Conscience (W.I.P.)
- Iris
- Grand Ancien
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Chapitre 8
MILLE VISAGES
Chaque jours une infinité de figures, autant de noms, d’émotions, de détresses, de vœux. Des confrontations, des limites à la volonté, à la conception, à la réalisation simple de l’existence que prévue dans le plan, avec sa sécurité, ses transitions déjà éprouvées car imaginées, ses loisirs qui correspondaient à l’image qui avait été conçue. Lorsque le crime surgissait, il était l’émergence de l’horreur, de l’impossible, de l’impensable surtout. Indicible, il bouleversait l’ordonnancement du monde et ramenait le chaos autant que la menace. Désormais, il y avait l’assurance de l’incertitude.
Quel était le sens de cette mascarade ? De ce bal dépourvu de sens ? Une frénésie dans laquelle la douleur aspirait à se répandre, se démultiplier, dans l’espoir vain d’un sursit temporaire. Le criminel souffrait. La plupart des meurtriers avaient une vie qui ne ferait envie à personne. En infligeant la violence, la cruauté, la malveillance, ils répercutaient l’écho de leur intériorité tourmentée qui ne trouvait pas de soulagement. Le mal se répandait. Une nouvelle victime, des pleurs. Pour une de touchée directement, souvent une dizaine de choqués fortement en seconde ligne. Ils demandaient à comprendre « Pourquoi ? » mais ne trouvaient jamais de réponse, ni dans la bouche du criminel, ni dans les analyses des experts. Nul rite expiatoire ne pouvait ramener et garantir l’harmonie. Avoir la paix, ce n’était guère possible que dans la tombe !
(...)
Chaque jours une infinité de figures, autant de noms, d’émotions, de détresses, de vœux. Des confrontations, des limites à la volonté, à la conception, à la réalisation simple de l’existence que prévue dans le plan, avec sa sécurité, ses transitions déjà éprouvées car imaginées, ses loisirs qui correspondaient à l’image qui avait été conçue. Lorsque le crime surgissait, il était l’émergence de l’horreur, de l’impossible, de l’impensable surtout. Indicible, il bouleversait l’ordonnancement du monde et ramenait le chaos autant que la menace. Désormais, il y avait l’assurance de l’incertitude.
Quel était le sens de cette mascarade ? De ce bal dépourvu de sens ? Une frénésie dans laquelle la douleur aspirait à se répandre, se démultiplier, dans l’espoir vain d’un sursit temporaire. Le criminel souffrait. La plupart des meurtriers avaient une vie qui ne ferait envie à personne. En infligeant la violence, la cruauté, la malveillance, ils répercutaient l’écho de leur intériorité tourmentée qui ne trouvait pas de soulagement. Le mal se répandait. Une nouvelle victime, des pleurs. Pour une de touchée directement, souvent une dizaine de choqués fortement en seconde ligne. Ils demandaient à comprendre « Pourquoi ? » mais ne trouvaient jamais de réponse, ni dans la bouche du criminel, ni dans les analyses des experts. Nul rite expiatoire ne pouvait ramener et garantir l’harmonie. Avoir la paix, ce n’était guère possible que dans la tombe !
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MILLE VISAGES
Chaque jours une infinité de figures, autant de noms, d’émotions, de détresses, de vœux. Des confrontations, des limites à la volonté, à la conception, à la réalisation simple de l’existence prévue dans le plan, avec sa sécurité, ses transitions déjà éprouvées car imaginées, ses loisirs qui correspondaient à l’image qui avait été conçue. Lorsque le crime surgissait, il était l’émergence de l’horreur, de l’impossible, de l’impensable surtout. Indicible, il bouleversait l’ordonnancement du monde et amenait le chaos autant que la menace. Désormais, il y avait l’assurance de l’incertitude.
Quel était le sens de cette mascarade ? De ce bal dépourvu de sens ? Une frénésie dans laquelle la douleur aspirait à se répandre, se démultiplier, dans l’espoir vain d’un sursit temporaire. Le criminel souffrait. La plupart des meurtriers avaient une vie qui ne ferait envie à personne. En infligeant la violence, la cruauté, la malveillance, ils répercutaient l’écho de leur intériorité tourmentée qui ne trouvait pas de soulagement. Le mal se répandait. Une nouvelle victime, encore des pleurs. Pour une de touchée directement, souvent une dizaine d’autres de choqués fortement en seconde ligne. Ils demandaient à comprendre « Pourquoi ? » mais ne trouvaient jamais de réponse, ni dans la bouche du criminel, ni dans les analyses des experts. Nul rite expiatoire ne pouvait ramener et garantir l’harmonie.
Avoir la paix n’est possible que dans la tombe.
Plus de couleur, le noir, le néant. La végétation se fanait, l’eau devenait poison, le vin, venin. Le désespoir devenait aspiration à l’engloutissement. La souffrance était telle que le seul soulagement concevable devenait une autre destruction, un moyen dérisoire de prendre un contrôle jetable. Quand il n’était plus possible de créer et construire, détruire, se détruire se présentait comme une ultime solution.
Dernier sursaut erratique, la mort d’un soleil.
De la métaphore comme modèle d’explication du réel. Landes mortes, terres stériles, battues par les vents, froides, amères. Des routes droites, sans jamais de sentiers vers un ailleurs, de choix, des rails, métal et pierre sans âme, arrachée, brisée. La forêt est sombre, épineuse, effrayante, comme si la ligne toute tracée valait mieux que l’inconnu, l’obscur, qui doit être défriché, exploré, découvert.
Renoncer à la liberté d’avoir une chance d’un autrement, ailleurs, au profit de l’évidence malheureuse d’une fatalité consentie.
Sous ses yeux un dossier tristement prévisible. Seulement 26 ans, un premier compagnon qui la battait et la violentait. Le hasard voulut qu’il eût une altercation avec un quidam dans un bar et fût condamné à une peine de prison pour coups et blessure qu’il méritait depuis longtemps. Libérée par son emprisonnement, elle jure qu’on ne l’y reprendra plus. Deux mois plus tard, rebelote, encore un homme violent. Seulement, en dépit des supplications de ses proches, elle avait obstinément refusé de porter plainte, s’accrochant à ses promesses que tout allait rentrer dans l’ordre, qu’il comprenait, qu’il avait changé… Et lui non plus, pas plus que le premier. Elle était morte sous les coups. En fait, elle aurait pu survivre si cet abruti avec qui elle vivait n’avait pas préféré décuver en s’endormant dans son lit, la laissant inconsciente sur le sol de la cuisine. Une banalité sordide et affligeante. L’exemple même de ce qu’il n’arrivait pas à comprendre.
L’horreur et la plus extrême abjection le remuaient, mais il pouvait faire face. Ce qui le choquait, c’était les cas de tragédies évidentes, faciles à prévoir, même par la victime. Le cas même des meurtriers imbéciles et même pas psychopathes l’affligeait, détruisant leur vie sans même y penser, en même temps que celle d’un autre, là aussi, sans même y songer, n’ayant que leur yeux pour pleurer et passer des années à jurer qu’ils regrettaient et avaient des remords. Le pire, c’était que c’était même vrai pour beaucoup. Un sentiment de gâchis de sa propre existence en ressortait.
« Au fait, pourquoi vous m’amenez ce dossier ? Il n’y a pas vraiment de difficulté technique dans ce que je lis. » observa Lucide Wilde à l’adresse de son jeune collègue de la Générale.
« C’est que… j’ai entendu un peu l’avocat de la défense, et il semblait dire que le profil de la victime réduisait la responsabilité de son client. »
De toute évidence, les termes que le bleu utilisait étaient maniés avec application, et un fond d’inquiétude. Il avait été suffisamment indigné par cette pure manifestation de mauvaise foi pour demander conseil du côté du Profil et Lucide avait eu l’air à peu près accueillant. Yeux d’un bleu assez vif, en contraste sa peau un peu hâlée et ses cheveux châtains semblaient comme cendrés. Quelques rides d’expression et des signes de fatigue qui commençaient à marquer un visage aux expressions nuancées, changeant en l’espace d’un instant, vague sourire, sourcil circonflexe, se soulevant à peine d’un côté tandis qu’il écoutait la suite d’une explication, soupir, mouvement de tête, inflexion, demi-geste… Il parlait de tout son être même sans ouvrir la bouche et pouvait généralement se faire comprendre simplement en regardant quelqu’un dans les yeux et en accompagnant d’une vague évocation manuelle ou désignation du doigt.
Vaguement débraillé, il observait le jeune homme sérieux tiré à quatre épingle en uniforme et qui venait être rassuré auprès de lui et se retint d’un sourire blasé qui aurait facilement pu passer pour condescendant : « La plupart des gens du Profil peuvent être appelés comme expert lors d’un procès et pourront attester qu’une relation de dépendance n’est en aucun cas comparable à un rapport sadomasochiste librement consenti. Votre meurtrier ne s’en sortira pas en plaidant la faute de la victime. Les violeurs essaient toujours, ça change rien, même des fois, ça aggrave leur cas, certains juges n’apprécient pas du tout. Si vous avez un doute, une solution peut être de mettre une note dans le dossier à l’adresse du procureur, pour le prévenir de la probable stratégie de la défense, et en parallèle faire une demande d’expertise auprès du service du Profil, vous obtiendrez un examen du dossier et un avis sur la personnalité de l’accusé, pour compléter le dossier. »
Le jeune policier n’eut pas le temps de remercier pour l’explication, Lucide Wilde regardait derrière lui, et il se retourna pour voir une jolie fille, trop élégante, trop jeune, trop perdue, trop calme pour être à sa place ici. Les plaintes étaient normalement enregistrées plus bas, dans les bureaux de la Générale. Il n’y avait que les viols et les agressions traumatisantes qui arrivaient au Profil, enfin, en principe, on leur donnait un coup de fil pour les appeler prendre les dépositions à entendre avec des pincettes. La spécialisation des services connaissait en pratique un certain nombre de limites pratiques et il était devenu d’usage au commissariat central de Sikaakwa de faire appel à l’étage du Profil pour tous les cas un peu fragiles ou pour compléter un dossier, indépendamment des affaires qui les concernaient vraiment et constituaient leur cœur de métier.
Un salut de la tête avant de se séparer, laissant Lucide Wilde mettre probablement l’intruse à la porte, mais fort courtoisement.
(...)
Chaque jours une infinité de figures, autant de noms, d’émotions, de détresses, de vœux. Des confrontations, des limites à la volonté, à la conception, à la réalisation simple de l’existence prévue dans le plan, avec sa sécurité, ses transitions déjà éprouvées car imaginées, ses loisirs qui correspondaient à l’image qui avait été conçue. Lorsque le crime surgissait, il était l’émergence de l’horreur, de l’impossible, de l’impensable surtout. Indicible, il bouleversait l’ordonnancement du monde et amenait le chaos autant que la menace. Désormais, il y avait l’assurance de l’incertitude.
Quel était le sens de cette mascarade ? De ce bal dépourvu de sens ? Une frénésie dans laquelle la douleur aspirait à se répandre, se démultiplier, dans l’espoir vain d’un sursit temporaire. Le criminel souffrait. La plupart des meurtriers avaient une vie qui ne ferait envie à personne. En infligeant la violence, la cruauté, la malveillance, ils répercutaient l’écho de leur intériorité tourmentée qui ne trouvait pas de soulagement. Le mal se répandait. Une nouvelle victime, encore des pleurs. Pour une de touchée directement, souvent une dizaine d’autres de choqués fortement en seconde ligne. Ils demandaient à comprendre « Pourquoi ? » mais ne trouvaient jamais de réponse, ni dans la bouche du criminel, ni dans les analyses des experts. Nul rite expiatoire ne pouvait ramener et garantir l’harmonie.
Avoir la paix n’est possible que dans la tombe.
Plus de couleur, le noir, le néant. La végétation se fanait, l’eau devenait poison, le vin, venin. Le désespoir devenait aspiration à l’engloutissement. La souffrance était telle que le seul soulagement concevable devenait une autre destruction, un moyen dérisoire de prendre un contrôle jetable. Quand il n’était plus possible de créer et construire, détruire, se détruire se présentait comme une ultime solution.
Dernier sursaut erratique, la mort d’un soleil.
De la métaphore comme modèle d’explication du réel. Landes mortes, terres stériles, battues par les vents, froides, amères. Des routes droites, sans jamais de sentiers vers un ailleurs, de choix, des rails, métal et pierre sans âme, arrachée, brisée. La forêt est sombre, épineuse, effrayante, comme si la ligne toute tracée valait mieux que l’inconnu, l’obscur, qui doit être défriché, exploré, découvert.
Renoncer à la liberté d’avoir une chance d’un autrement, ailleurs, au profit de l’évidence malheureuse d’une fatalité consentie.
Sous ses yeux un dossier tristement prévisible. Seulement 26 ans, un premier compagnon qui la battait et la violentait. Le hasard voulut qu’il eût une altercation avec un quidam dans un bar et fût condamné à une peine de prison pour coups et blessure qu’il méritait depuis longtemps. Libérée par son emprisonnement, elle jure qu’on ne l’y reprendra plus. Deux mois plus tard, rebelote, encore un homme violent. Seulement, en dépit des supplications de ses proches, elle avait obstinément refusé de porter plainte, s’accrochant à ses promesses que tout allait rentrer dans l’ordre, qu’il comprenait, qu’il avait changé… Et lui non plus, pas plus que le premier. Elle était morte sous les coups. En fait, elle aurait pu survivre si cet abruti avec qui elle vivait n’avait pas préféré décuver en s’endormant dans son lit, la laissant inconsciente sur le sol de la cuisine. Une banalité sordide et affligeante. L’exemple même de ce qu’il n’arrivait pas à comprendre.
L’horreur et la plus extrême abjection le remuaient, mais il pouvait faire face. Ce qui le choquait, c’était les cas de tragédies évidentes, faciles à prévoir, même par la victime. Le cas même des meurtriers imbéciles et même pas psychopathes l’affligeait, détruisant leur vie sans même y penser, en même temps que celle d’un autre, là aussi, sans même y songer, n’ayant que leur yeux pour pleurer et passer des années à jurer qu’ils regrettaient et avaient des remords. Le pire, c’était que c’était même vrai pour beaucoup. Un sentiment de gâchis de sa propre existence en ressortait.
« Au fait, pourquoi vous m’amenez ce dossier ? Il n’y a pas vraiment de difficulté technique dans ce que je lis. » observa Lucide Wilde à l’adresse de son jeune collègue de la Générale.
« C’est que… j’ai entendu un peu l’avocat de la défense, et il semblait dire que le profil de la victime réduisait la responsabilité de son client. »
De toute évidence, les termes que le bleu utilisait étaient maniés avec application, et un fond d’inquiétude. Il avait été suffisamment indigné par cette pure manifestation de mauvaise foi pour demander conseil du côté du Profil et Lucide avait eu l’air à peu près accueillant. Yeux d’un bleu assez vif, en contraste sa peau un peu hâlée et ses cheveux châtains semblaient comme cendrés. Quelques rides d’expression et des signes de fatigue qui commençaient à marquer un visage aux expressions nuancées, changeant en l’espace d’un instant, vague sourire, sourcil circonflexe, se soulevant à peine d’un côté tandis qu’il écoutait la suite d’une explication, soupir, mouvement de tête, inflexion, demi-geste… Il parlait de tout son être même sans ouvrir la bouche et pouvait généralement se faire comprendre simplement en regardant quelqu’un dans les yeux et en accompagnant d’une vague évocation manuelle ou désignation du doigt.
Vaguement débraillé, il observait le jeune homme sérieux tiré à quatre épingle en uniforme et qui venait être rassuré auprès de lui et se retint d’un sourire blasé qui aurait facilement pu passer pour condescendant : « La plupart des gens du Profil peuvent être appelés comme expert lors d’un procès et pourront attester qu’une relation de dépendance n’est en aucun cas comparable à un rapport sadomasochiste librement consenti. Votre meurtrier ne s’en sortira pas en plaidant la faute de la victime. Les violeurs essaient toujours, ça change rien, même des fois, ça aggrave leur cas, certains juges n’apprécient pas du tout. Si vous avez un doute, une solution peut être de mettre une note dans le dossier à l’adresse du procureur, pour le prévenir de la probable stratégie de la défense, et en parallèle faire une demande d’expertise auprès du service du Profil, vous obtiendrez un examen du dossier et un avis sur la personnalité de l’accusé, pour compléter le dossier. »
Le jeune policier n’eut pas le temps de remercier pour l’explication, Lucide Wilde regardait derrière lui, et il se retourna pour voir une jolie fille, trop élégante, trop jeune, trop perdue, trop calme pour être à sa place ici. Les plaintes étaient normalement enregistrées plus bas, dans les bureaux de la Générale. Il n’y avait que les viols et les agressions traumatisantes qui arrivaient au Profil, enfin, en principe, on leur donnait un coup de fil pour les appeler prendre les dépositions à entendre avec des pincettes. La spécialisation des services connaissait en pratique un certain nombre de limites pratiques et il était devenu d’usage au commissariat central de Sikaakwa de faire appel à l’étage du Profil pour tous les cas un peu fragiles ou pour compléter un dossier, indépendamment des affaires qui les concernaient vraiment et constituaient leur cœur de métier.
Un salut de la tête avant de se séparer, laissant Lucide Wilde mettre probablement l’intruse à la porte, mais fort courtoisement.
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- Iris
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Taille moyenne ou un peu moins, teint clair un peu hâlé, marqué par des heures en extérieur, cheveux mi-longs, châtain clair ou blond foncé qui s’échappaient du bandeau qui les retenaient en arrière et cascadant en boucles dans le cou et sur les épaules. Elle semblait hésiter en posant ses bottines rouge tirant sur le bordeaux lacées à talon qui claquaient doucement, attirant le regard sur ses jambes dans des collants d’une sorte de blanc cassé nacré. Son regard aux grands yeux bleu gris se perdait à la recherche de quelque chose ou quelqu’un, les lèvres peintes d’un incarnat vernis vaguement entrouverte et assortie à la moue égarée. Une robe courte à la jupe ample, en soie aux tons et motifs alternant entre violets, noir, violine et sang de bœuf chuchotait un vague froissement qui l’accompagnait tandis qu’elle serrait contre elle une veste cintrée de laine grise finement tissée dont les motifs moirés se révélaient tandis que la lumière la frôlait. Un ample revers de fourrure, une vague écharpe de soie assortie et des gants de cuir de la même couleur que les bottes et son sac en bandoulière rappelaient que c’était l’hiver dehors.
Trop élégante.
Même elle semblait le penser.
« Bonsoir » lança Lucide Wilde à l’inconnue. « Pas que ça nous fasse pas plaisir de voir une charmante demoiselle venir jusqu’à notre étage, mais si vous n’avez pas rendez-vous avec quelqu’un d’ici… Vous avez rendez-vous ? »
La mention à son apparence la plongeait dans une vague confusion, mais elle ne bougea pas en dépit d’une dénégation de la tête. Il allait la raccompagner à la sortie quand elle retrouva sa langue en perdant dans l’instant son air de jeune fille égarée.
« Il faut que je parle à Manfred Wilkins. Il ne m’attend pas, mais il a l’habitude de travailler avec une connaissance commune.
- Une connaissance commune, c’est-à-dire ?
- Moira Willima… mais…
- Mais quoi ?
- Je ne suis pas sûre qu’elle aurait voulu que je dise son nom si vous n’êtes pas monsieur Wilkins. Vous êtes M. Wilkins ?
- Non. J’ignorais que Wilkins travaillait avec des privés.
- Voudriez-vous me dire où se trouve le bureau de M. Wilkins ?
- Bien sûr, je peux même vous y conduire. »
Manfred Wilkins ? Brun, yeux presque noirs, souvent en complet marron ou dans une nuance du genre. Il était plutôt à l’aise sur les crimes à composante rituelle, ce qui ne courrait en fait pas tant que ça les rues, heureusement. Il n’avait pas l’air de bosser avec des personnes extérieures, par contre il faisait parfois vaguement mention de recherches qu’il avait à effectuer, des consultations d’experts en anthropologie ou ethnologie, toujours en entretenant le flou sur la source de ses informations. La jeune fille qui débarquait pouvait difficilement justifier de longues études universitaires et donc de compétences d’expert en sciences humaines. Moira Willima ? Quelqu’un qui ne voulait même pas qu’on dise son nom et qui aurait une sorte de secrétaire à peine la vingtaine et qui s’affirmait comme connaissance, en tous cas plutôt une partenaire que comme subalterne. La jeunette allait être déçue, Manfred était parti plus tôt faire un tour à l’asile psychiatrique pour interroger des sujets en trop mauvais état pour être questionnés ailleurs. Bien sûr Lucide Wilde aurait pu lui dire directement, mais cette histoire était assez étrange pour piquer sa curiosité et le pousser à faire durer le jeu.
« Voilà son bureau, d’ailleurs c’est marqué là. Contrairement à moi, il a le droit à un vrai bureau fermé par une porte.
- D’accord… merci… euh ? Vous attendez quelque chose ?
- Je vous ai amené au bureau de Wilkins, mais il n’est pas là.
- Quoi ? Vous n’auriez pas pu le dire plus tôt ?
- Vous n’aviez demandé qu’à vous rendre à son bureau.
- C’est une impression ou ça vous amuse de vous payer ma tête ?
- Allez, qui se paie la tête de qui ? Vous n’êtes pas une experte, or Wilkins a tendance à travailler tout seul, en ne faisant appel en principe qu’à des gens qui complètent ses compétences. Votre amie Moira Willima, c’est une experte peut-être ?
- …
- Bon, qu’on soit bien clair, au Profil on n’a peut-être pas l’air d’être vraiment de la police, c’est pourtant le cas. Alors quand une fille débarque sans même se donner la peine de préparer à l’avance un bobard crédible et qu’elle croit qu’on va faire tout ce qu’elle demande dans un bâtiment officiel, quelque part, je me dis qu’elle n’a pas compris la situation.
- Si je raconte ma vie et pourquoi je suis là, on y est encore demain.
- Qui demande de raconter ta vie ? Puis tu es plutôt jeune et pas usée par les épreuves, j’ai du mal à croire que ce soit si long que ça.
- Depuis quand l’âge est-il un indicateur de durée d’un historique significatif ?
- Pardon ?
- Pardon. »
Elle semblait désolée et l’agacement qui avait transparu dans son apparence, dans sa voix, disparaissait dans l’instant au profit de nouveau d’une attitude hésitante, un peu mélancolique cette fois.
« Si je vous explique un peu, vous voudrez bien m’aider ? »
Voilà qu’elle lui demandait gentiment son conseil, cette fille changeait sans arrêt d’avis ou de comportement, c’était assez déconcertant. Un instant de silence à la regarder. Qu’en pensait-il ? Sans doute pas méchante, mais quelque chose à prouver et assez de se faire dire qu’elle était jeune. Pas facile quand on l’est, que ça saute à la figure et qu’on veut agir en dépit de l’impression qu’on donne.
« Café à mon bureau ? »
Jus de chaussette bien sûr, c’était même une nécessité pour coller au cadre d’espaces mi-ouverts en grande partie désertés. Il était 18h passée. Le temps de travail suivait encore dans les grandes lignes les anciennes règles artlan-aises, avec des « journées » de 6h, des « demi-journées » de 3h et des périodes bien identifiées. De minuit à 6h, c’était la « nuit », puis de 6h à 12h, le « matin », ensuite de 12 à 18h, « l’après-midi », et de 18h à minuit, le « soir ». Ceux qui avaient fait l’après-midi sans pause étaient partis, de même que ceux qui avaient fait 3h le matin, puis 3h de pause, pour reprendre 3h derrière. Ce système devait permettre à tout le monde d’avoir des activités personnelles en dehors du travail, ou de pouvoir avoir une vie de famille digne de ce nom, grâce à des blocs de découpage de la journée qui étaient les mêmes normalement pour tous, hors heures supplémentaires. Le Profil travaillant sur des affaires longues, leurs membres avaient souvent des horaires confortables qui correspondaient à leurs demandes, avec pour seule nécessité que certains assurent la permanence, qu’il y ait 24h/24 et 7j/7 des agents disponibles pour répondre aux questions de la Générale ou intervenir sur site en cas de meurtre risquant d’être de leur compétence.
Tandis qu’il préparait à boire et accessoirement à faire dans l’heure supplémentaire, Lucide Wilde avait un coin de l’œil sur la fille qui regardait autour d’elle comme si elle cherchait quelque chose ou tenait à se faire à cet environnement nouveau pour elle. N’ayant pas confiance en quelqu’un qui alter-nait entre égarement et fierté il préférait faire attention, ce serait vraiment bête qu’elle profitât d’un instant d’inattention pour voler des papiers, des effets personnels ou peu importe d’ailleurs.
« Eh bien jeune fille, je vais commencer par me présenter, je suis l’agent Lucide Wilde du Profil. À qui ai-je affaire ?
- Amih… Kaïn. Je suis… Je ne sais pas comment dire ça… je m’occupe d’histoires, de problèmes étranges… que les gens n’arrivent pas à résoudre… j’essaie de les aider et je suis plutôt douée. Donc… J’ai été invitée à venir à Sikaakwa. En fait, ça n’aurait pas dû être moi, mais un ami qui est dans la même branche, sauf qu’il a échappé de peu à la mort récemment et il m’a demandé de le remplacer pour donner un coup de main à Moira Willima. Et donc elle a l’habitude apparemment de travailler en bonne intelligence avec votre collègue. »
Notant avec quelle minutie et prudence elle cherchait ses mots tout en buvant son café, Lucide se demanda quel pouvait être ce fameux domaine d’expertise. Un instant il avait cru qu’elle allait se prétendre médium, ou peut-être parler de paranormal. Cependant il avait résisté à l’envie de l’interrompre pour la questionner et la forcer à préciser. Beaucoup de policiers avaient tendance à croire que les témoins ne sont pas très fiables, qu’ils ne sont pas assez factuels, ni précis, et ils essaient de les guider durant les interrogatoires. Cette méthode était confortable, mais posait en pratique un problème de perte substantielle d’informations. Ayant renoncé à finir sa journée à l’heure habituelle, Lucide se donnait tout son temps pour élucider la question de la nature des mystérieux contacts de son collègue solitaire.
Amih s’interrompit et l’observa en silence, comme si elle cherchait une réponse, quelque chose qui pouvait la guider, un appui à partir duquel reprendre pour le convaincre, même si elle ne savait pas exactement de quoi elle devait le persuader pour obtenir sa coopération. Elle se perdit dans la contemplation de leur environnement immédiat. Un bureau design aux lignes dépouillées, à main droite un tiroir de fournitures et en-dessous des rangements pour les dossiers, mais comme il y avait de l’épaisseur de libre, des étagères avaient été installées de l’autre côté, à la main gauche d’un éventuel visiteur. De l’autre côté, deux pieds de table en métal avec un assortiment de poches en grillages stylisé dans lesquels il était possible de glisser le courrier, et des dossiers en cours dans chacun des autres, ou encore des magazines et les crayons dans des contenants plus petits et cylindriques. C’était là le modèle standard des bureaux dans la plupart des administrations de Sikaakwa aux postes intermédiaires. Pour séparer les espaces entre les postes de travail était devenu d’usage d’installer des zones de paravent en papier de riz qui rythmaient l’espace de fenêtres opaques et un dédale de ruelles étroites, éclairées par la lumière qui passait au travers depuis la lampe d’un ou l’autre bureau.
Le silence s’éternisait.
« Que pensez-vous de ces crises de folie ? » demanda-t-elle soudain le prenant presque au dépourvu. Il la considéra un instant, le temps de mesurer tout ce qu’il pouvait apprendre de cette question. Si elle ne s’était présentée peu avant comme une spécialiste de situations étranges, il aurait pu penser qu’elle était de la famille d’une victime et cherchait à ce titre à en apprendre davantage par elle-même. Il lui semblait par ailleurs discerner qu’elle avait une manière un peu insistante de prononcer le mot « folie » comme si elle émettait une forme de scepticisme à l’idée que ça puisse en être.
« Vous pensez que ce n’est pas de la folie ? » Mais avant qu’elle ne puisse répondre, il continua : « Le problème, c’est encore de définir la folie. C’est un terme qu’on utilise à tort et à travers. Une des premières choses qu’on nous dit en arrivant en faculté de psychologie, c’est que tout le monde est fou. Le profane imagine généralement des psychotiques en pleine crise quand il utilise ce mot. La plupart de mes professeurs avaient renoncé à l’utiliser, considérant qu’il était désormais vidé de toute substance à force d’avoir été usé et galvaudé ; nous devions donc faire appel au lexique technique de la psychologie clinique. J’avais un autre enseignant cependant qui avait décidé de réinvestir le terrain de la folie et lui donner un sens, celui d’une perte de contact plus ou moins importante avec la réalité. Voyez-vous le problème de cette définition ?
- La réalité.
- Oui. Pas plus que la folie, ce n’est un terme facile à manier si on tient à être précis et clair. Ce sont des mots trop évidents, tout le monde croit les con-naître, les utilise… et chacun les comprend comme il lui plait. Dans un cas extrême on pourrait imaginer deux sujets qui discutent et se réjouissent d’être d’accord sur tout, sur la liberté, l’égalité, l’importance d’être réaliste, le danger que représentent les fous… alors que s’ils examinaient le détail de ce qu’ils rassemblent sous chacun de ces étendards lexicaux, ils découvriraient avec stupeur que leurs idées sont radicalement différentes.
- Rester en surface permet de se satisfaire d’une harmonie factice. J’avais cette impression tout à l’heure en regardant un couple faire ses courses, le sentiment aussi qu’ils jouaient chacun une comédie compatible avec celle de l’autre, surtout sans s’interroger sur la profondeur et la nature des motivations sous-tendant leurs actions. »
Lucide esquissa un sourire d’amusement, il s’était laissé prendre au jeu de la spéculation philosophico - psychologico- sociologique. Généralement ça ne menait pas bien loin ces bêtises, sauf à découvrir avec un peu de surprise que la jeune fille avait développé des réflexions similaires alors qu’elle avait certainement eu un parcours radicalement différent du sien. Étrange comme des chemins, des expériences sans communes mesures peuvent conduire en un même lieu, comme par une bizarrerie magnétique de l’esprit qui se révélait sans crier gare.
Logos.
Elle et lui parlaient et échangeaient sur leurs pensées et réflexions.
Ethos.
Ils partageaient des vues communes et semblait-il des valeurs, des angles d’analyse des faits.
Pathos.
De même que l’éloignement des pensées et des idées autant que leur critique peuvent susciter l’inimitié et le ressentiment par attachement et identification d’un être à ses conceptions ; la proximité des logiques solitaires émeut.
Quelque part rassurée de trouver ici un semblable et de se sentir acceptée dans une partie au moins du processus de sa réflexion, Amih avait un léger sourire songeur, regard sur le côté, dans le vague. Elle aimait bien finalement ce policier même s’il s’était un peu payé sa tête quand elle était arrivée. Hési-tante, elle finit par commencer son explication : « Mon idée… mais j’aurais besoin de la vérifier avec les témoignages, les dépositions… » puis elle prit une profonde inspiration :
« …Toutes ces crises de folie seraient en quelque sorte les masques portés par un même visage, ou plutôt les mille visages d’une même conscience. »
...
Trop élégante.
Même elle semblait le penser.
« Bonsoir » lança Lucide Wilde à l’inconnue. « Pas que ça nous fasse pas plaisir de voir une charmante demoiselle venir jusqu’à notre étage, mais si vous n’avez pas rendez-vous avec quelqu’un d’ici… Vous avez rendez-vous ? »
La mention à son apparence la plongeait dans une vague confusion, mais elle ne bougea pas en dépit d’une dénégation de la tête. Il allait la raccompagner à la sortie quand elle retrouva sa langue en perdant dans l’instant son air de jeune fille égarée.
« Il faut que je parle à Manfred Wilkins. Il ne m’attend pas, mais il a l’habitude de travailler avec une connaissance commune.
- Une connaissance commune, c’est-à-dire ?
- Moira Willima… mais…
- Mais quoi ?
- Je ne suis pas sûre qu’elle aurait voulu que je dise son nom si vous n’êtes pas monsieur Wilkins. Vous êtes M. Wilkins ?
- Non. J’ignorais que Wilkins travaillait avec des privés.
- Voudriez-vous me dire où se trouve le bureau de M. Wilkins ?
- Bien sûr, je peux même vous y conduire. »
Manfred Wilkins ? Brun, yeux presque noirs, souvent en complet marron ou dans une nuance du genre. Il était plutôt à l’aise sur les crimes à composante rituelle, ce qui ne courrait en fait pas tant que ça les rues, heureusement. Il n’avait pas l’air de bosser avec des personnes extérieures, par contre il faisait parfois vaguement mention de recherches qu’il avait à effectuer, des consultations d’experts en anthropologie ou ethnologie, toujours en entretenant le flou sur la source de ses informations. La jeune fille qui débarquait pouvait difficilement justifier de longues études universitaires et donc de compétences d’expert en sciences humaines. Moira Willima ? Quelqu’un qui ne voulait même pas qu’on dise son nom et qui aurait une sorte de secrétaire à peine la vingtaine et qui s’affirmait comme connaissance, en tous cas plutôt une partenaire que comme subalterne. La jeunette allait être déçue, Manfred était parti plus tôt faire un tour à l’asile psychiatrique pour interroger des sujets en trop mauvais état pour être questionnés ailleurs. Bien sûr Lucide Wilde aurait pu lui dire directement, mais cette histoire était assez étrange pour piquer sa curiosité et le pousser à faire durer le jeu.
« Voilà son bureau, d’ailleurs c’est marqué là. Contrairement à moi, il a le droit à un vrai bureau fermé par une porte.
- D’accord… merci… euh ? Vous attendez quelque chose ?
- Je vous ai amené au bureau de Wilkins, mais il n’est pas là.
- Quoi ? Vous n’auriez pas pu le dire plus tôt ?
- Vous n’aviez demandé qu’à vous rendre à son bureau.
- C’est une impression ou ça vous amuse de vous payer ma tête ?
- Allez, qui se paie la tête de qui ? Vous n’êtes pas une experte, or Wilkins a tendance à travailler tout seul, en ne faisant appel en principe qu’à des gens qui complètent ses compétences. Votre amie Moira Willima, c’est une experte peut-être ?
- …
- Bon, qu’on soit bien clair, au Profil on n’a peut-être pas l’air d’être vraiment de la police, c’est pourtant le cas. Alors quand une fille débarque sans même se donner la peine de préparer à l’avance un bobard crédible et qu’elle croit qu’on va faire tout ce qu’elle demande dans un bâtiment officiel, quelque part, je me dis qu’elle n’a pas compris la situation.
- Si je raconte ma vie et pourquoi je suis là, on y est encore demain.
- Qui demande de raconter ta vie ? Puis tu es plutôt jeune et pas usée par les épreuves, j’ai du mal à croire que ce soit si long que ça.
- Depuis quand l’âge est-il un indicateur de durée d’un historique significatif ?
- Pardon ?
- Pardon. »
Elle semblait désolée et l’agacement qui avait transparu dans son apparence, dans sa voix, disparaissait dans l’instant au profit de nouveau d’une attitude hésitante, un peu mélancolique cette fois.
« Si je vous explique un peu, vous voudrez bien m’aider ? »
Voilà qu’elle lui demandait gentiment son conseil, cette fille changeait sans arrêt d’avis ou de comportement, c’était assez déconcertant. Un instant de silence à la regarder. Qu’en pensait-il ? Sans doute pas méchante, mais quelque chose à prouver et assez de se faire dire qu’elle était jeune. Pas facile quand on l’est, que ça saute à la figure et qu’on veut agir en dépit de l’impression qu’on donne.
« Café à mon bureau ? »
Jus de chaussette bien sûr, c’était même une nécessité pour coller au cadre d’espaces mi-ouverts en grande partie désertés. Il était 18h passée. Le temps de travail suivait encore dans les grandes lignes les anciennes règles artlan-aises, avec des « journées » de 6h, des « demi-journées » de 3h et des périodes bien identifiées. De minuit à 6h, c’était la « nuit », puis de 6h à 12h, le « matin », ensuite de 12 à 18h, « l’après-midi », et de 18h à minuit, le « soir ». Ceux qui avaient fait l’après-midi sans pause étaient partis, de même que ceux qui avaient fait 3h le matin, puis 3h de pause, pour reprendre 3h derrière. Ce système devait permettre à tout le monde d’avoir des activités personnelles en dehors du travail, ou de pouvoir avoir une vie de famille digne de ce nom, grâce à des blocs de découpage de la journée qui étaient les mêmes normalement pour tous, hors heures supplémentaires. Le Profil travaillant sur des affaires longues, leurs membres avaient souvent des horaires confortables qui correspondaient à leurs demandes, avec pour seule nécessité que certains assurent la permanence, qu’il y ait 24h/24 et 7j/7 des agents disponibles pour répondre aux questions de la Générale ou intervenir sur site en cas de meurtre risquant d’être de leur compétence.
Tandis qu’il préparait à boire et accessoirement à faire dans l’heure supplémentaire, Lucide Wilde avait un coin de l’œil sur la fille qui regardait autour d’elle comme si elle cherchait quelque chose ou tenait à se faire à cet environnement nouveau pour elle. N’ayant pas confiance en quelqu’un qui alter-nait entre égarement et fierté il préférait faire attention, ce serait vraiment bête qu’elle profitât d’un instant d’inattention pour voler des papiers, des effets personnels ou peu importe d’ailleurs.
« Eh bien jeune fille, je vais commencer par me présenter, je suis l’agent Lucide Wilde du Profil. À qui ai-je affaire ?
- Amih… Kaïn. Je suis… Je ne sais pas comment dire ça… je m’occupe d’histoires, de problèmes étranges… que les gens n’arrivent pas à résoudre… j’essaie de les aider et je suis plutôt douée. Donc… J’ai été invitée à venir à Sikaakwa. En fait, ça n’aurait pas dû être moi, mais un ami qui est dans la même branche, sauf qu’il a échappé de peu à la mort récemment et il m’a demandé de le remplacer pour donner un coup de main à Moira Willima. Et donc elle a l’habitude apparemment de travailler en bonne intelligence avec votre collègue. »
Notant avec quelle minutie et prudence elle cherchait ses mots tout en buvant son café, Lucide se demanda quel pouvait être ce fameux domaine d’expertise. Un instant il avait cru qu’elle allait se prétendre médium, ou peut-être parler de paranormal. Cependant il avait résisté à l’envie de l’interrompre pour la questionner et la forcer à préciser. Beaucoup de policiers avaient tendance à croire que les témoins ne sont pas très fiables, qu’ils ne sont pas assez factuels, ni précis, et ils essaient de les guider durant les interrogatoires. Cette méthode était confortable, mais posait en pratique un problème de perte substantielle d’informations. Ayant renoncé à finir sa journée à l’heure habituelle, Lucide se donnait tout son temps pour élucider la question de la nature des mystérieux contacts de son collègue solitaire.
Amih s’interrompit et l’observa en silence, comme si elle cherchait une réponse, quelque chose qui pouvait la guider, un appui à partir duquel reprendre pour le convaincre, même si elle ne savait pas exactement de quoi elle devait le persuader pour obtenir sa coopération. Elle se perdit dans la contemplation de leur environnement immédiat. Un bureau design aux lignes dépouillées, à main droite un tiroir de fournitures et en-dessous des rangements pour les dossiers, mais comme il y avait de l’épaisseur de libre, des étagères avaient été installées de l’autre côté, à la main gauche d’un éventuel visiteur. De l’autre côté, deux pieds de table en métal avec un assortiment de poches en grillages stylisé dans lesquels il était possible de glisser le courrier, et des dossiers en cours dans chacun des autres, ou encore des magazines et les crayons dans des contenants plus petits et cylindriques. C’était là le modèle standard des bureaux dans la plupart des administrations de Sikaakwa aux postes intermédiaires. Pour séparer les espaces entre les postes de travail était devenu d’usage d’installer des zones de paravent en papier de riz qui rythmaient l’espace de fenêtres opaques et un dédale de ruelles étroites, éclairées par la lumière qui passait au travers depuis la lampe d’un ou l’autre bureau.
Le silence s’éternisait.
« Que pensez-vous de ces crises de folie ? » demanda-t-elle soudain le prenant presque au dépourvu. Il la considéra un instant, le temps de mesurer tout ce qu’il pouvait apprendre de cette question. Si elle ne s’était présentée peu avant comme une spécialiste de situations étranges, il aurait pu penser qu’elle était de la famille d’une victime et cherchait à ce titre à en apprendre davantage par elle-même. Il lui semblait par ailleurs discerner qu’elle avait une manière un peu insistante de prononcer le mot « folie » comme si elle émettait une forme de scepticisme à l’idée que ça puisse en être.
« Vous pensez que ce n’est pas de la folie ? » Mais avant qu’elle ne puisse répondre, il continua : « Le problème, c’est encore de définir la folie. C’est un terme qu’on utilise à tort et à travers. Une des premières choses qu’on nous dit en arrivant en faculté de psychologie, c’est que tout le monde est fou. Le profane imagine généralement des psychotiques en pleine crise quand il utilise ce mot. La plupart de mes professeurs avaient renoncé à l’utiliser, considérant qu’il était désormais vidé de toute substance à force d’avoir été usé et galvaudé ; nous devions donc faire appel au lexique technique de la psychologie clinique. J’avais un autre enseignant cependant qui avait décidé de réinvestir le terrain de la folie et lui donner un sens, celui d’une perte de contact plus ou moins importante avec la réalité. Voyez-vous le problème de cette définition ?
- La réalité.
- Oui. Pas plus que la folie, ce n’est un terme facile à manier si on tient à être précis et clair. Ce sont des mots trop évidents, tout le monde croit les con-naître, les utilise… et chacun les comprend comme il lui plait. Dans un cas extrême on pourrait imaginer deux sujets qui discutent et se réjouissent d’être d’accord sur tout, sur la liberté, l’égalité, l’importance d’être réaliste, le danger que représentent les fous… alors que s’ils examinaient le détail de ce qu’ils rassemblent sous chacun de ces étendards lexicaux, ils découvriraient avec stupeur que leurs idées sont radicalement différentes.
- Rester en surface permet de se satisfaire d’une harmonie factice. J’avais cette impression tout à l’heure en regardant un couple faire ses courses, le sentiment aussi qu’ils jouaient chacun une comédie compatible avec celle de l’autre, surtout sans s’interroger sur la profondeur et la nature des motivations sous-tendant leurs actions. »
Lucide esquissa un sourire d’amusement, il s’était laissé prendre au jeu de la spéculation philosophico - psychologico- sociologique. Généralement ça ne menait pas bien loin ces bêtises, sauf à découvrir avec un peu de surprise que la jeune fille avait développé des réflexions similaires alors qu’elle avait certainement eu un parcours radicalement différent du sien. Étrange comme des chemins, des expériences sans communes mesures peuvent conduire en un même lieu, comme par une bizarrerie magnétique de l’esprit qui se révélait sans crier gare.
Logos.
Elle et lui parlaient et échangeaient sur leurs pensées et réflexions.
Ethos.
Ils partageaient des vues communes et semblait-il des valeurs, des angles d’analyse des faits.
Pathos.
De même que l’éloignement des pensées et des idées autant que leur critique peuvent susciter l’inimitié et le ressentiment par attachement et identification d’un être à ses conceptions ; la proximité des logiques solitaires émeut.
Quelque part rassurée de trouver ici un semblable et de se sentir acceptée dans une partie au moins du processus de sa réflexion, Amih avait un léger sourire songeur, regard sur le côté, dans le vague. Elle aimait bien finalement ce policier même s’il s’était un peu payé sa tête quand elle était arrivée. Hési-tante, elle finit par commencer son explication : « Mon idée… mais j’aurais besoin de la vérifier avec les témoignages, les dépositions… » puis elle prit une profonde inspiration :
« …Toutes ces crises de folie seraient en quelque sorte les masques portés par un même visage, ou plutôt les mille visages d’une même conscience. »
...
- Iris
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Chapitre 9
SOI
Les fils de soie rouge, un carmin profond étaient emmêlés et usés. Il fallait dénouer, décoller doucement, avec méthode, surtout avec application et patience. L’ensemble était déroulé avec un grand soin et il faudrait encore une journée de travail pour arriver à libérer l’ensemble du rouleau brodé. L’équipe lui avait dégagé une longue table et un support en papier neutre, qui n’aurait aucune interaction chimique avec l’antique textile. Progressivement apparaissait le motif, le dessin de fil d’or aux nombreuses lacunes. Les trous les plus préoccupants seraient comblés par un matériau entre papier et tissu, souple, résistant, se liant aux fibres à l’aide d’un spray appliqué juste avant le collage, et se défaisant de même, avec un autre produit, ce qui permettrait toujours d’autres restaurations.
Pas mal de monde d’autres services que celui de seule la restauration venait ici pour admirer la pièce qui avait accompagné une tombe princière à une époque reculée. Une merveille, tous les connaisseurs étaient d’accord sur ce point. Ils ne tarissaient pas d’éloges pour les scènes de bataille des cavaliers de fils d’or contre les forces primaires et chaotiques représentées par des sortes de dragons. Beaucoup d’incertitudes quant à l’interprétation demeuraient, il n’empêche que chacun s’appropriait l’histoire, la pièce, la découverte, sa signification.
Sans appartenir à personne, elle était à tous, à chacun.
À une époque elle avait été créée et avait été l’œuvre d’un homme ou d’une femme talentueux. Silencieux, il ou elle n’avait pas laissé de traces tangibles, et pourtant sans la manière unique et personnelle dont il avait infusé son travail, progressivement, heure par heure, durant de nombreux jours et semaines, ce créateur lui avait insufflé une âme. L’œuvre était son créateur tout en étant distinct de lui et déjà elle ne lui appartenait plus tout en étant de lui, à lui. Voilà que le commanditaire de l’œuvre, car un bien aussi précieux ne pouvait qu’avoir été réalisé sur mesure, qui s’en emparait et la considérait comme sienne. Il la possédait et en était propriétaire en même temps qu’elle le représentait, qu’elle était une image visible, concrète de son être intérieur invisible et intangible. Elle était vue, lue, comprise, interprétée selon un en-semble de codes communs et différents à la fois, et chaque individu qui l’admirait la faisait sienne à sa manière, par son image matérielle, objective, et par son sens subjectif et symbolique. Des siècles plus tard, dans une tombe, un archéologue s’était réjoui de la découvrir et de la mettre à l’abri, de la montrer au monde. De nouveau, elle appartenait à quelqu’un dont le nom serait adossé à sa description. Encore une fois ceux qui la voyaient et l’étudiaient la faisaient leur.
La logique rationnelle cherche à attribuer un à un, une propriété à un individu. Un corps à un esprit. Mais cette œuvre avait gagné un supplément d’âme à se lier aux uns et aux autres, elle créait une toile de vie et de sens entre tous ces gens. Objet passif manipulé, elle était sujet d’étude et de réflexions qui étaient aussi transformations de l’être profond de qui s’adonnait à cet exercice.
« Eh bien, M. Lewis, il paraît qu’il vous est arrivé une mésaventure aujourd’hui ? »
Tournant la tête vers l’auteur de la question, Carol Lewis abandonna pour l’instant sa réflexion sur l’être, le soi, l’individu… et le masque. Reprenant ses esprits il répondit à son collègue qui travaillait à la réserve. L’homme était toujours au courant de tout, de la presse comme des petites histoires de la « maison », comprendre par là le musée. Tout semblait le concerner per-sonnellement et il était difficile de garder quelque chose pour soi seul avec quelqu’un de ce genre.
« Oui, en effet. J’imagine qu’on vous a déjà tout raconté. »
Cette histoire qui lui était arrivée, à lui seul, ne lui appartenait déjà plus. Comme s’il ne s’appartenait plus. Chacun s’était fait un avis, une opinion, avait commenté, imaginé. Beaucoup s’étaient projetés dans la situation, se voyant à sa place, modifiant tel ou tel paramètre et vivant leur propre aventure. C’était comme un roman sur lequel chaque lecteur avait sa vision, s’étant représenté différemment les lieux, les personnages, les voix, les cou-leurs. Il était l’auteur qui ne reconnaissait même plus l’histoire qu’il avait écrite dans les récits ou les retours qu’il recevait.
Histoire justement d’être encore un peu lui, un peu moins une figure, le masque qu’ils pourraient enfiler dans leurs rêveries, Carol sourit diplomatiquement et prétexta que la journée avait été longue et qu’il avait besoin aussi de repos pour vraiment se remettre. Ne traînant pas de peur de contre-arguments imparables, il salua ses collègues, quittant la salle principale des restaurateurs et sa lumière blanche façon soleil de midi pour se diriger vers des couloirs sobres et dépouillés des parties du bâtiment réservées au personnel.
L’éclairage était bien plus doux, presque crépusculaire, mais c’était assez typique des habitudes au Regenland. L’idée générale était de ne pas ménager sa peine à offrir des spectacles parfois somptueux, mais partout où ce n’était pas le cas, de viser la sobriété, l’efficacité et l’économie. En pratique les éclairages étaient suffisants pour se déplacer sans problème tandis que les panneaux d’affichages se trouvaient justement à proximité immédiate des lampes. Il était ainsi possible de passer d’une clarté éclatante à une douce pénombre, sans transition. Ce qui valait pour les bâtiments publics et assimilables valait également pour l’éclairage urbain, rues et quartiers, avec notamment l’habitude de baisser jusqu’à un minimum les lampadaires à des horaires différenciés selon les usages. Ainsi un parc en plein hiver pouvait devenir sombre dès 22h ou 23h, tandis qu’il pouvait être bien éclairé en été jusqu’à 2h du matin quand les promeneurs et noctambules se plaisaient à prendre tardivement l’air.
Escalier intérieur pour revenir à son bureau. L’architecture de ces parties du bâtiment était aussi dépouillée, simplement géométrique, d’une élégance presque minimaliste, que les parties publiques pouvaient viser un caractère monumental. Il était impossible pour un visiteur d’ignorer qu’il n’était plus dans les secteurs ouverts au public. Pourtant, alors qu’il arrivait à son étage, il aperçut à une douzaine de mètres quelqu’un qu’il ne reconnaissait pas, comme égaré mais persistant à chercher quelque chose ou quelqu’un. Il se préparait à expulser ou guider l’intrus vers un éventuel lieu de rendez-vous, les étrangers à la maison étant traités avec une courtoisie un peu circonspecte.
L’autre le vit et son expression se mut en euphorie, marchant rapidement vers Carol comme s’il était celui qu’il cherchait.
Ce visage ne lui disait rien, il en était sûr. Pourtant, c’était comme dans un rêve, quand il savait que derrière tel visage inconnu il devait reconnaître sa mère ou un ami dont il avait oublié le nom. C’était pareil, une sorte d’ami qu’il ne parvenait pas à nommer. Taille moyenne, blond, costume en lainage dans les bleu cendré avec une longue écharpe de laine blanche très douce.
« Ah ! Je suis heureux de te trouver. J’ai entendu cette histoire à la boutique de fleuriste et j’ai pensé, bien sûr… »
Il allait continuer, mais il regarda Carol attentivement, sa mine se faisant plus sombre, comme s’il voyait autre chose que ce à quoi il s’attendait.
« Où es-tu ? » demanda l’homme en regardant pourtant Carol droit dans les yeux. Il reconnaissait ce ton, différent et semblable à la fois, cela ressemblait beaucoup au comportement du fou. Cependant celui-là était plus concentré… moins dispersé, moins distrait en un sens… En lui, Carol percevait comme un chuchotement, un murmure incertain, quelque chose qui appelait, qui répondait, qui attirait son attention.
Silence.
L’autre recula d’un pas comme pour considérer son interlocuteur dans son entier, pour avoir un tableau d’ensemble. Il réfléchissait. Dangereux. Profu-gueur. Carol intima l’ordre à la voix de rester là où elle était, il n’avait pas l’intention de se laisser lui aussi déconcentrer comme ce pauvre dément. Face à face, mais aucun ne semblait réellement regarder l’autre, ou plutôt, chacun cherchait à sonder l’intériorité de l’autre pour y trouver une réponse sans avoir à poser de question dépourvue de sens, aux allures de folie.
Crispation silencieuse. Aucun ne voulait céder ni donner prise en agissant inconsidérément, sans comprendre ni savoir.
Rupture.
« Docteur Lewis, tout va bien ? »
C’était une voix de femme, une des secrétaires. Le temps suspendu commençait à reprendre son cours. L’intrus se composa un sourire de façade : « Ah, je me suis perdu, oui, je vois. Eh bien, je vais retourner dans la partie publique du bâtiment. C’était un plaisir de vous rencontrer. Au plaisir de vous revoir, car nous nous reverrons certainement, n’est-ce pas ? »
Il se faufila jusqu’à la sortie, adressant un courtois signe de la tête à la femme qui venait retrouver Carol Lewis pour lui demander ce qui s’était passé. Lui-même ne savait trop qu’en penser, mais se rendit compte que ses poings étaient serrés et qu’il avait eu au fond de lui très envie de frapper l’inconnu, juste comme ça, sans raison dont il eut conscience. Il prit le temps d’inspirer et respirer calmement en regardant ses mains desserrées sans bien comprendre le sens de ce qui s’était joué. Il s’était senti menacé, mais en quoi consistait cette menace ?
« Je ne sais pas. »
Toute autre réponse aurait été un mensonge ou une tromperie, seule l’acceptation de l’ignorance sonnait vraie.
« Vous n’avez pas l’air tout à fait vous-même, vous êtes fatigué, vous devriez rentrer. Ce choc tout à l’heure, c’est peut-être le contrecoup, tout simplement. »
Simple bon sens. Carol Lewis acquiesça.
Rentrer chez lui. Aller chez soi pour se sentir soi-même.
...
Les fils de soie rouge, un carmin profond étaient emmêlés et usés. Il fallait dénouer, décoller doucement, avec méthode, surtout avec application et patience. L’ensemble était déroulé avec un grand soin et il faudrait encore une journée de travail pour arriver à libérer l’ensemble du rouleau brodé. L’équipe lui avait dégagé une longue table et un support en papier neutre, qui n’aurait aucune interaction chimique avec l’antique textile. Progressivement apparaissait le motif, le dessin de fil d’or aux nombreuses lacunes. Les trous les plus préoccupants seraient comblés par un matériau entre papier et tissu, souple, résistant, se liant aux fibres à l’aide d’un spray appliqué juste avant le collage, et se défaisant de même, avec un autre produit, ce qui permettrait toujours d’autres restaurations.
Pas mal de monde d’autres services que celui de seule la restauration venait ici pour admirer la pièce qui avait accompagné une tombe princière à une époque reculée. Une merveille, tous les connaisseurs étaient d’accord sur ce point. Ils ne tarissaient pas d’éloges pour les scènes de bataille des cavaliers de fils d’or contre les forces primaires et chaotiques représentées par des sortes de dragons. Beaucoup d’incertitudes quant à l’interprétation demeuraient, il n’empêche que chacun s’appropriait l’histoire, la pièce, la découverte, sa signification.
Sans appartenir à personne, elle était à tous, à chacun.
À une époque elle avait été créée et avait été l’œuvre d’un homme ou d’une femme talentueux. Silencieux, il ou elle n’avait pas laissé de traces tangibles, et pourtant sans la manière unique et personnelle dont il avait infusé son travail, progressivement, heure par heure, durant de nombreux jours et semaines, ce créateur lui avait insufflé une âme. L’œuvre était son créateur tout en étant distinct de lui et déjà elle ne lui appartenait plus tout en étant de lui, à lui. Voilà que le commanditaire de l’œuvre, car un bien aussi précieux ne pouvait qu’avoir été réalisé sur mesure, qui s’en emparait et la considérait comme sienne. Il la possédait et en était propriétaire en même temps qu’elle le représentait, qu’elle était une image visible, concrète de son être intérieur invisible et intangible. Elle était vue, lue, comprise, interprétée selon un en-semble de codes communs et différents à la fois, et chaque individu qui l’admirait la faisait sienne à sa manière, par son image matérielle, objective, et par son sens subjectif et symbolique. Des siècles plus tard, dans une tombe, un archéologue s’était réjoui de la découvrir et de la mettre à l’abri, de la montrer au monde. De nouveau, elle appartenait à quelqu’un dont le nom serait adossé à sa description. Encore une fois ceux qui la voyaient et l’étudiaient la faisaient leur.
La logique rationnelle cherche à attribuer un à un, une propriété à un individu. Un corps à un esprit. Mais cette œuvre avait gagné un supplément d’âme à se lier aux uns et aux autres, elle créait une toile de vie et de sens entre tous ces gens. Objet passif manipulé, elle était sujet d’étude et de réflexions qui étaient aussi transformations de l’être profond de qui s’adonnait à cet exercice.
« Eh bien, M. Lewis, il paraît qu’il vous est arrivé une mésaventure aujourd’hui ? »
Tournant la tête vers l’auteur de la question, Carol Lewis abandonna pour l’instant sa réflexion sur l’être, le soi, l’individu… et le masque. Reprenant ses esprits il répondit à son collègue qui travaillait à la réserve. L’homme était toujours au courant de tout, de la presse comme des petites histoires de la « maison », comprendre par là le musée. Tout semblait le concerner per-sonnellement et il était difficile de garder quelque chose pour soi seul avec quelqu’un de ce genre.
« Oui, en effet. J’imagine qu’on vous a déjà tout raconté. »
Cette histoire qui lui était arrivée, à lui seul, ne lui appartenait déjà plus. Comme s’il ne s’appartenait plus. Chacun s’était fait un avis, une opinion, avait commenté, imaginé. Beaucoup s’étaient projetés dans la situation, se voyant à sa place, modifiant tel ou tel paramètre et vivant leur propre aventure. C’était comme un roman sur lequel chaque lecteur avait sa vision, s’étant représenté différemment les lieux, les personnages, les voix, les cou-leurs. Il était l’auteur qui ne reconnaissait même plus l’histoire qu’il avait écrite dans les récits ou les retours qu’il recevait.
Histoire justement d’être encore un peu lui, un peu moins une figure, le masque qu’ils pourraient enfiler dans leurs rêveries, Carol sourit diplomatiquement et prétexta que la journée avait été longue et qu’il avait besoin aussi de repos pour vraiment se remettre. Ne traînant pas de peur de contre-arguments imparables, il salua ses collègues, quittant la salle principale des restaurateurs et sa lumière blanche façon soleil de midi pour se diriger vers des couloirs sobres et dépouillés des parties du bâtiment réservées au personnel.
L’éclairage était bien plus doux, presque crépusculaire, mais c’était assez typique des habitudes au Regenland. L’idée générale était de ne pas ménager sa peine à offrir des spectacles parfois somptueux, mais partout où ce n’était pas le cas, de viser la sobriété, l’efficacité et l’économie. En pratique les éclairages étaient suffisants pour se déplacer sans problème tandis que les panneaux d’affichages se trouvaient justement à proximité immédiate des lampes. Il était ainsi possible de passer d’une clarté éclatante à une douce pénombre, sans transition. Ce qui valait pour les bâtiments publics et assimilables valait également pour l’éclairage urbain, rues et quartiers, avec notamment l’habitude de baisser jusqu’à un minimum les lampadaires à des horaires différenciés selon les usages. Ainsi un parc en plein hiver pouvait devenir sombre dès 22h ou 23h, tandis qu’il pouvait être bien éclairé en été jusqu’à 2h du matin quand les promeneurs et noctambules se plaisaient à prendre tardivement l’air.
Escalier intérieur pour revenir à son bureau. L’architecture de ces parties du bâtiment était aussi dépouillée, simplement géométrique, d’une élégance presque minimaliste, que les parties publiques pouvaient viser un caractère monumental. Il était impossible pour un visiteur d’ignorer qu’il n’était plus dans les secteurs ouverts au public. Pourtant, alors qu’il arrivait à son étage, il aperçut à une douzaine de mètres quelqu’un qu’il ne reconnaissait pas, comme égaré mais persistant à chercher quelque chose ou quelqu’un. Il se préparait à expulser ou guider l’intrus vers un éventuel lieu de rendez-vous, les étrangers à la maison étant traités avec une courtoisie un peu circonspecte.
L’autre le vit et son expression se mut en euphorie, marchant rapidement vers Carol comme s’il était celui qu’il cherchait.
Ce visage ne lui disait rien, il en était sûr. Pourtant, c’était comme dans un rêve, quand il savait que derrière tel visage inconnu il devait reconnaître sa mère ou un ami dont il avait oublié le nom. C’était pareil, une sorte d’ami qu’il ne parvenait pas à nommer. Taille moyenne, blond, costume en lainage dans les bleu cendré avec une longue écharpe de laine blanche très douce.
« Ah ! Je suis heureux de te trouver. J’ai entendu cette histoire à la boutique de fleuriste et j’ai pensé, bien sûr… »
Il allait continuer, mais il regarda Carol attentivement, sa mine se faisant plus sombre, comme s’il voyait autre chose que ce à quoi il s’attendait.
« Où es-tu ? » demanda l’homme en regardant pourtant Carol droit dans les yeux. Il reconnaissait ce ton, différent et semblable à la fois, cela ressemblait beaucoup au comportement du fou. Cependant celui-là était plus concentré… moins dispersé, moins distrait en un sens… En lui, Carol percevait comme un chuchotement, un murmure incertain, quelque chose qui appelait, qui répondait, qui attirait son attention.
Silence.
L’autre recula d’un pas comme pour considérer son interlocuteur dans son entier, pour avoir un tableau d’ensemble. Il réfléchissait. Dangereux. Profu-gueur. Carol intima l’ordre à la voix de rester là où elle était, il n’avait pas l’intention de se laisser lui aussi déconcentrer comme ce pauvre dément. Face à face, mais aucun ne semblait réellement regarder l’autre, ou plutôt, chacun cherchait à sonder l’intériorité de l’autre pour y trouver une réponse sans avoir à poser de question dépourvue de sens, aux allures de folie.
Crispation silencieuse. Aucun ne voulait céder ni donner prise en agissant inconsidérément, sans comprendre ni savoir.
Rupture.
« Docteur Lewis, tout va bien ? »
C’était une voix de femme, une des secrétaires. Le temps suspendu commençait à reprendre son cours. L’intrus se composa un sourire de façade : « Ah, je me suis perdu, oui, je vois. Eh bien, je vais retourner dans la partie publique du bâtiment. C’était un plaisir de vous rencontrer. Au plaisir de vous revoir, car nous nous reverrons certainement, n’est-ce pas ? »
Il se faufila jusqu’à la sortie, adressant un courtois signe de la tête à la femme qui venait retrouver Carol Lewis pour lui demander ce qui s’était passé. Lui-même ne savait trop qu’en penser, mais se rendit compte que ses poings étaient serrés et qu’il avait eu au fond de lui très envie de frapper l’inconnu, juste comme ça, sans raison dont il eut conscience. Il prit le temps d’inspirer et respirer calmement en regardant ses mains desserrées sans bien comprendre le sens de ce qui s’était joué. Il s’était senti menacé, mais en quoi consistait cette menace ?
« Je ne sais pas. »
Toute autre réponse aurait été un mensonge ou une tromperie, seule l’acceptation de l’ignorance sonnait vraie.
« Vous n’avez pas l’air tout à fait vous-même, vous êtes fatigué, vous devriez rentrer. Ce choc tout à l’heure, c’est peut-être le contrecoup, tout simplement. »
Simple bon sens. Carol Lewis acquiesça.
Rentrer chez lui. Aller chez soi pour se sentir soi-même.
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Meneuse : Ombres d'Esteren | Dragons
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MOTIF
L’idée pouvait ressembler à un tableau gigantesque constitué de dizaines, de centaines, de milliers de photographies, chacune révélant une dominante colorée, avec un recul de plus en plus grand, pour finalement révéler une image composée de ces innombrables fragments comme autant de touches et notes, ces instants que rien pourtant ne semblait lier quand on les examinait de près.
L’idée était semblable à un jeu qui consisterait à décrire une personne en examinant plusieurs lieux, les uns où elle avait l’habitude de passer ou vivre, les autres où elle n’avait fait qu’une halte, chercher à comprendre qui elle était, comment elle était à partir des éléments disséminés, épars, les fils d’une même toile et pourtant de couleurs et textures différentes tout en demeurant lié à une même origine.
L’idée rappelait la démarche de restaurateurs qui découvrent des fresques antiques en morceaux poussiéreux, dégradés, érodés, et s’appuyant sur des éléments de système parviennent à la recréation d’une logique d’ensemble qui donne sens à chacun et peuvent peindre ce qui fut avec assurance, présentant une nouvelle toile, pleine de couleurs éclatantes, vivantes et désormais accessibles pour tous ceux qui croyaient qu’il n’y avait rien et qu’il serait à jamais impossible d’en tirer quoi que ce soit.
Dans le motif, tout apparaissait lié, en une seule phrase, cohérente, coordonnée, complexe. Cependant ce qui est clair, transparent, évident pour tous au point de paraître lumineux et de s’imposer comme réalité, implique un cheminement nocturne. La gestation des idées est longue, incertaine et échappe largement à la conscience.
Sur la table se trouvaient à présent des piles de dossiers comprenant les récits des témoins et les expertises psychiatriques des « fous » qui étaient internés, en observation. Il y en avait bien plus à lire qu’elle ne l’aurait pensé et Lucide Wilde ne pouvait manquer d’avoir dans un coin de son esprit une pique sur les amateurs qui sous-estiment la masse de travail que représente une enquête de police, le nombre d’informations à traiter. Ce serait trop beau s’il n’y avait que des éléments utiles, des « pièces du puzzle » selon l’expression des détectives de fiction, malheureusement, il fallait faire avec toutes sortes de données parasites. Le chewing-gum sur telle scène de crime, était-il celui du meurtrier ou bien d’un passant qui l’avait craché un jour plus tôt ? La victime avait-elle une écharpe de soie rose dans sa poche droite du fait d’un rendez-vous galant avec le tueur ou simplement parce qu’elle l’avait oubliée là ?
Douter de tout revenait à ne pouvoir se fier à rien. Chercher dans les faits ce qui collait à une théorie initiale revenait à négliger tout ce qui l’invalidait en partant du principe que c’était là pour des raisons extérieures à l’affaire. Croire que tout devait être pris en compte aboutissait à se casser la tête à vouloir donner un sens décisif à quelque chose qui en était totalement dé-pourvu.
« Pas facile de trouver un profil derrière ces faits, hein ? » lança Lucide quand Amih reposa sur la table le dossier qu’elle avait fini de lire. En réponse elle soupira et s’étira longuement, le regard tourné vers l’intérieur et sa ré-flexion.
« Nous savons que ces gens ont tous eu des crises de folie et qu’elles ont abouti systématiquement à dessiner des figures. Les photographies de celles-ci me font penser à des symboles que j’ai déjà vus, gravés ou peints, sur des rochers, dans les montagnes. On dit qu’ils datent de l’ancien temps, avant la colonisation artlandaise, que le peuple disparu d’alors les avait laissé pour des raisons qui nous échappent. Les chasseurs avec qui j’en parlais une fois me disaient qu’ils en avaient vu dans des grottes et sur des rochers aux abords de sites… »
De peur de passer pour encore plus étrange et irrationnelle que ce n’était déjà le cas, elle préféra ne pas dire qu’ils bordaient des lieux où un teuth pouvait être deviné. Ces êtres liés à des lieux étaient des étrangetés de la nature, ou peut-être étaient-ils la nature elle-même ? Arbres séculaires, rocs extravagants, chutes d’eau prodigieuses, partout où la majesté sauvage s’imposait comme une évidence se trouvait un teuth. Sorte d’esprit quasi divin, il nais-sait de la beauté du monde et générait à son tour une énergie de vie et un émerveillement proprement magique. Le surnaturel générait-il les teuth ou les teuth donnaient-ils naissance au surnaturel ? Elle était incapable de le dire et peut-être n’y avait pas de réponse. Le sentiment de sacralité et de révérence, d’amour même, se dégageait du domaine d’un teuth qui irradiait autour de lui une énergie à laquelle il était possible de puiser pour créer, animer, guérir… Bosquets enchanteurs, clairières fleuries, promontoires impressionnants, sources chantantes ou prairies aux herbes ondoyantes devenaient des échos autant que des seuils des Terres crues.
« Je ne connais rien à tout cela, admit Lucide, il faudrait peut-être que je voie un spécialiste de la période, il aura peut-être quelque chose à dire d’intéressant, ne serait-ce qu’une piste pour expliquer le sens de ces figures.
- Pour ma part, je sais seulement qu’ils gravaient ces images sur des sites sacrés. Les anciennes croyances s’intéressaient aux voyages de l’esprit, dans le monde onirique, les limbes, les terres crues…
- Qu’est-ce que c’est que ça ?
- Voyons… eh bien… »
Amih voyait qu’elle avait le choix entre essayer de changer de sujet ou s’enfoncer en expliquant comment fonctionnait une fraction du monde telle qu’elle le voyait, le comprenait et le vivait :
« Les esprits sont immatériels, ils peuvent aller et venir dans ce monde mais sont plutôt attirés par d’autres destinations. L’onirique, comme le spectral, est une sorte de zone tampon qui relie toutes les réalités. Le premier est fait de rêves… et ça risque d’être long si je dois développer les trois principaux niveaux de rêve… Le second est un reflet déformé, il est l’image émotionnelle de ce monde et de ses habitants. Ensuite… Les Limbes sont le séjour des défunts neutres si j’ose dire, ceux qui sont encore proches du monde des vivants parce qu’ils ont des proches en vie par exemple… Je dis qu’ils sont neutres parce que les vraiment bons, lumineux, ils vont dans des mondes au-delà des terres crues, ce qu’on appelle souvent le « paradis ». Les autres, les vraiment tourmentés, soit ils fuient la mort et restent coincés ici, soit ils plongent dans un monde qui est à l’image de ce qui les a le plus marqué, leurs désirs dominants, l’état de leur conscience… ou de leur inconscient d’ailleurs. On désigne ce monde souvent comme étant « l’enfer ». Ah oui, j’allais oublier, les terres crues, on les appelle comme ça pour les opposer aux contrées du « cuit », où l’humanité évolue, et c’est donc le monde des esprits sauvages.
- C’est sûrement très intéressant sur le plan symbolique, mais j’ai du mal à suivre, surtout à voir à quoi ça nous sert, ce que ça nous amène ? demanda Lucide
- Eh bien… euh… les sites sacrés avec les dessins, ils sont associés aux terres crues, et les chamanes y accèdent par la transe ou par l’incubation…
- De quoi ?
- L’incubation ? Ah ! Non, rien avoir avec les microbes ! Il s’agit de la pratique divinatoire consistant à dormir dans un sanctuaire dans l’attente d’un rêve envoyé par la divinité comme réponse pour résoudre un problème. L’idée est que la déité est dans son monde supérieur, céleste et lumineux, et que le pèlerin en allant au sein de l’espace sacré se trouve sur le seuil de cette autre réalité. Le rêve n’est qu’un vecteur qui traverse le monde onirique, lien entre les plans, une sorte de raccourci de sens, une nacelle qui transporte le message en retour à la prière.
- Donc, déduisit Lucide Wilde plutôt sceptique mais curieux de cette vision magique du monde, tu penses, si je te suis bien, que des signes peints près d’un sanctuaire des terres crues impliquent une signification liée au rêve ou aux esprits de la nature ou les deux ?
- Eh bien oui…
- Sauf que nous sommes dans une enquête criminelle… ou médicale… et toute intéressante que soit cette perspective mythologique dans l’absolu, je ne vois pas ce que je peux en tirer d’utile, très concrètement.
...
L’idée pouvait ressembler à un tableau gigantesque constitué de dizaines, de centaines, de milliers de photographies, chacune révélant une dominante colorée, avec un recul de plus en plus grand, pour finalement révéler une image composée de ces innombrables fragments comme autant de touches et notes, ces instants que rien pourtant ne semblait lier quand on les examinait de près.
L’idée était semblable à un jeu qui consisterait à décrire une personne en examinant plusieurs lieux, les uns où elle avait l’habitude de passer ou vivre, les autres où elle n’avait fait qu’une halte, chercher à comprendre qui elle était, comment elle était à partir des éléments disséminés, épars, les fils d’une même toile et pourtant de couleurs et textures différentes tout en demeurant lié à une même origine.
L’idée rappelait la démarche de restaurateurs qui découvrent des fresques antiques en morceaux poussiéreux, dégradés, érodés, et s’appuyant sur des éléments de système parviennent à la recréation d’une logique d’ensemble qui donne sens à chacun et peuvent peindre ce qui fut avec assurance, présentant une nouvelle toile, pleine de couleurs éclatantes, vivantes et désormais accessibles pour tous ceux qui croyaient qu’il n’y avait rien et qu’il serait à jamais impossible d’en tirer quoi que ce soit.
Dans le motif, tout apparaissait lié, en une seule phrase, cohérente, coordonnée, complexe. Cependant ce qui est clair, transparent, évident pour tous au point de paraître lumineux et de s’imposer comme réalité, implique un cheminement nocturne. La gestation des idées est longue, incertaine et échappe largement à la conscience.
Sur la table se trouvaient à présent des piles de dossiers comprenant les récits des témoins et les expertises psychiatriques des « fous » qui étaient internés, en observation. Il y en avait bien plus à lire qu’elle ne l’aurait pensé et Lucide Wilde ne pouvait manquer d’avoir dans un coin de son esprit une pique sur les amateurs qui sous-estiment la masse de travail que représente une enquête de police, le nombre d’informations à traiter. Ce serait trop beau s’il n’y avait que des éléments utiles, des « pièces du puzzle » selon l’expression des détectives de fiction, malheureusement, il fallait faire avec toutes sortes de données parasites. Le chewing-gum sur telle scène de crime, était-il celui du meurtrier ou bien d’un passant qui l’avait craché un jour plus tôt ? La victime avait-elle une écharpe de soie rose dans sa poche droite du fait d’un rendez-vous galant avec le tueur ou simplement parce qu’elle l’avait oubliée là ?
Douter de tout revenait à ne pouvoir se fier à rien. Chercher dans les faits ce qui collait à une théorie initiale revenait à négliger tout ce qui l’invalidait en partant du principe que c’était là pour des raisons extérieures à l’affaire. Croire que tout devait être pris en compte aboutissait à se casser la tête à vouloir donner un sens décisif à quelque chose qui en était totalement dé-pourvu.
« Pas facile de trouver un profil derrière ces faits, hein ? » lança Lucide quand Amih reposa sur la table le dossier qu’elle avait fini de lire. En réponse elle soupira et s’étira longuement, le regard tourné vers l’intérieur et sa ré-flexion.
« Nous savons que ces gens ont tous eu des crises de folie et qu’elles ont abouti systématiquement à dessiner des figures. Les photographies de celles-ci me font penser à des symboles que j’ai déjà vus, gravés ou peints, sur des rochers, dans les montagnes. On dit qu’ils datent de l’ancien temps, avant la colonisation artlandaise, que le peuple disparu d’alors les avait laissé pour des raisons qui nous échappent. Les chasseurs avec qui j’en parlais une fois me disaient qu’ils en avaient vu dans des grottes et sur des rochers aux abords de sites… »
De peur de passer pour encore plus étrange et irrationnelle que ce n’était déjà le cas, elle préféra ne pas dire qu’ils bordaient des lieux où un teuth pouvait être deviné. Ces êtres liés à des lieux étaient des étrangetés de la nature, ou peut-être étaient-ils la nature elle-même ? Arbres séculaires, rocs extravagants, chutes d’eau prodigieuses, partout où la majesté sauvage s’imposait comme une évidence se trouvait un teuth. Sorte d’esprit quasi divin, il nais-sait de la beauté du monde et générait à son tour une énergie de vie et un émerveillement proprement magique. Le surnaturel générait-il les teuth ou les teuth donnaient-ils naissance au surnaturel ? Elle était incapable de le dire et peut-être n’y avait pas de réponse. Le sentiment de sacralité et de révérence, d’amour même, se dégageait du domaine d’un teuth qui irradiait autour de lui une énergie à laquelle il était possible de puiser pour créer, animer, guérir… Bosquets enchanteurs, clairières fleuries, promontoires impressionnants, sources chantantes ou prairies aux herbes ondoyantes devenaient des échos autant que des seuils des Terres crues.
« Je ne connais rien à tout cela, admit Lucide, il faudrait peut-être que je voie un spécialiste de la période, il aura peut-être quelque chose à dire d’intéressant, ne serait-ce qu’une piste pour expliquer le sens de ces figures.
- Pour ma part, je sais seulement qu’ils gravaient ces images sur des sites sacrés. Les anciennes croyances s’intéressaient aux voyages de l’esprit, dans le monde onirique, les limbes, les terres crues…
- Qu’est-ce que c’est que ça ?
- Voyons… eh bien… »
Amih voyait qu’elle avait le choix entre essayer de changer de sujet ou s’enfoncer en expliquant comment fonctionnait une fraction du monde telle qu’elle le voyait, le comprenait et le vivait :
« Les esprits sont immatériels, ils peuvent aller et venir dans ce monde mais sont plutôt attirés par d’autres destinations. L’onirique, comme le spectral, est une sorte de zone tampon qui relie toutes les réalités. Le premier est fait de rêves… et ça risque d’être long si je dois développer les trois principaux niveaux de rêve… Le second est un reflet déformé, il est l’image émotionnelle de ce monde et de ses habitants. Ensuite… Les Limbes sont le séjour des défunts neutres si j’ose dire, ceux qui sont encore proches du monde des vivants parce qu’ils ont des proches en vie par exemple… Je dis qu’ils sont neutres parce que les vraiment bons, lumineux, ils vont dans des mondes au-delà des terres crues, ce qu’on appelle souvent le « paradis ». Les autres, les vraiment tourmentés, soit ils fuient la mort et restent coincés ici, soit ils plongent dans un monde qui est à l’image de ce qui les a le plus marqué, leurs désirs dominants, l’état de leur conscience… ou de leur inconscient d’ailleurs. On désigne ce monde souvent comme étant « l’enfer ». Ah oui, j’allais oublier, les terres crues, on les appelle comme ça pour les opposer aux contrées du « cuit », où l’humanité évolue, et c’est donc le monde des esprits sauvages.
- C’est sûrement très intéressant sur le plan symbolique, mais j’ai du mal à suivre, surtout à voir à quoi ça nous sert, ce que ça nous amène ? demanda Lucide
- Eh bien… euh… les sites sacrés avec les dessins, ils sont associés aux terres crues, et les chamanes y accèdent par la transe ou par l’incubation…
- De quoi ?
- L’incubation ? Ah ! Non, rien avoir avec les microbes ! Il s’agit de la pratique divinatoire consistant à dormir dans un sanctuaire dans l’attente d’un rêve envoyé par la divinité comme réponse pour résoudre un problème. L’idée est que la déité est dans son monde supérieur, céleste et lumineux, et que le pèlerin en allant au sein de l’espace sacré se trouve sur le seuil de cette autre réalité. Le rêve n’est qu’un vecteur qui traverse le monde onirique, lien entre les plans, une sorte de raccourci de sens, une nacelle qui transporte le message en retour à la prière.
- Donc, déduisit Lucide Wilde plutôt sceptique mais curieux de cette vision magique du monde, tu penses, si je te suis bien, que des signes peints près d’un sanctuaire des terres crues impliquent une signification liée au rêve ou aux esprits de la nature ou les deux ?
- Eh bien oui…
- Sauf que nous sommes dans une enquête criminelle… ou médicale… et toute intéressante que soit cette perspective mythologique dans l’absolu, je ne vois pas ce que je peux en tirer d’utile, très concrètement.
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- Iris
- Grand Ancien
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- Le point commun, hésita Amih, dans leurs rêves peut-être… Ou bien dans le fait qu’ils se soient rendus chacun dans un sanctuaire, d’une manière ou d’une autre ça a pu les imprégner. Cela n’apparaît pas dans les dossiers, mais ça pourrait se vérifier. Je ne sais pas… une contagion spirituelle… comme pour une maladie du corps, cela pourrait passer par la fréquentation d’un lieu « hanté » par exemple. Je ne parle pas de hantise de fantôme au sens strict, le terme peut s’appliquer à tout espace régulièrement habité par une entité intangible qui est ambiguë à dangereuse. Il y a des légendes qui parlent de gens qui deviennent fous parce qu’ils se sont rendus sans initiation dans certains lieux « tabou ».
- Une maladie de folie provoquée existerait ? s’étonna Lucide Wilde, tou-jours intéressé, mais sceptique. L’idée est séduisante en un sens, mais elle me gêne : la folie reste un mal propre à un individu, alors comment admettre qu’elle puisse être provoquée par la rencontre d’un esprit ou d’un Grand Ancien pour reprendre une terminologie qu’on retrouve dans l’œuvre de certains romanciers de l’horreur et de la folie.
- Si j’avais une réponse assurée, je n’en serais pas là à me casser la tête, ad-mit Amih. Cependant, j’ai le sentiment qu’il peut y avoir du sens dans ce chaos, et pas juste de la superstition et de la pensée magique. La logique ne disparaît du surnaturel que lorsque l’ignorance dilue les liens de causalité et conséquence. »
Une moue brève, elle se perdit un instant à jouer avec un stylo bille, souffla et s’étira, tournant la tête en direction des fenêtres et notant qu’il commençait à faire nuit :
« Les fous appartiennent aux dieux.
- Comment ça ? Qu’est-ce que c’est encore que ça ? Il y a des dieux maintenant ?
- C’est sans importance… essaya-t-elle d’expliquer
- Il faudrait savoir, la coupa Lucide ironique, si le coupable est un dieu, ça peut nécessiter des modalités particulières pour l’arrestation, et je ne parle même pas de l’adaptation du reste de la procédure qui serait à revoir en profondeur. J’imagine bien un juge prononcer la prison à perpétuité pour un dieu, et les juristes s’interroger sur le sens de ce terme pour une entité théoriquement éternelle… rit-il à demi
- Honnêtement, je n’ai pas affaire aux dieux, je n’ai qu’une connaissance théorique, et je ne suis même pas sûre qu’il soit nécessaire de se pencher sur leur cas. Ce que je veux dire, c’est qu’ils évoluent dans une sphère d’existence tellement éloignée et différente de la nôtre, que c’est comme de s’inquiéter de ce que pensent des gens qui vivraient sur des planètes tournant autour d’autres soleils, quelque part dans l’univers. C’est abstrait. Bon, je vais essayer de mieux m’expliquer. Dire que les fous appartiennent aux dieux, c’est une sorte d’aphorisme, c’est comme de dire que je sais que je ne sais rien, ou bien encore que la certitude est l’assurance de l’erreur et bien d’autres petites phrases toutes faites qui sont un condensé de pensée. Dans le cas présent, elle signifie que les fous appartiennent à une autre réalité, qu’ils ne sont pas eux-mêmes, qu’ils ne sont pas responsables de leurs actes, qu’ils sont ailleurs, qu’ils sont habités par quelque chose d’extérieur tout en étant à l’intérieur d’eux. Donc en fait, ils sont des seuils, des zones de contacts, comme les domaines des teuth. Dans cette histoire, je veux dire, dans mon aphorisme, « les dieux » désigne simplement une réalité inconnaissable qui nous dépasse et non pas des dieux véritablement, même si en théorie, ça pourrait être le cas, ce n’est juste pas nécessaire.
- C’est dans des moments comme ça que je me rappelle avec plaisir que j’ai raison d’être un rationaliste qui ne croit que ce qu’il voit. J’apprécie le jeu de logique surréaliste, irréaliste, fantasmagorique, je trouve ça plutôt intéressant, pas pour son contenu en tant que tel, mais parce que ça suscite des idées. Cependant je reste dans l’idée qu’on s’éparpille pas mal avec cette approche. Je vois bien que ça te tient à cœur, mais tu n’arriveras jamais à convaincre le grand public de tes idées avec des théories aussi compliquées, critiqua doctement Lucide Wilde.
- Ce n’est pas compliqué, c’est juste complexe. Mais la réalité, la nature, l’humanité, l’esprit, l’univers, tout est complexe ! protesta Amih. Une multitude d’éléments se combinent, s’influencent et la plus grande part de ce qui nous entoure nous est inaccessible, invisible, trop petit ou trop grand, trop éloigné, trop différent. Le surnaturel est une dimension de l’émotion et de la beauté, du souhait, de l’élan de vie, de l’impermanence, de lien entre tout ce qui est.
- Peut-être, mais… »
...
- Une maladie de folie provoquée existerait ? s’étonna Lucide Wilde, tou-jours intéressé, mais sceptique. L’idée est séduisante en un sens, mais elle me gêne : la folie reste un mal propre à un individu, alors comment admettre qu’elle puisse être provoquée par la rencontre d’un esprit ou d’un Grand Ancien pour reprendre une terminologie qu’on retrouve dans l’œuvre de certains romanciers de l’horreur et de la folie.
- Si j’avais une réponse assurée, je n’en serais pas là à me casser la tête, ad-mit Amih. Cependant, j’ai le sentiment qu’il peut y avoir du sens dans ce chaos, et pas juste de la superstition et de la pensée magique. La logique ne disparaît du surnaturel que lorsque l’ignorance dilue les liens de causalité et conséquence. »
Une moue brève, elle se perdit un instant à jouer avec un stylo bille, souffla et s’étira, tournant la tête en direction des fenêtres et notant qu’il commençait à faire nuit :
« Les fous appartiennent aux dieux.
- Comment ça ? Qu’est-ce que c’est encore que ça ? Il y a des dieux maintenant ?
- C’est sans importance… essaya-t-elle d’expliquer
- Il faudrait savoir, la coupa Lucide ironique, si le coupable est un dieu, ça peut nécessiter des modalités particulières pour l’arrestation, et je ne parle même pas de l’adaptation du reste de la procédure qui serait à revoir en profondeur. J’imagine bien un juge prononcer la prison à perpétuité pour un dieu, et les juristes s’interroger sur le sens de ce terme pour une entité théoriquement éternelle… rit-il à demi
- Honnêtement, je n’ai pas affaire aux dieux, je n’ai qu’une connaissance théorique, et je ne suis même pas sûre qu’il soit nécessaire de se pencher sur leur cas. Ce que je veux dire, c’est qu’ils évoluent dans une sphère d’existence tellement éloignée et différente de la nôtre, que c’est comme de s’inquiéter de ce que pensent des gens qui vivraient sur des planètes tournant autour d’autres soleils, quelque part dans l’univers. C’est abstrait. Bon, je vais essayer de mieux m’expliquer. Dire que les fous appartiennent aux dieux, c’est une sorte d’aphorisme, c’est comme de dire que je sais que je ne sais rien, ou bien encore que la certitude est l’assurance de l’erreur et bien d’autres petites phrases toutes faites qui sont un condensé de pensée. Dans le cas présent, elle signifie que les fous appartiennent à une autre réalité, qu’ils ne sont pas eux-mêmes, qu’ils ne sont pas responsables de leurs actes, qu’ils sont ailleurs, qu’ils sont habités par quelque chose d’extérieur tout en étant à l’intérieur d’eux. Donc en fait, ils sont des seuils, des zones de contacts, comme les domaines des teuth. Dans cette histoire, je veux dire, dans mon aphorisme, « les dieux » désigne simplement une réalité inconnaissable qui nous dépasse et non pas des dieux véritablement, même si en théorie, ça pourrait être le cas, ce n’est juste pas nécessaire.
- C’est dans des moments comme ça que je me rappelle avec plaisir que j’ai raison d’être un rationaliste qui ne croit que ce qu’il voit. J’apprécie le jeu de logique surréaliste, irréaliste, fantasmagorique, je trouve ça plutôt intéressant, pas pour son contenu en tant que tel, mais parce que ça suscite des idées. Cependant je reste dans l’idée qu’on s’éparpille pas mal avec cette approche. Je vois bien que ça te tient à cœur, mais tu n’arriveras jamais à convaincre le grand public de tes idées avec des théories aussi compliquées, critiqua doctement Lucide Wilde.
- Ce n’est pas compliqué, c’est juste complexe. Mais la réalité, la nature, l’humanité, l’esprit, l’univers, tout est complexe ! protesta Amih. Une multitude d’éléments se combinent, s’influencent et la plus grande part de ce qui nous entoure nous est inaccessible, invisible, trop petit ou trop grand, trop éloigné, trop différent. Le surnaturel est une dimension de l’émotion et de la beauté, du souhait, de l’élan de vie, de l’impermanence, de lien entre tout ce qui est.
- Peut-être, mais… »
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Meneuse : Ombres d'Esteren | Dragons
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- Iris
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Lucide Wilde s’interrompit et se retourna pour voir un collègue qui passait : « On m’a dit que tu étais encore là, tu fais des heures supp’ ? Moi j’y vais. Pendant que le Profil galère sur ses dingues en liberté, tu peux te dire qu’au Réseau, c’est pas mieux en ce moment ! Allez, bonne soirée ! ». Passant la tête derrière un écran, à l’adresse d’Amih : « Mademoiselle », puis il disparut de nouveau après, accompagné de salutations d’usage de l’enquêteur qui commençait à fatiguer à discuter de métaphysique appliquée à la résolution de problèmes.
« Sur quoi travaillent-ils au Réseau ? demanda Amih
- Comme d’habitude, et comme d’habitude c’est secret. Leur spécialité c’est la criminalité organisée, donc ils remontent des organisations, cherchent à établir les liens entre les personnes, les dynamiques, et surtout parvenir à chopper les gros poissons, pas juste les petits envoyés en première ligne, les petites frappes jetables. Le problème, c’est que c’est un boulot qui prend beaucoup de temps pour être bien fait, et pour arriver à remonter la toile, il faut souvent laisser certains continuer de sévir alors qu’on les a identifié, et ce faisant, la difficulté, c’est de savoir quelle est la limite de la tolérance au crime qu’on peut admettre. C’est encore plus délicat pour les agents qui travaillent sous couverture, ceux-là sont obligés de commettre eux-mêmes des infractions et doivent parvenir à garder malgré tout un sens des limites à ne pas franchir alors qu’ils peuvent être facilement gagnés par un sentiment de toute puissance et d’impunité. On en récupère parfois à préparer psychologiquement au préalable ou à débriefer après coup.
- C’est intéressant… comment les uns font-ils pour garder le sens des limites quand d’autres n’y parviennent pas ?
- De ce que j’ai pu voir, ça peut dépendre de toutes sortes de choses. Il faut avoir avant toute chose bien à l’esprit que les gens vraiment vicieux sont rares, la plupart sont des « bons » dans un « bon » contexte, et deviennent des salauds ordinaires dans un « mauvais » contexte. La maltraitance par exemple dépend largement de l’isolement social, de la pauvreté, de la fatigue, du manque d’estime de soi… autant de facteurs qui sont étroitement liés à l’environnement. Il y a même des auteurs qui vont jusqu’à dire que devenir délinquant dans un milieu toxique est une réaction saine. Il y a aussi le cas de l’obéissance à l’autorité : la très grande majorité des gens font tout ce que leur demande une autorité considérée comme légitime et qui paraît sûre d’elle. Cela peut aller jusqu’à accomplir des crimes sans pour autant se sentir responsable, et c’est d’ailleurs à mon avis très problématique. On a ainsi des commanditaires qui disent qu’ils n’ont rien fait et des exécutants qui considèrent n’avoir fait qu’obéir aux ordres. Au final, personne n’est coupable. Personne ne se sent coupable. L’un ne s’est pas sali les mains, l’autre est dans un état psychologique qu’on qualifie d’agentique, il ne s’estime plus être un sujet pour ce qu’il a fait. »
Prenant une inspiration plus longue, Lucide sourit un instant, une expression difficile à déchiffrer, bienveillante mais sans explications, croisant le regard d’Amih une seconde. Gênée malgré elle, elle chercha à se donner contenance en fixant ses yeux sur un objet anodin, le plus banal possible. Dans le lointain une sirène d’ambulance se fit brièvement entendre, sans doute juste le temps que les voitures qui la dérangeaient se dégagent.
« Cette absence de sentiment de responsabilité, reprit Lucide, c’est comme une folie des gens sain d’esprit si on veut. Ils agissent, mais ce n’est pas eux. Sur le plan du droit, ils sont bien sûr responsables, mais s’ils n’acceptent pas la culpabilité que la sentence leur reconnaît, ils n’accepteront pas non plus la condamnation et parviendront à se sentir victime d’injustice, ce qui ôtera toute vertu « curative » ou « rédemptrice » ou « correctrice » à la peine. La prison n’a du bon que si le condamné accepte sa condamnation comme étant juste. C’est important ce sentiment de justice, il est nécessaire à la bonne marche des sociétés, à leur pérennité.
- Je ne me rendais pas compte que la justice pouvait être si importante ?
- La justice, je ne sais pas, mais le sentiment de justice et le sentiment d’injustice, ça oui. Et le sentiment d’impunité lui aussi est très problématique. Il apparaît quand un individu croit qu’il n’aura à subir aucune conséquence pour aucune des transgressions qu’il commet, quand il se sent assuré de pouvoir faire ce que bon lui semble au présent, sans qu’il n’ait jamais à en souffrir personnellement. Cela concerne toutes sortes de personnes : de puissants hommes d’affaires qui se croient intouchables par la vertu du pouvoir de leur argent et de leur réseau ; des tueurs en série qui ont déjà plus d’une dizaine de victimes à leur compte et qui constatent que la police est très loin de les soupçonner ; ou bien un mercenaire qui voit bien qu’il peut violer et massacrer des civils du camp ennemi à sa guise. Celui qui jouit du sentiment d’impunité se sent progressivement tout puissant et progressivement il voit de moins en moins de raison de se limiter. Toutes les règles qu’il pouvait encore s’imposer s’érodent progressivement.
- Mais est-ce que ça touche tout le monde ? s’inquiéta Amih
- Pour ma part, je ne pense pas, mais si tu demandes à la plupart des cyniques qui se croient réalistes, ils te répondront que le pouvoir corrompt. Pour eux, le seul fait de donner une capacité absolue à quelqu’un en fera un être mauvais, avide, lubriques, capricieux, violent. Ce qui m’a toujours fait rire, c’est de voir que d’autres défendent la thèse radicalement contraire, selon laquelle le seul système politique juste pour tous, serait un pouvoir absolu aux mains d’un tyran bienveillant et éclairé. Ce gouvernant rare, d’une exceptionnelle qualité est décrit comme un individu capable de s’oublier volontairement au profit des autres alors qu’il a toute latitude pour obtenir tout ce qu’il pourrait vouloir. En revanche, ces auteurs idéalistes n’expliquent jamais par quel miracle leur tyran bienveillant est devenu cet être incroyable et quelque part inhumain, ni comment il a convaincu tous les autres de lui confier tous les pouvoirs…
- J’aurais tendance à voir ce tyran bienveillant comme une espèce de mythe d’un père parfait, un parent qui veillerait à tout, et donc ce modèle reviendrait à appeler de ses vœux une éternelle enfance idyllique. Je n’ai pas mal vécu cette période de ma vie, mais je ne peux imaginer quelque chose de pire que de s’aliéner par confort et par besoin de sécurité. Ça me rappelle une citation que j’avais croisée au détour d’une lecture, en histoire politique je crois, ça disait quelque chose comme : un peuple qui est prêt à renoncer à un peu de sa liberté pour un peu plus de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre et finit par perdre les deux. »
Disant cela, elle voyait dans ses lambeaux de mémoire séculaire, Ninquae Osto, la blanche cité des dévots. Enfer magnifique et aride du dogme et des lois rigides, des garanties stériles, des principes de sécurité, une ville immaculée et pourtant toujours comme imprégnée de la fine poussière du désert qui l’entourait. Le ciel était perpétuellement lourd de fumée et d’incendies aérien, tandis que la terre tout autour, ivoirine, n’était que rocs, sable et sel. Il n’y avait là nulle eau à boire ni pour redonner vie aux nombreux arbres des-séchés, leurs troncs noirs comme calcinés, leurs silhouettes tourmentées raidies ne trouvant jamais à danser au moindre souffle de vent. Le plus effrayant pour elle avait été de découvrir que les damnés de ces lieux étaient convaincus d’être au Paradis.
« Le pouvoir ne corrompt pas, il révèle. » reprit Lucide. « Il met en lumière tout ce qui dormait dans l’ombre. » Puis il continua :
« Peut-on échapper à la révélation de ses ténèbres ? Peut-on se préparer à leur manifestation ? Est-il possible de se préparer à avoir le pouvoir sans se laisser déborder ? Comment d’ailleurs être prêt à un vécu aussi intransigeant ? Le pouvoir sans limite ne souffre aucune faiblesse, il s’insinue dans toutes les failles de la psyché, il rappelle tout ce qu’on aurait pu vouloir oublier… Au final les personnes qui tiennent le coup, de ce que j’ai pu voir, ont certaines caractéristiques communes. Déjà, elles n’ont pas de frustrations, de colère rentrée, de « je ferais ce que j’aime plus tard » ou « j’attendrais la retraite pour faire ce qui me plait » ou encore « je dois porter un masque pour me faire admettre ». Ces gens vivent au présent. Ensuite, ils se connaissent bien, ils sont lucides sur leurs capacités, motivations, forces et faiblesses. Les limites, ils les posent en pleine conscience, volontairement et parce qu’elles leur conviennent. L’éthique n’est pas subie, elle est libre et vivante. »
Conscience, masque, folie, abolition du discernement, pouvoir, limites, désir.
Les désirs aveugles font le démon, une conscience marquée par des soifs inextinguibles. La mélancolie et la langueur de vivre, les certitudes plaquées sur le réel pour le rendre maîtrisable, la colère et la passion pour se donner l’impression de vivre, la démesure pour défier l’absolu, l’horreur pour mettre à l’épreuve l’étendue de sa puissance, la haine pour nier la vulnérabilité et le besoin…Si tous rompent de manière semblable avec la réalité, ne serait-ce pas parce qu’ils sont dans une autre réalité qui leur est commune ?
...
« Sur quoi travaillent-ils au Réseau ? demanda Amih
- Comme d’habitude, et comme d’habitude c’est secret. Leur spécialité c’est la criminalité organisée, donc ils remontent des organisations, cherchent à établir les liens entre les personnes, les dynamiques, et surtout parvenir à chopper les gros poissons, pas juste les petits envoyés en première ligne, les petites frappes jetables. Le problème, c’est que c’est un boulot qui prend beaucoup de temps pour être bien fait, et pour arriver à remonter la toile, il faut souvent laisser certains continuer de sévir alors qu’on les a identifié, et ce faisant, la difficulté, c’est de savoir quelle est la limite de la tolérance au crime qu’on peut admettre. C’est encore plus délicat pour les agents qui travaillent sous couverture, ceux-là sont obligés de commettre eux-mêmes des infractions et doivent parvenir à garder malgré tout un sens des limites à ne pas franchir alors qu’ils peuvent être facilement gagnés par un sentiment de toute puissance et d’impunité. On en récupère parfois à préparer psychologiquement au préalable ou à débriefer après coup.
- C’est intéressant… comment les uns font-ils pour garder le sens des limites quand d’autres n’y parviennent pas ?
- De ce que j’ai pu voir, ça peut dépendre de toutes sortes de choses. Il faut avoir avant toute chose bien à l’esprit que les gens vraiment vicieux sont rares, la plupart sont des « bons » dans un « bon » contexte, et deviennent des salauds ordinaires dans un « mauvais » contexte. La maltraitance par exemple dépend largement de l’isolement social, de la pauvreté, de la fatigue, du manque d’estime de soi… autant de facteurs qui sont étroitement liés à l’environnement. Il y a même des auteurs qui vont jusqu’à dire que devenir délinquant dans un milieu toxique est une réaction saine. Il y a aussi le cas de l’obéissance à l’autorité : la très grande majorité des gens font tout ce que leur demande une autorité considérée comme légitime et qui paraît sûre d’elle. Cela peut aller jusqu’à accomplir des crimes sans pour autant se sentir responsable, et c’est d’ailleurs à mon avis très problématique. On a ainsi des commanditaires qui disent qu’ils n’ont rien fait et des exécutants qui considèrent n’avoir fait qu’obéir aux ordres. Au final, personne n’est coupable. Personne ne se sent coupable. L’un ne s’est pas sali les mains, l’autre est dans un état psychologique qu’on qualifie d’agentique, il ne s’estime plus être un sujet pour ce qu’il a fait. »
Prenant une inspiration plus longue, Lucide sourit un instant, une expression difficile à déchiffrer, bienveillante mais sans explications, croisant le regard d’Amih une seconde. Gênée malgré elle, elle chercha à se donner contenance en fixant ses yeux sur un objet anodin, le plus banal possible. Dans le lointain une sirène d’ambulance se fit brièvement entendre, sans doute juste le temps que les voitures qui la dérangeaient se dégagent.
« Cette absence de sentiment de responsabilité, reprit Lucide, c’est comme une folie des gens sain d’esprit si on veut. Ils agissent, mais ce n’est pas eux. Sur le plan du droit, ils sont bien sûr responsables, mais s’ils n’acceptent pas la culpabilité que la sentence leur reconnaît, ils n’accepteront pas non plus la condamnation et parviendront à se sentir victime d’injustice, ce qui ôtera toute vertu « curative » ou « rédemptrice » ou « correctrice » à la peine. La prison n’a du bon que si le condamné accepte sa condamnation comme étant juste. C’est important ce sentiment de justice, il est nécessaire à la bonne marche des sociétés, à leur pérennité.
- Je ne me rendais pas compte que la justice pouvait être si importante ?
- La justice, je ne sais pas, mais le sentiment de justice et le sentiment d’injustice, ça oui. Et le sentiment d’impunité lui aussi est très problématique. Il apparaît quand un individu croit qu’il n’aura à subir aucune conséquence pour aucune des transgressions qu’il commet, quand il se sent assuré de pouvoir faire ce que bon lui semble au présent, sans qu’il n’ait jamais à en souffrir personnellement. Cela concerne toutes sortes de personnes : de puissants hommes d’affaires qui se croient intouchables par la vertu du pouvoir de leur argent et de leur réseau ; des tueurs en série qui ont déjà plus d’une dizaine de victimes à leur compte et qui constatent que la police est très loin de les soupçonner ; ou bien un mercenaire qui voit bien qu’il peut violer et massacrer des civils du camp ennemi à sa guise. Celui qui jouit du sentiment d’impunité se sent progressivement tout puissant et progressivement il voit de moins en moins de raison de se limiter. Toutes les règles qu’il pouvait encore s’imposer s’érodent progressivement.
- Mais est-ce que ça touche tout le monde ? s’inquiéta Amih
- Pour ma part, je ne pense pas, mais si tu demandes à la plupart des cyniques qui se croient réalistes, ils te répondront que le pouvoir corrompt. Pour eux, le seul fait de donner une capacité absolue à quelqu’un en fera un être mauvais, avide, lubriques, capricieux, violent. Ce qui m’a toujours fait rire, c’est de voir que d’autres défendent la thèse radicalement contraire, selon laquelle le seul système politique juste pour tous, serait un pouvoir absolu aux mains d’un tyran bienveillant et éclairé. Ce gouvernant rare, d’une exceptionnelle qualité est décrit comme un individu capable de s’oublier volontairement au profit des autres alors qu’il a toute latitude pour obtenir tout ce qu’il pourrait vouloir. En revanche, ces auteurs idéalistes n’expliquent jamais par quel miracle leur tyran bienveillant est devenu cet être incroyable et quelque part inhumain, ni comment il a convaincu tous les autres de lui confier tous les pouvoirs…
- J’aurais tendance à voir ce tyran bienveillant comme une espèce de mythe d’un père parfait, un parent qui veillerait à tout, et donc ce modèle reviendrait à appeler de ses vœux une éternelle enfance idyllique. Je n’ai pas mal vécu cette période de ma vie, mais je ne peux imaginer quelque chose de pire que de s’aliéner par confort et par besoin de sécurité. Ça me rappelle une citation que j’avais croisée au détour d’une lecture, en histoire politique je crois, ça disait quelque chose comme : un peuple qui est prêt à renoncer à un peu de sa liberté pour un peu plus de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre et finit par perdre les deux. »
Disant cela, elle voyait dans ses lambeaux de mémoire séculaire, Ninquae Osto, la blanche cité des dévots. Enfer magnifique et aride du dogme et des lois rigides, des garanties stériles, des principes de sécurité, une ville immaculée et pourtant toujours comme imprégnée de la fine poussière du désert qui l’entourait. Le ciel était perpétuellement lourd de fumée et d’incendies aérien, tandis que la terre tout autour, ivoirine, n’était que rocs, sable et sel. Il n’y avait là nulle eau à boire ni pour redonner vie aux nombreux arbres des-séchés, leurs troncs noirs comme calcinés, leurs silhouettes tourmentées raidies ne trouvant jamais à danser au moindre souffle de vent. Le plus effrayant pour elle avait été de découvrir que les damnés de ces lieux étaient convaincus d’être au Paradis.
« Le pouvoir ne corrompt pas, il révèle. » reprit Lucide. « Il met en lumière tout ce qui dormait dans l’ombre. » Puis il continua :
« Peut-on échapper à la révélation de ses ténèbres ? Peut-on se préparer à leur manifestation ? Est-il possible de se préparer à avoir le pouvoir sans se laisser déborder ? Comment d’ailleurs être prêt à un vécu aussi intransigeant ? Le pouvoir sans limite ne souffre aucune faiblesse, il s’insinue dans toutes les failles de la psyché, il rappelle tout ce qu’on aurait pu vouloir oublier… Au final les personnes qui tiennent le coup, de ce que j’ai pu voir, ont certaines caractéristiques communes. Déjà, elles n’ont pas de frustrations, de colère rentrée, de « je ferais ce que j’aime plus tard » ou « j’attendrais la retraite pour faire ce qui me plait » ou encore « je dois porter un masque pour me faire admettre ». Ces gens vivent au présent. Ensuite, ils se connaissent bien, ils sont lucides sur leurs capacités, motivations, forces et faiblesses. Les limites, ils les posent en pleine conscience, volontairement et parce qu’elles leur conviennent. L’éthique n’est pas subie, elle est libre et vivante. »
Conscience, masque, folie, abolition du discernement, pouvoir, limites, désir.
Les désirs aveugles font le démon, une conscience marquée par des soifs inextinguibles. La mélancolie et la langueur de vivre, les certitudes plaquées sur le réel pour le rendre maîtrisable, la colère et la passion pour se donner l’impression de vivre, la démesure pour défier l’absolu, l’horreur pour mettre à l’épreuve l’étendue de sa puissance, la haine pour nier la vulnérabilité et le besoin…Si tous rompent de manière semblable avec la réalité, ne serait-ce pas parce qu’ils sont dans une autre réalité qui leur est commune ?
...
- Iris
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« Quelle heure est-il ? demanda soudain Amih en songeant à son rendez-vous
- Eh bien, il commence à être tard ! remarqua Lucide en voyant l’heure. Je ne suis pas sûr qu’on ait vraiment avancé, à défaut on aura refait le monde. Tiens, ma carte, si jamais tu as une intuition géniale et plus courte que nos longs développements. Je suis plutôt sceptique sur le surnaturel, j’y croirais, j’allais dire quand je le verrais, mais surtout quand j’y trouverais un outil pour aider à la manifestation de la vérité… mais il ne faut pas que ça te dissuade de passer pour discuter… c’est intéressant et ça donne des idées, enfin, un angle de réflexion différent… je ne suis pas aussi borné que je peux en avoir l’air ! Au fait, il y a une adresse ou un numéro de téléphone auquel Manfred Wilkins puisse te joindre ? »
Une seconde Amih Kaïn se demanda pourquoi l’enquêteur Lucide Wilde (drôle de nom d’ailleurs) lui proposait de repasser alors qu’il n’était pas du tout convaincu, mais elle ne chercha pas à comprendre, elle se rappelait en effet qu’elle avait rendez-vous avec Moira et qu’elle ne savait pas exactement où se trouvait le bar où il était question de se retrouver. Elle pensait que l’inspecteur Wilkins devait assez bien connaître Moira pour ne pas avoir besoin qu’Amih laissât de nouveau ses coordonnées, mais Lucide Wilde la persuada de tout de même les donner, « au cas où ».
Absorbée dans la récapitulation mentale de leur discussion, Amih serra la main du policier sans même y penser, surprise de croiser un regard et un sourire malicieux. Il la raccompagna jusqu’à la sortie du commissariat et apprenant qu’elle ne savait pas exactement où elle avait rendez-vous, il prit le temps d’aller au coin de la rue pour lui héler un taxi, avec une remarque amusée sous forme de question quant au fait qu’elle ne semblait pas être de Sikaakwa. De nouveau, il lui serra la main en la regardant dans les yeux et conclut avec un « à bientôt ».
Depuis l’intérieur du taxi qui démarrait, elle devinait la silhouette qui repartait, remontant son col et mettant ses mains dans ses poches en marchant d’un pas vif. Elle-même percevait le chauffage du véhicule monté au maximum pour compenser le froid qui s’y engouffrait à chaque halte pour monter ou descendre un client. Plus que ça, elle se rendit compte qu’elle se trouvait les joues brûlantes, le cœur qui battait joyeusement et une certaine difficulté à se concentrer.
Il faisait sombre en dehors des lampadaires et la neige tombait de nouveau, blancheur floue sur fond d’obscurité. Les flocons s’envolaient et dansaient devant les phares, évoquant une scène de film, à la fois artificielle et sauvage. Une musique entêtante et nocturne à la radio la plongeait dans une douce somnolence tandis qu’elle voyait défiler les devantures, les escaliers, les rares passants. En cet instant, tout lui semblait beau, des secondes suspendues hors du temps. Un rêve urbain, une ville sans limite, un voyage plein de promesse, de nostalgie et d’attente à la fois.
La perception est subjectivité.
- Eh bien, il commence à être tard ! remarqua Lucide en voyant l’heure. Je ne suis pas sûr qu’on ait vraiment avancé, à défaut on aura refait le monde. Tiens, ma carte, si jamais tu as une intuition géniale et plus courte que nos longs développements. Je suis plutôt sceptique sur le surnaturel, j’y croirais, j’allais dire quand je le verrais, mais surtout quand j’y trouverais un outil pour aider à la manifestation de la vérité… mais il ne faut pas que ça te dissuade de passer pour discuter… c’est intéressant et ça donne des idées, enfin, un angle de réflexion différent… je ne suis pas aussi borné que je peux en avoir l’air ! Au fait, il y a une adresse ou un numéro de téléphone auquel Manfred Wilkins puisse te joindre ? »
Une seconde Amih Kaïn se demanda pourquoi l’enquêteur Lucide Wilde (drôle de nom d’ailleurs) lui proposait de repasser alors qu’il n’était pas du tout convaincu, mais elle ne chercha pas à comprendre, elle se rappelait en effet qu’elle avait rendez-vous avec Moira et qu’elle ne savait pas exactement où se trouvait le bar où il était question de se retrouver. Elle pensait que l’inspecteur Wilkins devait assez bien connaître Moira pour ne pas avoir besoin qu’Amih laissât de nouveau ses coordonnées, mais Lucide Wilde la persuada de tout de même les donner, « au cas où ».
Absorbée dans la récapitulation mentale de leur discussion, Amih serra la main du policier sans même y penser, surprise de croiser un regard et un sourire malicieux. Il la raccompagna jusqu’à la sortie du commissariat et apprenant qu’elle ne savait pas exactement où elle avait rendez-vous, il prit le temps d’aller au coin de la rue pour lui héler un taxi, avec une remarque amusée sous forme de question quant au fait qu’elle ne semblait pas être de Sikaakwa. De nouveau, il lui serra la main en la regardant dans les yeux et conclut avec un « à bientôt ».
Depuis l’intérieur du taxi qui démarrait, elle devinait la silhouette qui repartait, remontant son col et mettant ses mains dans ses poches en marchant d’un pas vif. Elle-même percevait le chauffage du véhicule monté au maximum pour compenser le froid qui s’y engouffrait à chaque halte pour monter ou descendre un client. Plus que ça, elle se rendit compte qu’elle se trouvait les joues brûlantes, le cœur qui battait joyeusement et une certaine difficulté à se concentrer.
Il faisait sombre en dehors des lampadaires et la neige tombait de nouveau, blancheur floue sur fond d’obscurité. Les flocons s’envolaient et dansaient devant les phares, évoquant une scène de film, à la fois artificielle et sauvage. Une musique entêtante et nocturne à la radio la plongeait dans une douce somnolence tandis qu’elle voyait défiler les devantures, les escaliers, les rares passants. En cet instant, tout lui semblait beau, des secondes suspendues hors du temps. Un rêve urbain, une ville sans limite, un voyage plein de promesse, de nostalgie et d’attente à la fois.
La perception est subjectivité.
- Iris
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RONDE
Toutes les lumières étaient éteintes, il n’y avait plus que les veilleuses des sorties de secours à former de pâles phares dans la nuit silencieuse pleine d’échos lointains. Le poste des gardiens n’était qu’un foyer terne que le radiateur peinait à rendre accueillant. Les larges vitres munies de systèmes de fenêtres coulissantes permettaient le jour d’accueillir les visiteurs, de discuter avec les infirmiers ou les médecins, mais à cette heure, elles faisaient juste tomber l’obscurité sur les tables des bureaux, les stylos, les dossiers entassés, les meubles métalliques à tiroir, les chaises à la ligne austère et fonctionnelle. L’un d’eux restait là à refaire du café en lisant un roman ouvert directement sous la lampe à col de métal conçu pour prendre à volonté toutes les formes et directions possibles. L’autre avait démarré non loin une réussite, mais c’était l’heure de la ronde et c’était son tour.
Sans se presser, surtout, il se leva.
...
Toutes les lumières étaient éteintes, il n’y avait plus que les veilleuses des sorties de secours à former de pâles phares dans la nuit silencieuse pleine d’échos lointains. Le poste des gardiens n’était qu’un foyer terne que le radiateur peinait à rendre accueillant. Les larges vitres munies de systèmes de fenêtres coulissantes permettaient le jour d’accueillir les visiteurs, de discuter avec les infirmiers ou les médecins, mais à cette heure, elles faisaient juste tomber l’obscurité sur les tables des bureaux, les stylos, les dossiers entassés, les meubles métalliques à tiroir, les chaises à la ligne austère et fonctionnelle. L’un d’eux restait là à refaire du café en lisant un roman ouvert directement sous la lampe à col de métal conçu pour prendre à volonté toutes les formes et directions possibles. L’autre avait démarré non loin une réussite, mais c’était l’heure de la ronde et c’était son tour.
Sans se presser, surtout, il se leva.
...
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Un profond soupir suivi d’un bâillement le retinrent encore quelques secondes de plus à son bureau avant qu’il ne se résolve à faire quelques pas, s’étirer, bâiller de nouveau, s’essuyer une larme qui avait point à un coin de son œil, enfiler sa veste, une écharpe, sa casquette. Une dernière halte avant d’ouvrir la porte, se rappelant que les couloirs de l’établissement n’étaient pas vraiment chauffés, il ferma son pardessus en remontant la fermeture éclair jusqu’en haut. Puis allumant sa lampe-torche, glissant un « à tout à l’heure » à son collègue qui opina, il partit pour une petite heure de ronde.
Le but de la surveillance était d’éviter qu’un pensionnaire de l’asile psychiatrique ne s’évade ou ne se fasse du mal. Il s’agissait aussi de s’assurer que personne ne prendrait la pharmacie de l’hôpital pour un libre-service. Des toxicomanes et des dealers à la petite semaine avait déjà essayé. Récemment, les tentatives d’intrusion avaient plutôt été le fait de journalistes. Il paraissait qu’un type du Morningstar s’était mis dans la tête d’interviewer « discrètement » les dingues récemment arrêtés dans cette affaire de série de coups de folie.
Il n’y avait plus qu’à faire le tour, conformément à la procédure. Le hall d’entrée, salle d’attente, puis la zone du réfectoire, les cuisines, les réserves. À ce moment il aurait bouclé une bonne partie du rez-de-chaussée, il faudrait prendre son jeu de clef pour ouvrir et refermer derrière pour visiter la pharmacie. Leurs chefs demandaient d’être particulièrement vigilant dans ce secteur, mais il n’y avait rien que des rangées d’armoires bien fermées et en sécurité, rien ne bougeait, il n’y avait même pas une souris. Les dernières avaient été chopées avec des pièges posés dans les locaux techniques du sous-sol. Direction cette partie du bâtiment. Là se trouvait la machinerie qui assurait le chauffage superficiel des grands volumes et un peu moins mal des chambres des patients. Il y avait toujours des ronflements et des trucs qui s’entrechoquaient et des sifflements. Cela aurait dû être rassurant, cette sorte de vie mécanique, mais même en allumant la lumière dans tout le sous-sol tandis qu’il vérifiait que tout était en ordre, il ne pouvait s’ôter de cette impression désagréable d’oppression. Autant dans les étages, c’était le vide qui le dérangeait, ici c’était le trop plein.
Quittant les sous-sols avec soulagement, rien comme d’habitude, il remonta. Rez-de-chaussée, traverser dans la pénombre. Le sol bien ciré renvoyait et faisait glisser et couler la lumière froide de sa lampe-torche. Direction le grand escalier avec les salles de consultation pour ceux qui ne venaient qu’en hôpital de jour, les bureaux de l’administration, des médecins et une salle de séjour pour les cas les plus légers, ceux qui n’avaient pas besoin d’une surveillance particulière. Il allait ensuite passer une passerelle pour arriver dans le premier dortoir, plusieurs chambres avec un ou deux lits, là encore des cas pas trop graves, pas trop dangereux, inadaptés ou asociaux, quelques anorexiques, des dépressions nerveuses plutôt civilisés, des toxicomanes en cure de désintoxication mais qui ne présentaient pas de vrai problème de comportement. Il allait falloir monter au second pour faire le tour du côté des cellules d’isolement temporaire, à mi-chemin entre les cas « légers » et les « durs » un cran au-dessus. Tout était calme, l’infirmier de garde à ce niveau dormait sur un lit de camp dans son bureau. Il se réveilla machinalement en devinant le veilleur de nuit qui passait, et se rendormit aussitôt.
Silence.
Toujours ce vide.
Certains étaient éveillés, à marmonner, compter ou autre, mais la plupart, ici, et à l’étage du dessus, dormaient. Ils étaient ailleurs. Ils étaient toujours ail-leurs. Encore plus à présent, le sommeil posait une chape de plomb qui tenait de la pierre tombale.
Le fouillis encombrant de tuyaux et machineries étranges et incompréhensibles dans le sous-sol, et ici, le néant.
S’il avait confié son déplaisir à un des médecins psychiatres, sans doute l’un d’eux, grand amateur des symboles et métaphores, aurait trouvé à expliquer ce ressenti avec éclat. Certainement aurait-il argué du fait que la folie qui poussait jusqu’à l’internement c’était un peu ça : des étages visibles plutôt vides, ne donnant pas de prise, de possibilité d’interaction avec ses semblables, et un sous-sol, un inconscient, un fond bien chargé et sous pression. De la manière dont le gardien de nuit réagissait, il exprimait sans le comprendre ce qu’il n’arrivait pas à amener à sa conscience : il avait peur de la folie. Oh, juste un peu peur, surtout en profondeur, en surface il donnait le change et s’ennuyait, se consolant en se disant que ce job n’était pas pire qu’un autre. Rationnellement il n’avait bien sûr pas peur des fous, c’était juste de pauvres hères détraqués. Émotionnellement en revanche, quelque part en lui, certains lui fichaient la pétoche, un en particulier.
Ce gars, là, derrière la vitre, assis mollement en tailleurs sur son matelas, la tête qui tombait plus ou moins sur sa poitrine, dormait-il ou pas ? Ce n’était même pas l’un des dingues qui avait braqué, menacé, frappé, sauté dans le vide ou n’importe quoi d’autre alors que peu avant il était tout ce qu’il y a de normal… pourtant à bien y penser, ça faisait plutôt peur aussi…
Non.
Lui, c’était un truc qui était pire.
Le but de la surveillance était d’éviter qu’un pensionnaire de l’asile psychiatrique ne s’évade ou ne se fasse du mal. Il s’agissait aussi de s’assurer que personne ne prendrait la pharmacie de l’hôpital pour un libre-service. Des toxicomanes et des dealers à la petite semaine avait déjà essayé. Récemment, les tentatives d’intrusion avaient plutôt été le fait de journalistes. Il paraissait qu’un type du Morningstar s’était mis dans la tête d’interviewer « discrètement » les dingues récemment arrêtés dans cette affaire de série de coups de folie.
Il n’y avait plus qu’à faire le tour, conformément à la procédure. Le hall d’entrée, salle d’attente, puis la zone du réfectoire, les cuisines, les réserves. À ce moment il aurait bouclé une bonne partie du rez-de-chaussée, il faudrait prendre son jeu de clef pour ouvrir et refermer derrière pour visiter la pharmacie. Leurs chefs demandaient d’être particulièrement vigilant dans ce secteur, mais il n’y avait rien que des rangées d’armoires bien fermées et en sécurité, rien ne bougeait, il n’y avait même pas une souris. Les dernières avaient été chopées avec des pièges posés dans les locaux techniques du sous-sol. Direction cette partie du bâtiment. Là se trouvait la machinerie qui assurait le chauffage superficiel des grands volumes et un peu moins mal des chambres des patients. Il y avait toujours des ronflements et des trucs qui s’entrechoquaient et des sifflements. Cela aurait dû être rassurant, cette sorte de vie mécanique, mais même en allumant la lumière dans tout le sous-sol tandis qu’il vérifiait que tout était en ordre, il ne pouvait s’ôter de cette impression désagréable d’oppression. Autant dans les étages, c’était le vide qui le dérangeait, ici c’était le trop plein.
Quittant les sous-sols avec soulagement, rien comme d’habitude, il remonta. Rez-de-chaussée, traverser dans la pénombre. Le sol bien ciré renvoyait et faisait glisser et couler la lumière froide de sa lampe-torche. Direction le grand escalier avec les salles de consultation pour ceux qui ne venaient qu’en hôpital de jour, les bureaux de l’administration, des médecins et une salle de séjour pour les cas les plus légers, ceux qui n’avaient pas besoin d’une surveillance particulière. Il allait ensuite passer une passerelle pour arriver dans le premier dortoir, plusieurs chambres avec un ou deux lits, là encore des cas pas trop graves, pas trop dangereux, inadaptés ou asociaux, quelques anorexiques, des dépressions nerveuses plutôt civilisés, des toxicomanes en cure de désintoxication mais qui ne présentaient pas de vrai problème de comportement. Il allait falloir monter au second pour faire le tour du côté des cellules d’isolement temporaire, à mi-chemin entre les cas « légers » et les « durs » un cran au-dessus. Tout était calme, l’infirmier de garde à ce niveau dormait sur un lit de camp dans son bureau. Il se réveilla machinalement en devinant le veilleur de nuit qui passait, et se rendormit aussitôt.
Silence.
Toujours ce vide.
Certains étaient éveillés, à marmonner, compter ou autre, mais la plupart, ici, et à l’étage du dessus, dormaient. Ils étaient ailleurs. Ils étaient toujours ail-leurs. Encore plus à présent, le sommeil posait une chape de plomb qui tenait de la pierre tombale.
Le fouillis encombrant de tuyaux et machineries étranges et incompréhensibles dans le sous-sol, et ici, le néant.
S’il avait confié son déplaisir à un des médecins psychiatres, sans doute l’un d’eux, grand amateur des symboles et métaphores, aurait trouvé à expliquer ce ressenti avec éclat. Certainement aurait-il argué du fait que la folie qui poussait jusqu’à l’internement c’était un peu ça : des étages visibles plutôt vides, ne donnant pas de prise, de possibilité d’interaction avec ses semblables, et un sous-sol, un inconscient, un fond bien chargé et sous pression. De la manière dont le gardien de nuit réagissait, il exprimait sans le comprendre ce qu’il n’arrivait pas à amener à sa conscience : il avait peur de la folie. Oh, juste un peu peur, surtout en profondeur, en surface il donnait le change et s’ennuyait, se consolant en se disant que ce job n’était pas pire qu’un autre. Rationnellement il n’avait bien sûr pas peur des fous, c’était juste de pauvres hères détraqués. Émotionnellement en revanche, quelque part en lui, certains lui fichaient la pétoche, un en particulier.
Ce gars, là, derrière la vitre, assis mollement en tailleurs sur son matelas, la tête qui tombait plus ou moins sur sa poitrine, dormait-il ou pas ? Ce n’était même pas l’un des dingues qui avait braqué, menacé, frappé, sauté dans le vide ou n’importe quoi d’autre alors que peu avant il était tout ce qu’il y a de normal… pourtant à bien y penser, ça faisait plutôt peur aussi…
Non.
Lui, c’était un truc qui était pire.