère de publications, trop de choses se ressemblaient jusqu’à être graphiquement pratiquement superposables.

Psychée arrivait à la hauteur de l’accident. La foule des passants s’était rassemblée pour voir un corps couvert. La jeune femme voulait juste passer pour rejoindre un quartier où se trouvaient quelques bars dont elle appréciait l’ambiance, elle était perdue dans ses pensées et maintenant elle se retrouvait à devoir jouer des coudes pour traverser. En temps normal, elle détestait déjà devoir se frayer un passage, mais là, le voyeurisme morbide dont faisaient preuve ses concitoyens ici présents l’horripilait de surcroît.

Sérieusement, quelle importance ? Qui se souciait réellement de la mort de l’inconnue ? En plus ils disaient qu’elle s’était jetée devant la voiture, qu’il n’y avait eu aucune chance de l’éviter ! Un autre soupçonnait un suicide. A l’entendre il y avait très souvent des désespérés qui se jetaient devant le métro pour en finir et bloquaient la circulation pendant au mieux une demi-heure.

… Une inconnue mourrait et chacun tirait la couverture vers lui, vers sa propre histoire, comme si ça le concernait, comme si ça devait avoir un sens pour sa petite vie mesquine et médiocre !

« Et si tel devait être le cas ? »

L’interrogation jaillissait dans son esprit toujours en proie au doute de tout quand il manquait de sommeil. Comme c’était malheureusement devenu un état chronique, elle avait dû accepter d’être régulièrement confrontée à des contestations à l’intérieur même de sa conscience. D’après Valérien, qui était un fan inconditionnel de la psychanalyse analytique freudienne, il s’agissait là tout simplement de son inconscient qui trouvait matière à se manifester comme une entité extérieure et interne à la fois.

Il fallait rapprocher le phénomène de ce qui se passait au moment de l’endormissement. Ceux qui ne sombrent pas immédiatement dans le sommeil, la conscience éteinte, se rendent parfois compte de cette phase déroutante où les images se font et se défont, où il devient impossible de s’accrocher à la moindre idée, au moindre raisonnement. Tout se délite, perd sa substance, prend place auprès d’un bac à sable de l’absurde et de merveilles anachroniques et déplacées. Cela ressemblait en fin de compte au moment où Alice entre dans le tunnel à la suite du lapin blanc pressé et arrive dans un grand puits noir où elle chute doucement, croisant le chemin d’objets hétéroclites, les perd, en trouve d’autres…

Son bar n’était plus très loin, dans une petite rue qu’elle atteignait habituellement par le passage d’où l’inconnue était venue pour se suicider, puisque cela ressemblait fort à un décès provoqué. Pas très fiable quand même de se jeter sous une voiture, un coup à se rater bêtement et douloureusement. Au Lilas électrique elle ne passait habituellement que le début de soirée, buvant un chocolat chaud, croquant quelques clients, lisant un peu de travers les journaux du jour…

N’avait-elle pas lu quelque part que Lewis Carol était un rêveur lucide ? Psychée éprouvait une certaine fascination pour cette terminologie, pourtant le phénomène en tant que tel lui avait paru parfaitement normal, jusqu’à ce qu’elle se rende compte au fil de discussions que tel n’était pas le cas, et que d’avoir conscience de rêver durant son sommeil ne concernait qu’un faible pourcentage de la population adulte. Mais ce n’était pas tout, car dans ses rêves, elle disposait de pouvoirs de modifier l’environnement, exactement comme si elle avait été magicienne.

L’intérêt de l’établissement était qu’à cette heure-ci où elle avait envie de tranquillité, elle pouvait justement en avoir. Il n’y avait qu’un seul autre client, un homme blond à l’âge difficile à estimer. D’un côté son visage était jeune, de même que son allure générale, mais son maintient autant que son expression auraient leur place sur la figure d’une personne de 40 à 50 ans, une sorte de tranquillité qu’ont certains à ces âges-là, et même pas tous, loin s’en faut.

Décidément, sa mise et sa manière de lire tranquillement son journal étaient vraiment remarquables. Psychée passait suffisamment de temps à dessiner pour repérer rapidement les détails de plis, de tomber de vêtement, de posture, de musculature, de silhouette, d’ossature… Mais elle était là, debout avec son barda et elle regardait intensément l’inconnu au point que ça en devenait fort malpoli. Il se rendit compte de son attention et leurs regards se croisèrent une seconde. Serein, mais perçant. Et d’un bleu d’une nuance peu commune. Quelque chose entre le bleu touareg peu saturé et le bleu de cendre ?

Se sentant rougir et très mal à l’aise, la jeune femme détourna les yeux pour se diriger vers une table près du mur, un coin à partir duquel elle pouvait regarder l’ensemble de la salle sans risquer d’être bousculée même s’il devait y avoir du monde. Pour se donner une consistance, elle prit sa commande avec application, de même qu’elle attrapa le premier journal sur la pile et s’installa lentement et le plus discrètement possible.

Apparemment il ne la regardait plus du tout. Quel soulagement ! L’homme s’était replongé dans sa lecture et buvait doucement. Craignant qu’il ne s’offusque ou ne soit gêné, Psychée installa son poste d’observation et de dessin avec le même soin qu’aurait eu un documentariste animalier ayant justement trouvé un spécimen particulièrement remarquable d’une espèce rare. Il fallait toujours faire attention, les humains s’effarouchaient aussi rapidement que d’autres animaux quand ils se sentaient observés. Dans le meilleur des cas ils se mettaient à devenir nerveux et la crispation se voyait dans les muscles des épaules, dans les mouvements des mains, dans les nuances du visage… Dans le pire des cas, ils fuyaient, faisant n’importe quoi pour saboter le travail du dessinateur : changer incessamment de position, tourner le dos, quitter la pièce…

Voire, très souvent, venaient lui parler au comble de sa concentration. C’était malheureusement un trouble qu’il était impossible d’éviter en dessinant en ville, elle attirait l’attention même quand elle cherchait à être invisible. Dans l’absolu, elle aurait pu se servir de ce moyen pour draguer, ou plutôt, provoquer la rencontre… Il y avait néanmoins un problème : quand elle peignait, sa concentration était telle qu’il lui devenait très difficile de simplement répondre à un « Bonsoir ». Venir l’interrompre au milieu d’un dessin, c’était pratiquement la même chose que de réveiller quelqu’un brutalement, en plein sommeil, le dormeur arraché à sa nuit était désorienté et avait du mal à répondre immédiatement et clairement aux plus simples des questions.

Des mois qu’elle ne rêvait plus qu’à travers ses pinceaux. Des nuits et des nuits de sommeil qui se refusaient à elle et ne venaient que sous la forme de ce simple puits sombre de néant.
L’homme venait de terminer sa tasse. Il n’allait sans doute pas tarder à partir, elle n’avait croqué que la position globale. En même temps, ce n’était pas si mal. La posture était bien rendue, idem pour la chevelure blonde bouclée et le costume qui avait l’air plutôt hors de prix. Il faudrait faire la couleur de mémoire, une fois qu’il serait parti. Il était plus gênant de ne pas avoir saisi son visage. Avec les portraits, soit elle réussissait en quelques secondes, soit elle en avait pour des heures. La figure était laissée pratiquement blanche, à peine le contour du visage, les sourcils et l’arête du nez. Elle bloquait sur les yeux et la bouche.

Un geste de la main. Toujours élégant et bien posé. Psychée se fit la réflexion qu’il devait être en bonne forme physique et avoir reçu un entraînement martial ou assimilable au niveau de la coordination globale du corps, hors de ces cas, il était rare de trouver des gens avec un réellement bon maintien. Il faudrait peut-être voir dans les écoles de danse pour trouver un modèle régulier ?

Dommage qu’elle ne puisse pas demander à l’inconnu blond d’accepter de poser nu, il avait apparemment une musculature des épaules et du tout d’ailleurs assez bien développée pour que cela vaille la peine d’y passer du temps. Pas que dans l’absolu elle ait quelque chose contre les hommes non sportifs et totalement sédentaires, voire un peu enrobé, mais indéniablement, au niveau des formes, les lignes étaient trop simples, il était impossible de s’entraîner sur certains muscles. Malheureusement, tous les hommes qu’elle connaissait étaient trop maigres, trop peu entraînés ou trop dodus, et même s’ils étaient susceptibles d’accepter de poser torse nu, cela ne l’avancerait pas. Quant à les faire poser nu, là, ils étaient de toute façon trop pudiques.

Qu’attendait-il à la fin ? Il reprenait une commande ?

C’était une bonne nouvelle pour Psychée qui attendait que l’homme partît pour attaquer la couleur tranquillement. Mais vu la vitesse à laquelle il buvait et lisait, toujours dans la même position… Quelle aubaine ! Autant en profiter en réussissant le mieux possible le travail de la couleur et de la lumière !

Étrange quand même, il serait resté là à poser exprès, cela n’aurait pas été différent… Tss… La nuit et la fatigue, son esprit battait trop facilement la campagne à imaginer un milliard de scénarios romanesques douteux. Il valait bien mieux se concentrer pour réussir ce qu’elle avait commencé.

Du tracé rapide au crayon pour attraper les lignes et les dynamiques, elle était passée à la plume méticuleuse, la partie la plus difficile, celle qui réclamait la plus grande attention de sa part, et elle avait atteint la phase de la couleur, celle du repos et même de l’amusement car c’était celle non seulement qu’elle maîtrisait le mieux mais encore qu’elle donnait enfin le souffle de vie à l’image qui s’animait progressivement.

Le résultat se détachait peu à peu, s’infusant dans le papier au travers de l’eau plus ou moins saturée de pigments. Toute la surface étaient progressivement colorée en un ou plusieurs passages qui densifiaient, intensifiaient… Dans le pinceau se concentraient toutes ses perceptions de contact, à la fois la main qui caresse et la peau effleurée. Les portraits comportaient toujours cet aspect de proximité et de distance, l’Autre devenait son reflet en même temps qu’elle lui renvoyait le sien, identité et différence jusqu’à la confusion des miroirs face à face, en abîme de réflexion.
Quand enfin elle eut terminé, Psychée eut un sourire de satisfaction. Le papier était encore humide, mais c’était une réussite. Elle reposa le portrait en pied en décor de bar tout juste esquissé, la lumière devinée qui nimbait l’inconnu.

« Je peux ? »

Il était arrivé à côté d’elle sans faire de bruit.
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Chap. 4

Message : # 119Message Iris
01 mars 2011, 22:43

DÉCOUVERTE

Par où commencer ? La ville lui était inconnue. Chercher des disparus évanouis quelque part parmi la population promettait de ne pas être facile. Ne connaissant pas le terrain, il devrait passer un temps à apprendre les habitudes, les rythmes… Chaque lieu qu’il visitait était un nouveau monde qui avait ses propres règles. S’il s’était vu confier ce travail, c’était précisément parce qu’il s’adaptait aisément à un nouveau terrain « humain », quel qu’il fût.

Assis sur un banc près de la gare en attendant d’arrêter son plan, Anskri regardait les gens passer et tâchait de se faire à l’humeur nocturne de la ville. Il observait, s’imprégnait des expressions, des gestes, du ton des conversations… Il ne voyait pas comment il pourrait ramener à temps les disparus, avant qu’ils ne finissent par mourir, quelque part. Il était pourtant hasardeux de demander de l’aide à quelqu’un du coin, tant pour le succès de sa mission que pour la sécurité de qui l’assisterait. Le chaos qui était susceptible de jaillir des grandes révélations ne donnait jamais rien de bon. Il ne restait plus qu’à miser sur la chance. Peut-être qu’en errant dans les quartiers chauds…

Mais peut-être que ce ne serait pas nécessaire, songea-t-il en ayant l’impression de reconnaître un de ses disparus. Il avait un peu changé physiquement, comme « retouché », mais c’était bel et bien lui.
Anskri rabattit sa capuche sur sa tête et disparut à sa suite dans la foule.

INSUFFLER

Très vite, ils s’étaient installés ensembles pour discuter devant les verres qu’il avait commandés. Ils ne s’étaient pas présentés, il avait simplement su regarder l’esquisse avec une expression qui dénotait une personne qui sait reconnaître un travail techniquement réussi. Ses paroles assurèrent qu’il comprenait aussi des nuances bien plus délicates comme l’inspiration :

« Ce que j’apprécie, dans cette peinture et les autres esquisses et aquarelles que vous avez accepté de me montrer, c’est que vous parvenez à insuffler une âme dans vos œuvres, même celles qui ne sont pas impeccablement abouties d’un point de vu technique. »

Tel est le problème avec les personnes compétentes, elles sont susceptibles de poser des critiques intelligentes, fondées, et constructives, mais elles n’hésitent pas non plus à évoquer les faiblesses… Toutefois, la manière que l’homme avait de s’exprimer permettait d’accepter même ces réalités déplaisantes. Et surtout, elle attisait sa curiosité sur la nature du personnage :

« Mettre de l’âme… songea la jeune femme.
- Oui, et je vois à votre expression que vous n’êtes pas convaincue que cela vaut mieux qu’un coup de patte techniquement impeccable.
- Vous avez sûrement raison, mais j’ai du mal à être objective concernant mes créations.
- C’est assez compréhensible, après tout, la prise de conscience passe souvent par le miroir de l’altérité.
- Comment ça ? s’étonna Psychée »

Il semblait à la jeune femme que l’inconnu ne cherchait pas simplement à étaler sa science psychanalytique, non, il y avait autre chose. Une impression étrange, il s’exprimait avec une intensité discrète, comme s’il voulait faire comprendre quelque chose d’important sans pour autant vouloir l’énoncer frontalement.

« Vous, par exemple, vous doutez de vos compétences et de la puissance du don d’insuffler une âme, mais peut-être est-ce seulement parce que vous ne « voyez » chez les « Autres » que des demandes de technicité et finissez par douter de la valeur réelle de ce que vous faites.
- Et à votre avis, que devrais-je faire ?
- Tout simplement apprendre à mieux voir, mieux percevoir. Ceux que vous appelez les « Autres » n’existent pas. Ils sont une construction de votre esprit…
- Mais enfin, si, ils existent ! s’exclama Psychée
- Assurément, oui. Toutefois, la réalité est immense, au-delà de ce qui peut être embrassé par la conscience humaine. Dès lors, des fictions normatives interviennent, au niveau du groupe ou de l’individu, un moyen de gérer le trop plein en restant sain d’esprit. Le piège, c’est de finir par confondre la convention, qui est un outil, avec la réalité.
- … Donc… vous pensez que si je pense que les « Autres » attendent de moi que j’ai un dessin plus technique, plus moderne, que j’utilise une palette graphique par exemple, en réalité, il s’agit là de ce que j’ai posé comme étant ce que pensent les « gens », …
- Exactement. Dès lors, à croire que la règle interne, qui vous est néfaste personnellement dans ce cas précis, est la réalité, vous vous interdisez de voir la vérité qui est tout autre.
- D’accord, admettons, convint Psychée. Mais jusqu’où ça peut aller ? »

Au bar, le personnel changeait, entre celui qui avait assumé la fin d’après midi et le début de soirée, et les deux qui devraient tenir jusqu’à la fermeture. Pour la peine ils avaient décidé de mettre une musique électro plus entraînante, entamant la transformation du bar en un lieu festif de la vie nocturne.

La jeune femme peinait à deviner ce que l’on attendait d’elle, c’était comme si son interlocuteur cherchait dans son attitude une réponse, quelque chose comme un écho à son propos qui était chargé de sous-entendus, elle l’aurait parié. Mais ça n’avait aucun sens ! Il fallait donc se résoudre à l’évidence, son esprit épuisé était porté sur le délire paranoïaque.

« Prenons un exemple audacieux, proposa l’inconnu. Imaginons que vous soyez morte présentement, mais que vous vous croyiez vivante…
- La question est de savoir comment je le découvrirais vous voulez dire ? J’imagine que je m’en rendrais quand même compte à force de parler aux gens ! Vous avez vu Sixième Sens ? Le personnage principal est justement dans cette situation, il croit qu’il est vivant, et en fait, la seule personne à laquelle il parle vraiment est un enfant médium. Dès lors, je commencerai à m’inquiéter si les gens répondent systématiquement à côté de la plaque quand je leur adresse la parole, à moins qu’ils ne m’ignorent en disant juste que l’air devient froid…
- Hum… D’accord… Alors, corsons les choses. Vous n’êtes pas seule à être morte, en réalité toutes les personnes à qui vous pouvez vous adresser le sont. Qu’en dites – vous ?
- … Effectivement, c’est un peu plus difficile… Voyons… C’est un peu comme dans Matrix en fait, toute l’humanité est en sommeil artificiel la réduisant à l’esclavage, la conscience totalement investie dans un monde virtuel. Je vais néanmoins m’offrir le luxe de dire que je me sens parfaitement capable de me rendre compte de la situation.
- Comment cela ? » l’interrogea l’inconnu, piqué.

Des groupes d’amis venaient par grappe s’installer à une ou deux tables, l’espace se remplissait progressivement. La salle du haut allait être ouverte. Elle ne serait vraiment animée que d’ici deux à trois heures, mais il fallait laisser la possibilité aux quelques gens qui arrivaient « tôt » de prendre leurs aises. Les conversations bourdonnaient doucement, entrecoupées d’éclats de rire et de hausse ponctuelle du volume sonore des voix pour souligner quelque fait particulièrement remarquable.

La jeune femme avait bien envie de surprendre son interlocuteur qui se plaisait tellement à parler en utilisant un langage délibérément obscur. Généralement le petit couplet sur les rêves produisait toujours son effet :

« Eh bien oui, reprit Psychée, voyez vous, je suis une « rêveuse lucide » comme on appelle ça si bien. Je suis capable en plein rêve, non seulement de savoir que je rêve, mais également de sentir les perceptions de mon corps physique, et aussi d’utiliser la magie. En fait, je suis totalement invulnérable dans le monde onirique, et d’une puissance d’archimage, pas moins !
- … Et … Comment vont vos nuits actuelles ? » demanda l’homme apparemment sérieusement intrigué.

Ce n’était pas du tout le genre de réponse qu’elle avait escompté. Il n’avait même pas été dérouté par la mention d’archimage, une terminologie qui était courante dans les jeux vidéo et les jeux de rôle sur table, mais totalement inconnue ailleurs. Elle aurait pourtant juré qu’un type aussi élégant, tiré à quatre épingles, ne perdait pas son temps à ce genre de loisir.

Pas très sûre de ce qu’il voulait dire, elle supposa qu’il faisait une allusion détournée à l’air qu’elle devait avoir de chroniquement manquer de sommeil :

« Oh, ça se voit tant que ça que je ne dors plus ?
- Comment… ?
- Cela fait quelque chose comme cinq ou six mois que je ne rêve plus. Rien. Le trou noir total. Je suis également devenue insomniaque, je n’arrive plus à dormir la nuit, c’est tout juste si j’arrive à somnoler entre 3h et 8h et un peu l’après midi. Ce n’est même pas un sommeil de bonne qualité, je suis constamment épuisée.
- N’est-ce pas… inquiétant ? Y’a-t-il eu un événement déclencheur ? »

Effectivement, ça commençait à l’être, se dit-elle. Mais que pouvait-elle y faire ? Note pour plus tard : trouver un moyen de se « soigner », mais pas les somnifères, cette option lui faisait horreur dans le principe même de se plonger dans un sommeil artificiel dont elle craignait qu’il ne fût semblable à une prison. S’il fallait encore en croire Valérien, le seul qui jusqu’à présent lui avait proposé une explication, tout venait de la mort de Victor :

« Je n’en suis pas sûre, mais je dirais que c’est le suicide d’un ami, enfin, plutôt une connaissance.
- Vous n’êtes pas certaine ? Vous ne le connaissiez pas vraiment… Mais… Et si ce n’est pas le deuil de la perte d’un être cher… ? »

C’était vrai, elle le connaissait à peine. Et maintenant qu’il soulevait le point, elle en venait à se demander ce qu’elle savait du défunt Victor, mis à part la façon dont il avait trépassé…

« Un ami étudiant en psychologie me dit que c’est l’angoisse de la mort, expliqua-t-elle. La mienne, dans un lointain futur, quand je mourrais de vieillesse, qui m’étreint déjà à présent et me fait perdre le sommeil.
- J’imagine qu’il est de tendance psychanalytique… émit l’homme
- Ah, vous avez reconnu le Thanatos opposé complémentaire de l’Éros !
- … Oui. Je serais tout de même tenté de vous proposer ma théorie du miroir de l’altérité, l’Autre, ici « le mort », est un reflet…
- Mais vous disiez que ces effets d’illusion, ou de filtre de l’esprit, se font pour convenir à la personne, la rassurer ?
- En grande partie. Les désirs ne sont néanmoins pas tous directement conservateurs et protecteurs. La peur est une forme de souhait négatif qui pousse même parfois à créer les situations redoutées. En somme, on pourrait presque parler de « miroir d’ombre » en tant que reflet dissimulé des vœux refusés mais formulés malgré tout par l’étrange mystère de la confusion des esprits. La substance de ce miroir occulté se révèle par le refus excessif, les réactions de rejet chargé d’émotivité, de dégoût voire de haine et d’obsession.
- Donc… Vous pensez que je dors mal à cause de ce que je refuse de voir au sujet de cette mort ? … C’est presque la même chose que l’angoisse de mort, non ?
- Il est évident qu’il y a des points de contact entre les deux, mais la théorie du miroir permet de voir les choses de manière plus personnelle, car vos perceptions et émotions à une situation, un fait, un détail, une personne, une parole, un événement seront uniquement vôtres et ne vous éclaireront pas seulement sur l’existence factuelle de la mort. »

La musique dans le bar, qui était à présent plein, couvrait les conversations. Psychée et son compagnon philosophe élégant devaient vraiment forcer la voix pour s’entendre et décidèrent de partir. Dehors, la nuit était bien avancée et un peu fraîche. Il était temps de se quitter ou de demander à se revoir. Psychée hésitait et se décida pour une question anodine permettant ou pas de raccrocher à une proposition :

« Je n’en reviens toujours pas, de la manière dont vous vous exprimez, comment vous expliquez les choses ! Vous êtes psychologue ou quelque chose dans le genre ? demanda-elle en plaisantant

- Non, pas vraiment. Je suis entrepreneur dans les pompes funèbres. »
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Iris
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Chap. 5

Message : # 120Message Iris
01 mars 2011, 22:45

MÉTRO

« C’est toujours la nuit… »

Psychée s’éveillait d’un trou noir de sa conscience, sur une banquette du métro. La mémoire absente, elle ignorait quelle heure il était, depuis combien de temps elle avait sombré. Il lui semblait que c’était il y a une éternité. Où était-elle ? Sans doute avait-elle voulu rentrer chez elle par les transports en commun plutôt qu’en taxi ou à pieds. Mais pourquoi ses souvenirs du temps de veille étaient-ils aussi flous qu’un rêve après un réveil difficile ? Le manque de sommeil était-il tel que son corps inversait la perception, confondait l’absence de rêve avec les nuits interminables ?

Dans la rame, quelques autres dormeurs. Leur non attitude, le regard vide, se retenant tout juste de s’affaler, ils auraient pu être les zombies de quelque horror survival, ces jeux où un personnage tenant de l’humain normal un peu intelligent, un peu compétent, mais pas trop, devait se débattre face à son environnement qui tombait en déliquescence totale, infesté de monstres pour toutes sortes de raisons tordues et invraisemblables : entrée dans un monde parallèle, faille spatio-temporelle, ou bien une maladie transformant la population en mutant…

A cette seule mention son esprit battait déjà la campagne. Le cadre était idéal. Une vieille rame de métro, des bruits métalliques de claquement et d’usure un peu partout ; la lumière d’un jaune pâle sale, l’impression que les verres des néons étaient encrassés de moucherons ; les banquettes au tissu d’un brun rougeâtre à rayure qui avait dû paraître tendance dans un lointain passé… Même l’échantillon des passagers était parfait ! Le cadre dynamique qui rentrait de sa soirée entre collègue, dépité et vide ; deux jeunes filles peintes et vêtues comme des prostituées ; un vieil homme le visage usé et taillé par la vie ; un employé travaillant de nuit, allant ou revenant du travail… Il y avait de quoi se prendre au jeu de sa pensée, de se croire dans un film fantastique contemporain, d’étranges créatures vivant dans les couloirs du métro, des identités de vampire ou de lycan derrière les visages faussement innocents des passagers…

Imaginant la scène, prenant mentalement des notes pour un éventuel futur scénario, elle réfléchit à ce qu’il fallait maintenant. Voyons… Dans la position de l’héroïne, elle devait descendre au prochain arrêt pour rentrer chez elle à pieds après avoir manqué le bon arrêt. Ça tombait bien, c’était le cas, comme elle put le constater lorsque le métro s’arrêta à Marie Curie.

Celui-ci reparti, Psychée resta un moment sur le quai, songeuse. Mis à part le manque de musique appropriée, du Korn par exemple, le cadre était toujours impeccable. L’obscurité des tunnels était parfaitement angoissante sous l’éclairage glauque. Peut-être quelqu’un devrait-il expliquer à la municipalité que ce genre de détail renforçait considérablement le sentiment d’insécurité. Mais dans l’immédiat, ce qui l’étonnait le plus, c’était la force de son pouvoir d’autosuggestion. Comme dans un rêve éveillé, il suffisait qu’elle veuille voir des formes grouiller furtivement dans les ténèbres, et c’était le cas. Elle ne sursauta pas, elle s’était préparée à sa peur, un peu comme si elle jouait un rôle, ce qui était presque le cas.

Maintenant, il manquait quelque chose, une cohésion, un fil directeur. Elle s’étonnait à se prendre à raisonner comme dans ses rêves. Depuis le temps, elle s’était prise à douter de pouvoir de nouveau dormir et rêver. Mais elle était éveillée et ce délire consciemment volontaire était une recherche d’idées… A moins qu’elle ne sache plus discerner quand elle rêvait ou pas ? Ce serait quand même vexant pour quelqu’un qui se vantait il y a encore peu de sa capacité à sentir quand elle était dans le monde onirique ! Hors de question de donner raison à son croque-mort blond comme un ange. Savoir qu’elle rêvait n’était pas difficile. Il suffisait de se concentrer sur son corps, sur ses perceptions, son intériorité. Quand elle dormait, et même dans les rêves les plus intenses où elle pouvait faire un usage de tous ses sens, goût et toucher compris, elle sentait, pour peu qu’elle le veuille, son corps immobile dans ses couvertures. Elle pouvait même faire appel à son horloge interne pour déterminer l’heure qu’il était sans avoir besoin d’ouvrir les yeux ou de quitter le cours de son rêve…

Aucune sensation de double corps. Pas de superposition de son corps supposé onirique sur un corps physique endormi. Elle était donc éveillée. Évidemment, un tel test fondé uniquement sur ses sens risquait d’être insatisfaisant d’un point de vue scientifique, mais Psychée était quand même tentée de considérer cette donnée comme aussi fiable qu’un obscur calcul démontré avec conviction.

« Vous avez une cigarette ? »

L’homme à la voix éraillée derrière elle la fit sursauter et presque crier. Elle recula sous la surprise, mais pas lui. Apparemment il ne lui voulait pas de mal… Seulement il avait une lueur gênante dans l’œil, pas exactement lubrique, plutôt complètement déphasé d’avec la réalité. En plus il puait la vinasse et une sueur aigre à un point qu’il était intolérable pour la jeune femme de se tenir à moins de deux mètres de l’inconnu.

« Vous avez un euro ? »

Bon sang, c’était typiquement le genre de situation qu’elle détestait. Quoi qu’elle fasse il ne la lâcherait plus maintenant. D’ici peu de temps il allait se mettre à parler de sa vie, de ses malheurs, à quel point le monde était pourri, les gens égoïstes, tous des salauds, et personne pour se soucier des pauvres… Avec des variantes possibles sur les femmes qui sont des traînées de nos jours, ou bien les jeunes qui ne sont que des parasites qui sucent le fric de la société et répandent le sida intentionnellement… A moins que l’homme ne soit un de ces nombreux « quasi psychotiques », pas assez fous pour être internés, mais pas assez saints d’esprit pour être d’une compagnie compréhensible et dès lors relativement sécurisante.

Un long instant paralysée à réfléchir à la stratégie qu’elle allait mettre en œuvre, Psychée se décida pour un repli simple avec réévaluation de la situation si cela ne suffisait pas. En somme elle marmonna quelque chose du genre « je n’ai rien », sous entendu « même si j’avais quelque chose, pour un type qui pue autant et me cause comme ça, c’est rien », et fila par l’escalator.

Pouvoir mettre de la distance entre elle et l’inconnu était un réel soulagement et elle se remit à respirer avec aise. Il était resté sur les quais. Ce n’était qu’un pauvre hère et sa réaction était tout sauf charitable… Tant pis, elle n’avait pas l’âme d’un travailleur social, et un type qui déboule de derrière sans crier gare, à une heure aussi avancée de la nuit, avec une odeur aussi rance et avec un discours décousu qu’il avait commencé à dévider quand elle était partie, c’était trop. En même temps, ça se trouve, il vivait dans une solitude intolérable, et tout ce qu’il voulait c’était un peu de contact humain, sans animosité, et dans ce cas, sa réaction avait dû être cruelle pour lui…

Tâchant d’esquiver sa relative mauvaise conscience, Psychée se concentra sur les éléments de l’environnement qui pourraient lui servir. La lumière qui indiquait la sortie de secours grésillait, donnant l’impression d’être près de s’éteindre à chaque instant. Où allait-on si même les éclairages de sécurité étaient prêts de lâcher ! Quant à l’escalator, un insistant « tac – tac » à la montée semblait indiquer un problème de réglage quelque part. Ces sons étaient très évocateurs, mais il était difficile pour ne pas dire impossible de s’en servir en bande dessinée. Pour un film ce serait parfait, en revanche sur papier, mettre « tac – tac – tac » comme indication du bruit de l’escalator risquait de ne pas être compris. D’une certaine façon il y avait des normes sur ce qui avait une chance d’être compris et admis du lecteur, et ce qui, bien que juste, et relevant d’une bonne idée, ne pouvait trouver sa place dans la narration…

Nom d’un chien ?! Mais le vieux rance la suivait ? Ou alors il ne faisait que prendre l’escalator plutôt que le long escalier ? A présent qu’elle arrivait dans le dédale des tunnels pour piétons avec une galerie marchande souterraine fermée à cette heure-ci, elle serait rapidement fixée sur le fait qu’il la suive ou pas. Solution ? Marcher vite. Pas courir, elle ne tiendrait pas jusqu’à chez elle en détalant comme une dératée, mais trotter ponctuellement si besoin…

C’était ridicule. Aucun doute là-dessus. Il était évident qu’elle était trop fatiguée, tout ce qu’elle voulait, c’était dormir, elle avait froid et même en marchand vite pour distancer l’homme, ses paupières voulaient constamment se clore. Où était-il d’ailleurs ? Il continuait de la suivre, mais avec les détours des couloirs et les prochains escaliers et embranchements il serait aisé de le semer.

Tombait-elle de Charybde en Scylla ? En voulant distancer le vieil homme un peu (ou beaucoup ?) fou, elle venait d’arriver nez à nez avec un petit groupe de noctambules, dans les 20 à 30 ans, tout en noir. Lunettes noires comprises pour une partie d’entre eux. S’ils ne portaient pas des costumes cravates avec chemise noire à légères rayures gris anthracite, elle aurait pu les prendre pour une bande de gothiques un peu âgés.

Passé les excuses d’en avoir bousculé un, elle se réveilla un peu sous l’adrénaline que n’avait pas su éveiller l’inconnu rance. Quelques secondes de sa vie étaient de nouveau plongées dans un relatif flou. Que s’était-il passé exactement ? Elle avait voulu éviter l’homme qui la suivait en accélérant et en s’engageant sous une arche qui donnait sur un couloir montant agrémenté de boutiques toutes fermées à cette heure-ci évidemment. Sauf…

Sauf que la petite bande de costumes noirs aux grands sourires (pas de canines pointues heureusement) qui chassa rapidement le vieux, lequel fuit presque en les voyant, se tenait devant la boutique *ouverte* d’un fleuriste. Et manifestement il n’y avait pas de vendeur. Mais pourquoi diable des types aussi bien sapés et qui n’avaient pas l’air ivres se payaient-ils le luxe de visiter par effraction une boutique de fleuriste ?! Encore un bar, pour voler des boissons, ça paraissait un mobile compréhensible. Stupide, mais compréhensible ; autant, cambrioler des lys et des roses, ça l’était nettement moins !
En tous cas les lascars ne s’inquiétaient pas de sa présence. Était-ce bon signe ou tout le contraire ? Ils parlaient avec elle dans une animation tout à fait sociable qui aurait même pu passer pour chaleureuse. Est-ce que ça allait ? Le vieux dégoûtant était loin maintenant, elle était en sécurité. Thomas et Virgile n’en avaient que pour encore un petit moment, après ils pourraient partir, tous ensembles, ça allait de soi, n’est-ce pas ? Mais ce n’était pas à elle que la question s’adressait. Ils attendaient la réaction de Villon, le moins bavard du lot et qui semblait être leur chef. Son acquiescement d’un simple hochement de tête sembla être une réponse transparente et complète. En peu de temps elle était au centre du petit groupe. Ils la dépassaient presque tous d’une tête, et même si leur comportement n’était pas agressif, se sentir ainsi entourée sans l’avoir souhaité, bien au contraire, c’était pire. Cela lui rappelait presque les tactiques de chasse des loups entourant un cerf, lui coupant toute retraite et prêt à attaquer au moindre signe de faiblesse.

Comment ? Rentrer chez elle ? Tard ? Mais non il n’était pas tard ! Allons, allons, c’était un signe, une rencontre à une heure désertée et désolée comme celle-ci ! Non ? Ah, mais si sa journée avait été si difficile que ça, il fallait au moins la raccompagner tous ensemble ! Dès que la vérification était faite… Ça y’est. Des lys des paradis, de quoi faire un bouquet, pas plus, et des asphodèles, mais pas de roses élyséennes.

De la folie pure. La réalité était devenue plus absurde encore que ses rêves. Elle décida de profiter du mouvement du groupe pour examiner les fleurs et tenter de comprendre ce qui se passait. Le dénommé Simon qui plaisantait et lui parlait sans cesse, était resté en arrière, veillant sur elle avec un sourire carnassier, comme pour lui bloquer toute retraite. La gorge plus nouée qu’elle l’aurait cru, elle ne put que murmurer sa question : « Qu’est-ce que vous cherchez ? ». N’entendant pas ou faisant semblant de ne pas avoir bien entendu, Simon la prit par les épaules et rapprocha tellement son visage qu’elle put sentir le souffle de ses mots : « Qu’est-ce que tu as dit ? »…

« … Les fleurs ? Pourquoi ? tenta de nouveau Psychée
- Ah ! Bien sûr ! ria-t-il. C’est sûr que ça ne doit pas paraître évident, et puis c’est vrai que c’est un peu tordu… Eh bien, je vais te laisser deviner !
- Mais si je vous demande, c’est parce que je ne sais justement pas !
- Oui… Alors je vais te proposer un jeu : je vais te donner plusieurs réponses et il faudra choisir la bonne, d’accord ? »

Sa voix intérieure était impérative. Danger.

« Jouer, pourquoi pas, répondit lentement Psychée. Mais quel est l’intérêt pour moi ?
- L’enjeu, oui bien sûr… Il faut un enjeu… Voyons… »

Un coup d’œil sur les autres de la bande. Ils discutaient rapidement à voix basse, seul leur chef Villon restait silencieux et la considérait du coin de l’œil, glacial.

« Bon, ce que je te propose, jeune fille : si je gagne, tu m’offres un baiser, disons, dans le cou que tu as fort joli, ou sur les lèvres, c’est comme tu préfères… Et si tu gagnes…
- Vous me laisserez trente mètres d’avance. »

Sa réponse avait fait tomber un instant le masque de ce Simon faussement sympathique. Il y avait aussi eu dans son expression quelque chose qui lui crachait « si tu crois que ça va suffire ». Mais il accepta.

« Voilà mes réponses : (A) nous cherchons quelqu’un ; (B) ces fleurs sont pour déposer sur une tombe ; (C) c’est un jeu, une sorte de pari ; (D) c’est un secret et si je te révélais quoi que ce soit à ce sujet, je devrais te tuer. Alors, à ton avis, quelle est la bonne ? »

Génial. Elle faisait face à un sphinx pervers qui avait un sourire qui tenait de plus en plus de celui d’un prédateur sadique ou d’un vampire tel qu’on peut se l’imaginer. Pas la version romantique, plutôt la tendance « je suis immortel, je suis un surhomme, et toi, pauvre bétail, poche à sang, prépare toi à embrasser l’éternité ». Le bon côté de la situation était au moins que ce genre d’expression avait le mérite de susciter sa propre agressivité et à présent, non seulement elle était pleinement éveillée, mais en plus, elle était dans sa meilleure forme. Dans la foulée, elle s’était dégagée de l’étreinte collante du beau parleur et avait ostensiblement reculé de deux bons mètres dans la direction de la sortie, gardant dans le coin droit de son champ de vision les autres qui avaient interrompus leur conversation, et devant elle le poseur d’énigme.

S’il était honnête ou quoi que ce soit qui puisse s’en rapprocher, alors elle avait une chance sur quatre de tomber juste. Mais elle ne croyait pas un seul instant que ce Simon soit réglo. Il y avait donc un truc. La réponse (D) justifiait de la tuer si l’une des autres réponses était juste en combinaison. Logiquement ce serait la (A), ce qui donnerait que personne ne devait savoir qu’ils cherchaient quelqu’un par le biais des fleurs.

Une telle réponse était tellement simple qu’elle ne pouvait pas être la bonne. C’était donc… Qu’est-ce qu’elle risquait ? Il était clair qu’ils voulaient la tuer. Tiens, pourquoi ne faisaient-ils pas le même cas du vieux fou ? Parce que c’était sans doute un clochard incapable de parler, et pas elle ? Un instant la possibilité de supplier pour sa vie en promettant de ne rien dire lui traversa l’esprit. Et la seconde d’après elle songea que le sort qui l’attendrait dans ce cas serait probablement bien plus horrible que si elle gardait son sang froid face au pire.

« Alors ? Elle vient cette réponse ? s’impatienta Simon. Si tu ne trouves pas, je gagne et je suis très tenté de…
- La solution est (D), (A), (B) et (C). Toutes sont justes d’une certaine façon. »

Psychée avait réussi à énoncer ça distinctement et avec assez de force, mais elle n’attendit pas le verdict, elle tourna aussitôt les talons pour courir le plus vite possible vers la sortie en abandonnant à contrecœur son grand sac en bandoulière qui l’aurait gêné dans sa course mais ne contenait pas d’informations permettant de l’identifier. Simon avait commencé à lui emboîter le pas :

« Simon ! » la voix de Villon était sèche et impérative, la même que s’il s’était adressé à un chien ou un esclave.

« … ? Il faut l’arrêter !

- Tu lui as promis trente mètres d’avance si elle donnait la bonne réponse. »
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Iris
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Message : # 6824Message Iris
22 févr. 2012, 17:56

Pour la suite, publication sur blog, avec en principe un meilleur confort de lecture du fait de colonnes plus étroites...

Ici : http://iris-d-automne.over-blog.fr/arti ... 33870.html

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