
Que les Secrets d'Esteren sortent ! Ou je pense que le public me lynchera plutôt que de se pencher sur les propositions de jeu que je pourrais faire

(ça manque de smiley "bisou"

La Plume d’Or (Dessein)
Non loin d’un des grands parcs faisant la réputation de Dessein et en particulier du lac aux iris où les jeunes gens viennent se promener en barque, se trouve la discrète Impasse du Bois d’Encre. Elle s’achève par une petite place pavée circulaire au centre de laquelle se dresse un majestueux tilleul qui semble veiller sur les environs avec bienveillance. Il est particulièrement agréable de s’asseoir sous sa frondaison quand l’arbre est en fleur, embaumant les environs en un véritable enchantement plein de douceur.
La librairie de la Plume d’Or ne dépare pas avec sa devanture d’un mauve délicat et plein de nuances, rehaussée de peinture dorée et argentée, de sorte que l’ensemble évoque la fraîcheur et l’éclat d’un plumage. Le propriétaire Louis Summer semble ne pas avoir plus de 35 ans mais a déjà des cheveux grisonnants qu’il garde longs, généralement rattachés sur la nuque. Son excentricité s’étend à l’habitude de porter des costumes crème, gris perle, violine ou carmin. Il explique ses yeux violets par un grand-père vesmiri du clan Memini, mais ne connaît pas lui-même un peuple qui n’a fait que brièvement traverser la vie de son aïeule. Il n’a plus vraiment de contacts avec sa famille. Louis Summer, de son vrai nom Herbert, avait une dizaine d’années quand il vint avec sa famille pour le festival des fleurs et il disparut dans les jardins. Après une semaine, on craignait de ne jamais le retrouver vivant, mais il se présenta avec un grand sourire à des promeneurs en demandant s’ils pouvaient le ramener à ses parents. Il ne semblait pas avoir conscience du temps qui avait passé et put seulement raconter qu’il était allé jouer avec d’autres enfants dans les jardins. Certains prétendent que ses yeux qui étaient bleus auparavant étaient devenus violets à son retour. Le comportement de l’enfant était également différent, il parlait de ses rêves avec une intensité déconcertante. Avec le temps sa propre mère vint à douter que cet enfant était bien son fils et la famille résolut de l’éloigner, le placer en pensionnat et l’y oublier jusqu’à sa majorité. L’adolescent trouva refuge dans la poésie et la littérature, assez isolé et rêveur. La période où il travailla à Dôme pour étudier les lettres est la moins connue de ses voisins. Il semble y avoir fait de nombreuses connaissances et amassa des fonds suffisants pour ouvrir son commerce.
Beaucoup de gens entendent parler de la Plume d’Or et de son propriétaire bien avant d’y entrer mais ce ne fut pourtant pas le cas de Suzanne Bertin, ministre des transports et de l’outre-mer, divorcée et mère d’un adolescent pour lequel elle s’inquiétait. Le garçon s’éveillait terrifié de cauchemars épouvantables mais refusait d’en parler. Elle soupçonna son ex-mari de violences ou d’abus, le fit surveiller par un détective, en vain. Puis elle explora la piste de brimades aux collèges, là aussi, faisant mener en vain une enquête, découvrant tout au plus de minables malversations, des jalousies idiotes et autres gamineries sans communes mesures avec le calvaire de son fils. Alors qu’elle était généralement reconnue comme compétente dans son travail, elle ne savait plus quoi faire pour trouver la racine du problème, proche du désespoir. Elle hésitait à demander l’aide d’un psychanalyste pour des problèmes dont son jeune Alphonse refusait de parler même à elle, sa mère, alors que cela le minait. Cela la dérangeait de forcer l’entrée de l’intimité de la psyché de son fils, elle préfèrerait encore changer son environnement, le ramener du côté de Brillante. Peut-être que la mer serait d’une bonne influence ? Cependant, en attendant elle était encore à Dessein.
Le hasard voulut qu’elle se promenât avec lui par une belle journée de la fin du printemps et qu’ils fussent attirés par le parfum du tilleul en fleurs. S’engageant par curiosité dans l’impasse, ils découvrirent la boutique et en franchirent le seuil.
Cela ressemblait à un salon et à une bibliothèque tout à la fois, plusieurs étagères de livres entre lesquelles déambuler dans une clarté étonnante qui se diffusait depuis les vitres de l’entrée, mais également depuis des fenêtres à l’arrière, des miroirs et des curiosités en cristal de roche renvoyaient les rayons du soleil selon une logique qui n’apparaissait pas au premier coup d’œil. Dans le fond, la minuscule cour intérieure, sorte de puits de clarté diffuse, était aménagé en un jardinet forestier, plein de mousse et de fougère, invitation au rêve et aux voyages imaginaires. Non loin un épais et large tapis carré était bordé d’un banc dans une alcôve, des coussins jetés pêle-mêle de même que deux couvertures légères. Une belle lampe en pâte de verre à large abat-jour, installée sur une table basse, permettait de lire assis par terre comme des enfants. Tout autour de nombreux objets d’art et fantaisie pouvaient évoquer la jeunesse, mais ils étaient également disposés avec goût et élégance, un appel pour des gens de tout âge à prendre le temps de laisser parler leur sensibilité et de suivre leurs aspirations.
Madame la Ministre Bertin demeura un instant perdue, émerveillée et hésitante tout à la fois. Son fils en revanche n’attendit par pour partir à la découverte des volumes présentés. Il y avait des livres pour enfants, de simples histoires avec de délicates gravures et planches de couleurs, certaines qui tenaient de l’œuvre d’art avec leur trait souple, doux et précis à la fois. Plus loin des romans de voyages et d’exploration, en face, d’héroïques récits de chevaliers de l’ancien Artland ou de contrées lointaines. Un grand meuble était consacré à la seule mythologie, s’y bousculant des œuvres de fiction aux côtés d’études ethnographiques sérieuses, sorte de mise en regard qui suggérait de considérer avec souplesse la frontière entre l’étude et l’imaginaire peut-être ? Bien d’autres thèmes étaient présents : spiritualités, philosophie, psychologie, histoire des religions, rêves…
Tandis qu’Alphonse s’installait sur le tapis pour commencer à lire « 20 000 lieues sous les mers », sa mère s’arrêta devant les étagères consacrées au rêve. Elle était sceptique, mais ne voulait exclure aucune piste, aucune idée pour venir à bout du problème de son fils. Remarquant son expression soucieuse, Louis Summer vint à sa rencontre. Après des salutations d’usage à voix basse pour ne pas déranger le lecteur, quelques échanges à propos des rêves et des cauchemars, l’homme l’invita à prendre un thé à une petite table ronde couverte d’une nappe aux motifs floraux gris qui ne se devinaient que par des jeux de reliefs et de lumière. Elle occupait un angle de la boutique, mais était invisible depuis l’entrée et la plupart des rayons. Les chaises et la disposition des meubles indiquaient qu’il était habituel de s’y installer pour grignoter et converser. Recevant bientôt son thé dans un ravissant service fleuri, la dame se fit la réflexion que son hôte était peut-être bien un homme qui préférait les hommes. Elle n’en chercha pas confirmation, se satisfaisant de cette impression qui la rassurait d’une certaine manière puisqu’elle ressentait le besoin d’un soutien mais qu’elle ne désirait pas que la relation se déroute de l’essentiel. Sur ce point, cette rencontre dépassa ses espérances et ils parlèrent longuement des visions du monde des rêves, des croyances, de l’apport de la psychanalyse et des cauchemars, dans la perspective traditionnelle comme moderne. Pouvoir enfin en parler à quelqu’un était un soulagement, presque une délivrance.
La nuit était tombée sans même que Suzanne ou Alphonse ne s’en rendent compte, seule la nécessité d’allumer la lumière pour lire avait marqué le fil du temps. Le garçon vint de lui-même à la fin d’un chapitre, son doigt marquant la page, pour demander l’heure qu’il était et s’ils allaient dîner là. Confuse, Mme Bertin s’apprêta à partir en s’excusant, mais Louis Summer la retint : « Voulez-vous que votre garçon passe la nuit ici ? Au sujet de ce dont nous discutions tantôt… » En quoi dormir chez un inconnu à l’improviste pourrait-il avoir un quelconque résultat sur des cauchemars chroniques ? C’était étrange, inhabituel et en ce sens un peu effrayant… Pourtant, elle avait l’impression confuse qu’elle pouvait faire confiance à cet homme, qu’il n’arriverait rien de mal de sa part. Elle estima par ailleurs qu’elle avait peu à perdre et tout à gagner. Un coup d’œil à son enfant qui n’était même pas étonné, demandant seulement : « Elle se termine bien cette histoire ? ». Le libraire prit connaissance du titre du roman et confirma : « Oui, dans cette version le Capitaine Nemo poursuit ses aventures. » Mme Bertin s’étonna : « Il y aurait donc plusieurs versions de ce roman ? », mais la réponse fut peut-être encore plus sibylline : « Bien sûr ! Toutes les histoires, toutes les œuvres qui traversent les songes se manifestent à leur gré, voyagent d’une inspiration à l’autre. Cependant l’autre version est introuvable et c’est le cas de toutes celles qui n’ont pas été écrites de notre côté du rêve, et réciproquement. »
En dépit de cette réponse de fou, Suzanne Bertin prit le risque d’abandonner son enfant pour une nuit. Elle ne parvint qu’à grand peine à dormir quelques heures et revint tôt le lendemain matin pour trouver son garçon ébouriffé mais joyeux. Pour la première fois depuis des mois il avait eu une véritable nuit de sommeil réparateur, il lui en parla même spontanément : « Cette nuit j’ai rêvé qu’un grand faucon gris argenté avec des yeux aux reflets d’améthyste était venu pour combattre et tuer un monstre qui voulait me dévorer pour te faire du mal. »
Interdite elle regarda l’homme aux délicates tasses de thé d’un autre œil, mais devant se contenter d’une réponse qui ne l’éclairait qu’à demi : « Je pense que votre problème est réglé, cela m’étonnerait vraiment que quoi que ce soit de semblable se reproduise. Si toutefois ce devait être le cas, n’hésitez pas à venir prendre le thé à la Plume d’Or. Le livre coûte 50 deniers, le service d’hôtellerie pour votre rat de librairie est offert par la maison. »
Il n’était pas temps de discuter, Alphonse devait aller en cours et elle au ministère. Elle confia son cartable et son goûter à son garçon, régla l’achat et fila à pieds en accélérant le pas car elle commençait à être en retard, partant encore plus vite après une bise rapide à l’adolescent qui protesta parce qu’il était trop près du collège pour se faire ouvertement dorloter par sa mère mi-nistre. En chemin elle retournait encore et encore les faits, le manque de sommeil lui donnait l’impression d’avoir rêvé toute cette histoire. Elle se rendit distraitement dans son bureau, po-sant son manteau et allant saluer sa secrétaire sans même re-marquer l’agitation qui régnait dans tout le bâtiment : « Com-ment ? Vous n’avez pas entendu ce qui s’est passé ? Au sujet d’Edward Ashton ! » Il s’agissait d’un rival qui n’avait pas ac-cepté qu’une femme sensiblement plus jeune que lui devienne ministre à sa place alors qu’il faisait des pieds et des mains pour monter plus haut dans la hiérarchie. Mauvais perdant il avait décidé de systématiquement critiquer les projets qu’elle présentait. Malheureusement il était doté d’un charisme indéniable et beaucoup se rangeaient sans discuter à son avis. Depuis des mois ses attaques redoublaient, prétendant notamment qu’elle manquait de sérieux dans son travail en ne faisant pas d’heures supplémentaires, préférant passer plus de temps avec son fils pour lequel elle s’inquiétait tant. D’après lui, elle aurait dû purement et simplement abandonner la vie politique.
« Eh bien Edward Ashton a réveillé toute sa maisonnée en hurlant au milieu de la nuit. Il avait fait d’horribles cauchemars et s’était même lacéré la poitrine de ses mains ! Il paraît qu’on aurait dit des coups de griffe, il y avait du sang partout ! Et il était en train de délirer, comme s’il était se faisait attaquer par des oiseaux. Quand le médecin est arrivé il a trouvé M. Ashton en train de compulser une sorte de carnet, il était comme fou. Ils ont eu du mal à le maîtriser et le carnet est tombé dans la cheminée dont le feu avait été ranimé par les domestiques qui trouvaient qu’il faisait étonnamment froid dans la chambre et que ce n’était pas bon pour leur maître. Quelqu’un a vu que du papier était en train de brûler et a tenté de sauver ce carnet, découvrant en éteignant les flammes qu’il s’agissait d’une sorte de grimoire de magie noire ! Après ça, le médecin a fait emmener M. Ashton qui était d’après lui dangereux pour lui-même au vu des marques de griffures. Il y a maintenant une enquête sur lui et ils ont découverts qu’il pratiquait régulièrement des sortes de rituels pour je ne sais quoi, en achetant des choses malsaines en plus d’être illégales. Avec un scandale pareil, c’en est fait de sa carrière et je pense qu’il est parti pour passer quelques temps dans un asile psychiatrique pour recouvrer ses esprits ! »
Assommée par ces nouvelles et noyée par le flot incessant de paroles, Suzanne Bertin se retira dans son bureau, cherchant de l’air en ouvrant la fenêtre. Le choc de comprendre qu’elle avait été l’objet d’une haine personnelle qui dépassait le seul jeu des ambitions. L’horreur de la cruauté de la manœuvre. Dire qu’un peu plus et elle aurait probablement effectivement démissionné, minée moralement par son impuissance à aider son enfant !
Il lui fallut près d’une demi-heure pour reprendre le dessus sur les flots contradictoires d’émotions violentes, entre indignation, épouvante et soulagement. Gratitude également.
Un faucon d’argent qui tenait une librairie et servait le thé dans une vaisselle délicate.