Refuge (quelques chapitres)

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Iris
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Refuge (quelques chapitres)

Message : # 105Message Iris
01 mars 2011, 20:03

Présentation :

Refuge a été écrit sur 2006 et 2007, il s'agit de mon second roman. En le commençant j'avais envie de légèreté, quelque chose d'assez amusant, joyeux, ensoleillé... Je me suis donc lancé dans une pure improvisation : lorsque j'ai commencé, je n'avais pas la moindre idée de la manière dont j'allais terminer ! En soi c'était un exercice très amusant mais également difficile, car il s'agissait de ne jamais me contredire, et de chercher en même temps que j'écrivais le sens et la vérité sur les mystères que je présentais !

Petites notes :
  • pour ce qui est du "Double Cadran", qui n'est véritablement exploré que tardivement dans l'histoire, il vient d'un rêve que j'avais eu.
  • le langage pittoresque de Violette vient de quelques recherches sommaires sur l'argot des voleurs, en picorant dans des données du XVIIe au XIXe siècle
Au travers de cette histoire il est possible de découvrir l'ambiance médiévale-fantastique de Passifloriane et des petites seigneuries et cités autonomes tout autour, non loin des Montagnes Bleues où se trouve l'école de Fochlucan qui sert de cadre de jeu à des PJs comme Emeldan de la Marche ou Primus Wismerin. En terme de compréhension de l'univers, il est possible de trouver des explications sur la magie (magie du Verbe, monde spectral) et quelques éléments sur la culture, la mode, l'histoire et les mœurs dans la région...


Voici les premiers chapitres, pour les curieux qui en veulent plus, il suffit de me demander, je peux l'envoyer par PDF.
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Refuge (roman)

Le silence du soir, 10 juillet 1231

L’air était encore lourd et un léger vent tiède agitait doucement les feuillages du parc de l’université. La lumière déclinait doucement dans cet étrange silence des soirs d’été. Quelques échos provenaient au loin des couloirs, presque tous les étudiants étaient rentrés chez eux pour la saison. En temps normal l’ensemble des bâtiments était agité en permanence de discussions, de pas, de groupes passant d’une salle de classe à une autre, courant pour les retardataires, ou traînant en rencontrant des amis… Il ne demeurait à présent qu’une partie de l’équipe enseignante, les membres du personnel qui logeaient sur place, quelques élèves qui souhaitaient profiter de la tranquillité de la bibliothèque pour terminer leur mémoire et une vingtaine qui suivaient des cours de rattrapage pour se présenter à la session de septembre.

Assis sur le rebord de la fenêtre de la chambre qu’on venait de lui attribuer, Arsin se laissait absorber dans cette quiétude. Le contraste était tellement criant par rapport à ce qu’il avait quitté il y a quelques jours qu’il avait du mal à appréhender cette réalité.

Méluard donna congé à Monsieur Peuplier, le concierge. C’était lui qui les avait accueillis à cette heure tardive. Le doyen de l’université en personne avait demandé que l’on donne une bonne chambre aux voyageurs et que l’on fasse au mieux pour les satisfaire. En prévision, Madame Peuplier avait préparé un plateau repas, mais à la mine des arrivants, elle osa à peine leur proposer de l’emporter dans leurs appartements.

Ce n’était pas seulement la fatigue d’avoir chevauché trois jours durant par temps chaud, les deux hommes ne tenaient visiblement pas à s’étendre sur quelque sujet que ce fut. Ils venaient du Rangar voisin, cela se voyait à leurs vêtements, des tuniques longues portées sur pantalons pour les cavaliers, tandis que dans toutes les régions dépendants de la cité de Passifloriane on préférait la nouvelle mode des chausses longues qui soulignaient la ligne des jambes des hommes et des quelques femmes assez excentriques pour adopter ce costume. Il y avait ce Sieur Méluard, un homme blond, d’assez haute stature et portant une épée de chevalier dont il avait l’air de bien savoir se servir. Mais le plus inquiétant des deux était celui qui disait se nommer Arsin, juste Arsin. Moins impressionnant au premier abord, il y avait quelque chose d’étrange dans son regard brun et ses cheveux sombres qui étaient portés assez longs, même pour la mode de Rangar. Autant on parvenait à prononcer quelques civilités avec le premier, autant le second décourageait du regard la moindre pensée de tentative. Pourtant il semblait bien que ce serait lui qui resterait ici pour une durée indéterminée, en tant qu’élève comme les autres.

Absurde, personne ne croirait une chose pareille. Ce n’était pas tant qu’il était trop âgé, il en venait bien plus tard pour étudier une matière ou une autre, mais personne ne prenait son installation ici, dans une des plus prestigieuses universités franches, comme un fardeau, un devoir…

Si les deux hommes étaient arrivés de jour ou à une autre période de l’année, la nouvelle aurait fait immédiatement sensation et le tour des locaux, depuis la faculté de droit, jusqu’à celle de lettres, en passant par l’histoire, la médecine, l’ésotérisme, les sciences de la nature… Malheureusement pour elle, Madame Peuplier devrait se contenter pour un moment de son mari pour discuter et commenter l’attitude des deux hommes.

Arsin et Méluard demeurèrent un long moment sans parler. Étrange comme les heures du crépuscule paraissaient immobiles alors qu’elles étaient les plus courtes du jour avec celles de l’aube. Rien n’a de sens quand l’esprit était accablé de fatigue.

« Notre arrivée n’a été aussi discrète qu’elle aurait pu l’être dans l’absolu… commença Méluard
- Ce n’est pas grave, je comprends bien que les circonstances ne permettaient pas mieux.
- Le doyen ne connaît pas l’objet exact de notre présence mais il l’a apparemment accepté sans peine. J’avoue que cela m’a un peu étonné. Qui sait ce qu’il imagine…
- Pour ce qui me concerne, il n’a rien avoir avec mon affaire. Du moment qu’il ne me complique pas les choses, cela me suffit.
- J’aurais aimé que ce détachement ne soit pas le fruit de…
- Aucune importance. Ce qui est fait est fait, nous n’avons aucun moyen de revenir dessus.
- Les premiers temps ici devraient être assez tranquilles et agréables, profites –en pour t’habituer aux rythmes de vie, au fonctionnement de l’institution…
- Ne t’inquiète pas, je saurais être discret. J’ai beaucoup appris depuis que nous nous sommes rencontrés pour la première fois.
- J’espère que ce ne sera pas trop dur, je vais devoir partir, je ne pourrais pas revenir avant un moment. Si jamais quelque chose n’allait pas pour une raison ou une autre, tu sais comment me contacter, surtout n’hésite pas ! Je serais probablement à Passifloriane pendant quelques semaines. De là, il ne me faudrait pas plus de deux jours pour venir, moins si la situation est vraiment urgente.
- Il n’y a aucun souci à se faire. Tout ira bien. »

Dehors la nuit était tombée. Les quelques lanternes signalant les chemins principaux paraissaient tenter de répondre au clair ciel étoilé. L’université franche Sainte Myriam avait été bâtie à l’écart des villes, aux pieds des Montagnes Bleues, un vaste massif en grande partie non cartographié car remontant bien trop au nord, dans des régions inhospitalière de par leur climat et les populations qu’on qualifiait volontiers de « barbare » à Passifloriane, mais dont on achetait en grande quantité les fourrures de toutes sortes et des pierres précieuses.

La liberté totale au niveau de l’enseignement et la possibilité de se financer par les revenus de terres, à la manière d’un seigneur féodal, avaient été durement gagnées durant les deux derniers siècles. Aujourd’hui plus personne ne remettait en cause l’institution qui était très respectée, autant que les plus grands ordres religieux de la capitale Passifloriane, ou que la légitimité des familles nobles. Les enseignants se mêlaient peu ou pas de politique à l’extérieur de leur monde clos, mais le fait de former ceux qui étaient promis à devenir les élites donnait un pouvoir certain en plus d’une forme d’arrogance condescendante assez largement répandue.

Plusieurs universités franches avaient été fondées, plus ou moins grandes, disposant de plus ou moins de financements de mécènes… Celle de Sainte Myriam était une des plus puissantes, en concurrence directe avec celle de l’Archer. Sa renommée venait de ses recherches particulièrement dynamiques en matière de magie, que cela soit pour innover au niveau des explosifs alchimiques ou bien des recherches archéologiques antiques, en quête d’une meilleure compréhension du vieil empire du dragon, au passé glorieux de royauté centralisée qui ne cessait d’être politiquement instrumentalisé dans un pays éclaté en une multitude de cités autonomes et plus ou moins vassales de Passifloriane.

Dans ce contexte, la fidélité des chercheurs n’allait pas nécessairement à la capitale, et des travaux étaient ouvertement financés par certaines familles ou par des pays voisins : Rangar au sud-est, Silvenige au sud-ouest, et même Samar à l’ouest.

Malgré ce qui pouvait apparaître comme des enjeux importants, l’université tenait à son éthique qui faisait des chercheurs, quel que fusse leur financement, des êtres à part qui se devaient de manifester leur art et leur savoir bien au-dessus des considérations autrement bassement matérielles. Il y avait donc quelques divergences politiques, mais globalement, l’entente se maintenait bien.
La nuit était avancée ; dehors les grillons chantaient, mais Arsin allongé sur son lit ne trouvait pas le sommeil. Méluard était parti dans sa chambre. Pour lui il n’y avait pas à s’inquiéter, ce n’était pas parce qu’une fois les choses avaient vraiment mal tourné que cela devait arriver systématiquement avait-il dit.

Pourtant comment ne pas douter des paroles et des apparences en toutes circonstances une fois qu’on avait découvert la malveillance délirante dont certains étaient capables ?
Le sommeil se refusait, et lui ne voulait plus de ses souvenirs.

Mourir, dormir… rêver peut être ?

Le poète connaissait-il la peur de l’exilé, de l’homme seul face à une difficulté dont il ne voyait plus comment la surmonter ? Cela ne servait à rien de penser, il était de toute façon trop épuisé pour avoir l’esprit clair.

Le jeune homme s’efforça de se concentrer sur le calme du soir et se laisser absorber par la nuit, peu importait le reste.

Seul le repos.
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Iris
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Chap. 2

Message : # 106Message Iris
01 mars 2011, 20:06

Ceux qui ne sont pas chez eux, 11 juillet 1231

Les fenêtres étaient restées ouvertes toute la nuit durant pour bénéficier de la fraîcheur de la nuit. La lumière encore douce inondait la pièce tirant la jeune femme de son sommeil. Au dehors les oiseaux jouaient un concert au son clair. Ils se tairaient bientôt, laissant les heures chaudes pratiquement silencieuses.

Un moment elle resta allongée sur le dos à regarder les murs au travers de la fine toile de lin du baldaquin estival. Sa chambre était une des plus confortables, de celles des étudiants dont les parents étaient prêts à financer le confort en sus des études.

Durant l’année scolaire des élèves étaient chargés de sonner une cloche en passant dans les couloirs des dortoirs et des chambres pour réveiller tout le monde. Le peu de personnes qui demeuraient ne justifiaient pas cette organisation.

Il était temps de se lever. Violette s’étira et alla à la fenêtre pour admirer le parc, un vaste jardin planté de diverses essences d’arbres dont la plupart avaient été mis en terre lors de la fondation de l’université. A Passifloriane et dans les environs immédiats, il n’y avait rien de comparable à ce bois majestueux.

Jusqu’à cette année, elle n’avait connu que la ville, ses pavés, ses ruelles étroites, l’île de la cité, le palais sur la colline, et partout les pierres noires qui avaient servi pour la construction et qui contrastaient avec les rouges, les ors et les ocres du crépi peint des hautes maisons à colombage.

Est-ce que la ville lui manquait ? Chaque été l’air y devenait étouffant, les eaux usées dégageaient une puanteur qui chassaient tous ceux qui disposaient de résidences à la campagne. Son père aurait bien pu en avoir une, mais lui aussi était un homme de la ville, profondément, totalement… Revoir sa belle-mère et son jeune demi-frère ne lui faisait pas non plus envie. Alors, par défaut, elle avait décidé de rester à l’université quand tout le monde partait.

Quelle heure pouvait-il être ? Les appels du petit déjeuner n’avaient plus lieu, mais les repas continuaient d’être servis à des heures fixes. Les horloges étaient des mécaniques trop précieuses pour qu’il y en eût partout, Violette en était réduite aux estimations.

Pestant contre le manque de domestiques qui auraient pu lui apporter l’eau tiède pour sa toilette, elle enfila une robe de chambre pour descendre les quatre étages qui la séparaient de la grande salle d’eau des femmes, au rez-de-chaussée.

Les escaliers et les couloirs restaient silencieux. Dans cette aile du bâtiment il n’y avait plus personne. Lucas et Eginard logeaient sur la façade ouest, non loin des dortoirs des élèves boursiers. L’université acceptait d’enseigner à des étudiants de revenus extrêmement modestes, pour peu qu’ils fussent assez talentueux pour réussir l’examen d’entrée, et suffisamment humbles pour se contenter de vivre dans des sortes de grands couloirs bordés de lits, totalement dépourvus d’intimité et de confort.

Pieds nus sur la pierre froide, sautant prestement les dernières marches sans crainte de se blesser, Violette s’assura un instant qu’il n’y avait vraiment personne dans le grand couloir qui permettait de faire le tour du bâtiment avant de s’avancer. Non qu’elle eût quoi que ce soit à craindre, mais c’était une forme de réflexe, de toujours tendre l’oreille, de vérifier si la voie était libre, et si ce n’était pas le cas, d’estimer la « menace » que pouvaient représenter les personnes présentes.

Quelle idée aberrante de placer la grande salle d’eau des femmes avec uniquement des portes sur un grand couloir passant. L’architecte manquait de tact. En cours d’année, Violette avait pu s’épargner l’embarras de descendre ici en tenue légère grâce au service domestique qu’elle payait en plus du surcoût pour avoir une chambre individuelle luxueuse.

Machinalement, elle pénétra dans une vaste pièce rectangulaire dont la lumière provenait des yeux de bœuf aménagés en hauteur et qui recevaient la clarté du jour provenant déjà filtrée par les grandes fenêtres du couloir. Un complexe de salles d’eau occupait plusieurs vastes pièces : lavabos et latrines, salle des fontaines, vestiaires et sauna. Ce dernier ne servait qu’en hiver et était alors largement utilisé pour pallier le défaut de chauffage de toutes les autres pièces.

Elle procéda à son habitude, rageant intérieurement de ce que l’institution n’eût installé de seules latrines qu’au rez-de-chaussée alors que la plupart des chambres étaient dans les étages. Il paraissait que dans le quartier des enseignants, les appartements disposaient de toilettes privées, ce qui n’était pas proposé même aux étudiants les plus fortunés.

Des merveilles avaient en revanche été prévues pour tout ce qui touchait aux canalisations de la salle dite des fontaines, tout un ensemble de douches pouvait être utilisées simplement en tournant une manivelle qui faisait sortir l’eau à cet endroit. En été malheureusement, toute douche était froide, l’université ne prenant la peine de chauffer l’eau qu’en hiver évidemment. Une plaisanterie courait à ce propos, prétendant que cette idée stupide de ne chauffer qu’en hiver se voulait une motivation supplémentaire pour les étudiants recalés aux examens d’ésotérisme et préparant la session de rattrapage, faire en sorte qu’ils apprissent enfin les sorts élémentaires permettant de faire de l’eau tiède.

Frissonnant, elle se dirigea vers le vestiaire pour reprendre sa robe de chambre, songeant qu’il faudrait encore remonter pour s’habiller avant de descendre à nouveau au rez-de-chaussée pour prendre son petit déjeuner. Chaque jour elle se faisait les mêmes observations, chaque jour elle était bien obligée d’effectuer ces allers- retours fastidieux.

Le gond de la porte menant au couloir grinça doucement. Probablement Sarah, une jeune fille un peu forte et à l’esprit guère plus vif que ses gestes, la seule à utiliser encore cette salle d’eau. Les deux autres, également en rattrapage estival, préféraient fréquenter les douches de l’ouest plutôt que celle du sud. Les deux jeunes femmes n’avaient en fait pas grand-chose à se dire, quelques banalités pour rendre le quotidien relativement civilisé. La solitude n’avait même pas poussé l’une ou l’autre à tenter un rapprochement, sans doute que les deux sentaient qu’il ne pourrait être que très artificiel. Relativement court sans doute aussi, car Sarah, comme la majorité des élèves en cours de rattrapage, n’allait pas tarder à partir en vacances pour un mois. Les cours se terminaient normalement autours du 15 juin et reprenaient le 15 septembre, les soutiens étaient proposés jusqu’au 15 juillet et à partir du 15 août. Selon l’année et les travaux des champs auxquels étaient occupés la majorité des familles, nobles, fermiers ou paysans, les élèves partaient ou revenaient plus ou moins tard.

Violette se leva pour repartir, un peu étonnée que Sarah ne soit pas encore venue la saluer. Peut être ne l’avait-elle pas entendue ?

« Bonjour Sar… ? »

Un bref cri de surprise qui fit tout autant sursauter l’intrus qui recula brutalement de quelques pas. Il ne dit rien, se contentant de chercher rapidement du regard ce qui avait pu être la cause de cet émoi, et dut se rendre à l’évidence, que c’était de sa présence qu’il s’agissait. Bredouillant une vague excuse incompréhensible, il disparut aussitôt, laissant Violette quelque peu abasourdie. Il lui fallut quelques secondes pour se rendre compte qu’elle avait les mains crispées sur sa poitrine, par réflexe, cherchant à dissimuler ce que tout homme sait se trouver là. C’était stupide, elle le savait. Et en prime, elle détestait les mijaurées qui jouaient les prudes, criaient, pleuraient, s’évanouissaient à la première occasion. Nom de nom ! Elle n’avait pas été élevée comme ça ! C’était à l’autre d’avoir peur !
Qui était-ce au juste ? Un inconnu ? En cette saison ? Un étranger peut être ? Ce serait une explication à sa méprise ? Ses vêtements étaient plutôt de Rangar, ou peut-être du sud de Passifloriane ? A moins que ce ne fût un traditionaliste qui refusait la nouvelle mode ? Plutôt séduisant pour le peu qu’elle en avait vu.

Les nouveautés étaient tellement rares que les questions ne cessaient de se répéter, encore et encore, formulées différemment, appelant constamment une remémoration de la dizaine de secondes inattendues.

Sans y penser, sans s’en rendre compte, elle retourna à ses appartements, remonta les escaliers, alla dans sa chambre, reprit sa routine quotidienne. Elle enfila une robe légère en lin, de celles qui en hiver servent généralement de chemise intermédiaire entre sous-vêtements et surcot. Des lacets sur côtés permettaient d’ajuster l’ampleur à la poitrine et dans le dos, de même que des brassards brodés et lacés également évitaient de laisser pendre le tissu sur les bras et les mains en des manches informes et démesurées.

Assise à sa coiffeuse, Violette fixait son chignon de rubans blancs en contraste avec sa chevelure d’un châtain tirant sur le roux. Ses yeux mauve vif qui lui avaient valu son nom restèrent un moment inexpressif tandis que la jeune femme cherchait à se rappeler quelque chose qui chez l’inconnu lui avait laissé une impression d’étrangeté. Curieusement, il lui rappelait un ancien contrebandier qui avait dû accepter un travail supplémentaire alors qu’il comptait se ranger… En fait l’expression n’était pas tout à fait la même, l’homme tenait également un peu d’un jeune prêtre qui s’était fait arnaquer par un des plus vieux tours qui existent : séduit par une jeune femme qui lui avait joué la comédie de la demoiselle victime en grave détresse et ne pouvait faire appel qu’à lui, le pigeon s’était finalement retrouvé accusé de l’ensemble de la combine, un vol de bijoux dont les pièces avaient été retaillées et revendues. Cela dit, le lascar qui s’était perdu ce matin n’était pas une bige, c’était évident. D’ailleurs, tant qu’à se demander à qui il lui faisait penser, il y avait aussi cet agent de la Guilde des Assassins Honorables de Passifloriane, un « honorable fonctionnaire » justement au service du gouvernement… Le genre de lascar qu’il ne faut pas avoir comme ennemi, même si théoriquement il ne tue que sur décision de justice.

Tout cela n’avait aucun sens ! Au fond, elle se demandait si elle ne s’ennuyait pas au point de parasiter son sens critique par une tendance romanesque mal à propos. En ville elle n’avait jamais eu le temps d’imaginer toutes ces idioties.

Violette partit de sa chambre en coup de vent, agacée de son idée fixe de ce matin. Elle n’en oublia pas moins de fermer à clef. Presque personne ne verrouillait, d’ailleurs, il n’y avait pas grand-chose à dérober chez elle, quelques effets personnels de bonne qualité tout au plus, mais contrairement à la plupart des autres étudiants qui avaient encore une confiance spontanée en une sécurité apportée par l’institution, Violette restait méfiante, elle mettait même un point d’honneur à ne pas se laisser surprendre. Cette pensée lui rappela aussitôt qu’elle n’en avait pas moins sursauté ce matin…

La clef glissa dans une petite bourse fourre-tout accrochée à une élégante ceinture tandis que la jeune citadine marchait d’un pas vif en direction des escaliers, et de là se dirigeait vers le réfectoire au rez-de-chaussée. Chaque jour, il y en avait pour plusieurs minutes de marche pour joindre un point ou l’autre de l’établissement. Le village, la poste et l’entrée principale de l’université étaient à l’est, à une demi-heure de marche d’une bonne foulée à travers le parc et la campagne. C’étaient les seuls contacts avec le monde extérieur.

Pour le reste, tout fonctionnait en vase clos : latrines et salles d’eau au rez-de-chaussée, ainsi que les réserves, la cuisine, le réfectoire. Ces lieux stratégiques étaient disposés régulièrement tout autours d’un cloître avec un petit jardin ombragé et paisible où venaient les étudiants pour discuter entre deux cours, ou prenant ce chemin comme raccourci en diagonale. Autours de cette unité centrale, le bâtiment s’élevait en un grand nombre de salles de cours plus ou moins grande, les amphithéâtres étant essentiellement dans la partie nord et est.

Dans les étages de la partie sud se trouvaient les appartements des élèves privilégiés, dont Violette faisait parti, et qui bénéficiaient d’une belle lumière ainsi que d’une vue imprenable sur le parc. Encore un peu plus loin au sud, se devinant à travers le feuillage, la tour d’entraînement aux sorts. Elle avait été bâtie séparément du corps principal du bâtiment pour qu’en cas d’incendie accidentel la bibliothèque ne fût pas menacée.

La partie ouest était celle des dortoirs et des chambres modestes, sans grand intérêt, de fait la jeune femme n’y mettait pratiquement jamais les pieds. De là on pouvait accéder à une aile supplémentaire de bâtiments d’enseignement qui avait été construits un peu après la partie principale de l’établissement. Et toujours, à l’ouest rien d’intéressant : faculté de droit et de médecine, autant dire des matières qui ne faisaient en aucune façon parti du choix de Violette pour ses cours.

Au nord enfin avait été bâti une aile partant de la partie est où se trouvait entre autres choses la bibliothèque. Les enseignants disposaient ainsi d’appartement avec une vue pour certains, sur la chaîne des Montagnes Bleues. Les chambres des invités de marque s’y trouvaient également.

C’était peut être là l’explication ! L’inconnu était en fait un enseignant ou un assistant ou un jeune noble en visite pour s’inscrire ou alors venu spécialement pour le colloque qui n’allait pas tarder à démarrer ! Mais si c’était le cas, pourquoi chercher une salle d’eau dans la partie sud du bâtiment alors qu’il disposait de toutes les commodités dans l’aile nord, chez les profs ? Ça ne tenait pas trop bien debout…

Eginard aurait peut être une idée ? Il était justement à table. Violette rejoignit son camarade juste après avoir chargé son plateau au buffet, bien moins fourni qu’en hiver en quantité, mais heureusement la variété compensait. En été, Madame Peuplier l’épouse du concierge, faisait souvent bénéficier le peu de résidents de son potager et de son verger. Bien sûr les terres en question appartenaient théoriquement à l’université, mais aucun membre de l’administration n’avait jamais découragé l’entretien de ces parcelles de manière un peu personnelle. Tout le monde à ce sujet se contentait fort bien d’un accord tacite et informel de partage en cas de bonne récolte.

Pain à mie moelleuse, fromage des pâturages montagneux voisins, fromage blanc et salade de fruit venant des fermes proches et des vergers de l’université et puis encore une, non deux fines tranches presque transparentes de viande fumée et séchée, un peu de beurre, de confiture aussi, quoi d’autre encore ? Une tasse de tisane du matin, spécialité de la cuisinière qui en préparait de différentes pour chaque repas et chaque saison. Apparemment elle avait suivi dans sa jeunesse des cours de botanique et d’herboristerie, à présent elle en faisait profiter tout le monde. Violette appréciait l’initiative, pourtant à chaque fois avant de boire, elle ne pouvait s’empêcher de songer une fraction de seconde que les meilleurs herboristes de sa connaissance étaient tous d’excellents empoisonneurs et que si l’envie folle lui en prenait, Madame Margot, toute adorable cuisinière d’âge mûr qu’elle fût, pourrait exterminer des centaines de personnes en une fois !

A côté du plateau ascétique d’Eginard, ce qu’elle avait prévu d’engloutir au petit déjeuner offrait un contraste saisissant. Son camarade et elle avaient tout bonnement des manières radicalement différentes de considérer la nutrition et la diététique. Le jeune homme défendait la théorie selon laquelle un jus de fruit et une vague tranche de pain grillé étaient amplement suffisants pour commencer la journée. Après quoi il se rattrapait largement en grignotage de sucreries en tout genre. Il était également de ceux qui sortaient une fois par semaine pour se rendre au village, profiter d’un colis familial ou bien pour dépenser son argent de poche à l’épicerie locale qui importait du chocolat en grande quantité, trouvant avec les étudiants stressés un filon valant de l’or. Immanquablement le résultat de cette activité gustative, même relativement circonscrite, se répercutait sur les poignées d’amour du jeune homme. Il ne le prenait pas mal pour autant. Selon une de ses expressions favorites, il n’avait certes pas de tablettes de chocolat, mais de la mousse au chocolat à la place, et c’était bien meilleur… S’ensuivaient généralement quelques remarques grivoises.

Son expression pétillante en disait long : il avait appris quelque chose. Il adorait les secrets, les nouveautés, surtout si elles étaient au dépend de quelqu’un. Eginard était un jeune homme gentil au fond, mais il pouvait facilement devenir invivable par des remarques sarcastiques incessantes. Pour lui c’était un jeu, mais pour nombre de personnes c’était une plaie. Le résultat évident était qu’il n’avait que peu de relations amicales et ne traitaient même pas celles-ci spécialement bien.

Enfin, après plusieurs sollicitations et encouragements :

« Cette nuit, enfin, hier soir, deux cavaliers sont arrivés. Un nouvel élève, du moins c’est la version officielle. L’autre, c’est peut être son garde du corps, je ne sais pas.
- J’ai pu en entendre parler, tu en sais un peu plus ? Lequel est élève, lequel est homme d’arme ? Ils vont rester tous les deux ?
- Alors là, aucune idée. Je sais seulement qu’ils ont fichu la trouille à la Peuplier. La pauvre, elle voulait leur préparer à manger pour leur arrivée, ils tiraient une tronche pas possible ! »

Violette eut un léger sourire pour acquiescer et encourager son vis-à-vis à continuer. En même temps elle songeait qu’Eginard s’était rapidement mis à l’argot. C’était largement de sa faute, il lui arrivait de prendre un malin plaisir à décontenancer les gens par ce moyen, outre qu’il pouvait être possible de dire une chose en ayant la quasi- certitude de ne pas être compris. Toutefois cet apprentissage accéléré la laissait perplexe, se demandant si Eginard n’était pas un peu trop influençable en fait, et malgré un orgueil souvent mal placé. S’il n’y prenait pas garde cette double tendance pourrait lui jouer de très mauvais tours.

L’inconnu, un nouvel élève ? Voilà qui ne manquait pas d’être étrange.

Aucun des deux n’avait d’emploi du temps pour cet été. Ils avaient décidé de rester, pourtant ils n’étaient ni en rattrapage, ni en pleine rédaction de mémoire. En fait, chacun avait ses raisons pour ne pas rentrer à la maison et tous les deux avaient sorti à leur famille quelque explication fumeuse à ce propos.

Le parc le matin était encore très agréable et ils s’installèrent dans un de leur coin préféré pour discuter, le muret surplombant un petit escalier menant à la tour d’entraînement.

« Alors comme ça tu as déjà rencontré le nouveau ? Et dans la salle de bain ? C’est toi qui lui as demandé de venir ou c’est lui qui est du genre voyeur ?
- Cherche pas, je crois bien qu’il avait dû se paumer, et ça veut dire logiquement qu’il loge dans la partie sud.
- Pas très loin de ta chambre ! C’est parfait pour meubler tes chaudes soirées d’été ! Toi qui te plaignais de ne pas trouver de mec, ben là, t’es servie.
- Ouais…
- Ben quoi ? Y’a presque personne, et dans pas longtemps, les derniers en rattrapage partiront, ce sera super, vous pourrez faire pleins de cochonneries dans vos chambre, ou dans la salle des fontaines des filles, ou dans les latrines… Ah non, là, je veux pas savoir ce que vous y faites !!
- T’es lourd quand tu t’y mets !
- C’est exactement ce que j’allais dire. »

Cette voix ? Violette avait entendu les pas dans les feuillages sans trop y prêter attention, mais là, c’était la deuxième fois qu’elle était vraiment surprise dans la même journée :

« Lucas ? Toi ? Ici ? commença Violette avec emphase. Je croyais que t’étais rentré chez ton frère ?
- Pour un moment seulement, répondit l’intéressé. J’avais bien envie de faire quelques recherches pendant que la bibliothèque n’est pas pleine à craquer.
- Tu prépares déjà ton mémoire ? demanda Eginard blasé devant le spectacle irritant du premier de la classe qui portait même des lunettes, et en prime était le dernier rejeton d’une vieille famille noble, quand lui, de son vrai nom Pierrot, venait de générations de paysans, qui avaient plutôt bien réussi, certes, mais qui n’en demeuraient pas moins des bouseux dépourvus de culture.
- Mon mémoire ? Oui, si on veut. On ne s’y prend jamais assez tôt… Mais bon, vous avez tout le temps devant vous.
- Hein ? fit Eginard qui ne comprenait pas la pique
- Eh bien oui, puisque vous êtes en rattrapage et que vous ne révisez pas, vous êtes bien partis pour être recalés, et donc avoir une année supplémentaire pour réfléchir et méditer à votre sujet, expliqua Lucas.
- Ah, mais très cher ami persifleur, se moqua Violette, nous ne sommes pas en rattrapage !
- Comment ça ? Vous voulez me faire croire qu’après toutes les heures passées au fond de la classe ou de l’amphithéâtre, à discuter au lieu de prendre des notes vous auriez réussi vos examens, et donc que là, vous ne restez que parce que vous adorez Sainte Myriam, sa cuisine, son architecture, son cadre bucolique ?
- Non seulement j’ai validé, proclama Eginard, mais en plus j’ai eu une mention assez bien grâce au Professeur Vangrance !
- Sérieusement ? s’étonna Lucas
- Très cher Lucas, commença Violette, il se trouve que notre camarade Eginard ici présent a réussi contre toute attente à se faire admettre dans les cours spécialisés de Vangrance. Ce qui lui a donc permis d’accumuler les notes du cours du tronc commun sur l’histoire de la sorcellerie, et d’y ajouter celles sur la magie de contrôle, domination et convocation. Il semble même que l’honorable Vangrance pourrait être le directeur de mémoire de notre ami ici présent. C’est que ces lascars s’entendent comme larrons en foire… N’est-ce pas, ô Eginard qui a réussi à entrer dans un des séminaires les plus fermés qui soit ?
- Mais si, mais si ! se réjouit le jeune homme. Il se trouve que moi, contrairement à certaines personnes de ma connaissance, j’ai réussi l’examen d’entrée pour cette matière si particulière…
- Si tu plastronnes pour te moquer de moi, remarqua Lucas, je te signale au passage que Violette non plus n’est pas dans ce cours, puisqu’elle est avec moi en altération.
- Seulement moi, j’ai choisi d’y être ! Je trouve ça tout simplement dégueulasse ce qu’ils apprennent en contrôle.
- Pourquoi dégueulasse ? se défendit Eginard. Non, pas du tout. Ce qui est important, c’est de maîtriser la forme la plus complexe de magie, parce qu’elle contient toutes les autres : altération, destruction, guérison. Après ce que tu n’aimes pas, ce sont les applications en manipulation, influence… Mais c’est vraiment formidable, tout ce qui est possible ! Avec ce genre de magie, on peut combiner les écoles les plus appropriées, et comme ça on cumule les effets de surpuissance… Eh là, on peut faire ce qu’on veut ! On a le vrai pouvoir !
- Le vrai pouvoir ? »

Lucas avait énoncé ces trois mots en détachant chaque syllabe lentement. Violette n’avait rien dit, mais elle n’en pensait pas moins. Elle avait déjà passé des heures à discuter avec Eginard à ce propos, sur l’application de cette magie de domination. La jeune femme en avait retenu qu’il était important pour se défendre contre ces apprentis tyrans, de toujours bien garder à l’esprit ses objectifs, ce que l’on veut soi-même pour ne pas voir son esprit absorbé par celui d’un autre. Les autres bribes qu’elle avait entendues sur cet enseignement étaient à faire froid dans le dos. Il y avait des applications en nécromancie, démonologie et sorcellerie, perversions de toutes sortes. C’était à se demander pourquoi une telle matière continuait d’être enseignée.

Bien sûr, il y avait un examen très strict à l’entrée, comportant essentiellement des épreuves psychologique d’évaluation visant à écrémer, éliminer tous ceux dont un profil fragile ou pervers pourraient amener à faire un usage criminel de cet enseignement… Pourtant, à chaque fois qu’elle y pensait, Violette ne pouvait s’empêcher de se demander : si Eginard, avec apparemment énormément de comptes personnels à régler, d’humiliations à venger, avait été accepté, et pas Lucas, qui paraissait de loin le plus raisonnable et modéré d’eux trois, alors comment se faisait vraiment la sélection des candidats ?

« Dis-moi, puisque tu as été admis dans la matière, reprit Lucas, tu pourrais nous dire à quoi correspondent les dernières épreuves ? Personnellement, j’ai été recalé au dépôt de dossier. Je ne vois toujours pas pourquoi d’ailleurs, j’avais argumenté que me destinant à la politique ou à l’administration, je souhaitais être en mesure de faire face à des tentatives de manipulations et corruption, l’Inquisition ne peut pas voir tout ce qui se fait !

- L’Inquisition, hein ? articula Eginard avec dégoût… Pour les dernières épreuves, le Professeur Vangrance nous a fait jurer le silence. D’après lui, si des informations filtrent, certains s’en serviront pour réussir l’examen alors qu’ils auraient dû le rater, donc désolé pour toi. De toutes façons, avec un dossier pareil, tu n’avais aucune chance, il ne prend que ceux qui sont vraiment motivés par la matière en tant que telle, il ne veut pas perdre son temps avec des laquais de… Aucune importance.

- Au contraire ! s’exclama Lucas. C’est important ! Tu veux dire que le professeur Vangrance cherche délibérément à dissimuler son enseignement et ses activités à l’Inquisition ? »

Mal à l’aise par le tour que prenait la conversation, Violette resta silencieuse. Eginard avait des opinions politiques plus que douteuses, mais elle était passée dessus sans y prêter attention, pensant que ce n’était guère qu’une lubie passagère… Il était en outre une des rares personnes avec qui elle pouvait discuter librement, critiquer l’institution ou bien des convenances absurdes, sur ce terrains ils s’entendaient bien, venant tous deux de milieux populaires qui avaient du mal avec l’ordre établi. Jusqu’ici elle avait délibérément évité de discuter de Vangrance, se doutant globalement de ce qu’elle entendrait comme éloges d’un homme qui bien qu’étant toujours remarquablement courtois et bienveillant avec elle, ne lui laissait pas moins une sensation de malaise, un peu moins fort que Phenal, mais tout de même… Elle chassa aussitôt ce souvenir de son esprit pour se concentrer de nouveau sur la discussion qui continuait, Lucas protestant avec indignation contre la réponse fumeuse d’Eginard :

« Tu ne peux pas dire une chose pareille, enfin ! L’Inquisition est là pour s’assurer de l’usage éthique et légal de la magie, sans elle les mages n’en feraient qu’à leur tête, certains devenant fous ou possédés ! Qui sait si on ne vivrait pas sous une magocratie tyrannique à l’heure actuelle !

- Et le nombre de procès injustifiés pour sorcellerie, tu l’as oublié ? cria presque Eginard. Ces crétins de religieux moralisateurs me donnent envie de vomir ! Mais de toutes façons, ils sont de mèche avec la vieille noblesse, alors Monsieur le dernier fils du Comte de Rivalon se sent forcément bien avec des gens pareils ! … »

Cette fois, Violette en avait assez. Cela faisait un moment que ça tournait à l’aigre, maintenant cela allait devenir franchement insupportable. Un mouvement à une quinzaine de mètres sur sa droite, en bas de l’escalier… Quelqu’un s’approchait de la tour d’entraînement. Qui cela pouvait-il être ? Peut être son inconnu de ce matin qui continuait de visiter ?

Prestement, elle glissa le long du mur les trois mètres qui la séparaient du bas de l’escalier, se réceptionnant avec une facilité déconcertante et une souplesse de chat. Un instant les deux jeunes hommes qui semblaient prêts à en venir aux mains cessèrent leurs invectives pour se précipiter lui demander si elle n’était pas blessée. Mais non, tout allait bien. Elle fila sans plus d’explications. La dispute était aussitôt tombée, le sujet de conversation changeant pour les habitudes et attitudes des plus étranges de la jeune femme.
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Chap. 3

Message : # 107Message Iris
01 mars 2011, 20:11

Bestiole

Les deux hommes marchaient en discutant à voix basse, et malgré son pas léger et son oreille tendue, Violette ne parvenait à discerner que quelques mots. Le ton était mesuré, cela ressemblait à un échange informatif, pour l’essentiel c’était le blond à l’épée qui parlait, l’autre était bien son intrus de ce matin, apparemment arrivé de corps, mais pas d’esprit. Ils empruntaient le sentier qui menait au bas de la tour d’entraînement.

Que pouvaient-ils bien se dire ? La jeune femme aurait vraiment voulu le savoir, pour une fois qu’il se passait quelque chose de neuf ici ! Malheureusement aucun des trucs de sa connaissances ne lui permettait d’entendre de loin, aussi devait-elle tenter de s’approcher un peu plus sans se faire remarquer, ce qui était vraiment hasardeux, le sol jonché de feuilles sèches étant une surface bien plus bruyante que n’importe quel carrelage, plancher ou sol métallique.

L’édifice de la tour d’entraînement avait été bâti tout en simplicité, circulaire, s’élevant à partir d’un socle rocheux préexistant. On pouvait normalement entrer par deux portes, l’une était à la hauteur d’Eginard et Lucas, la seconde en contrebas, semblait être le but des marcheurs.

Profiter des avantages offerts par le terrain était la règle en matière d’espionnage ou de cambriolage. En à peine quelques pas léger, Violette atteignit une sorte de plate forme rocheuse inclinée au pied de la tour. De là, elle pouvait avancer discrètement, dissimulée par les buissons épais, sans risquer de constamment écraser des branchages ou d’agiter des feuillages. Si en outre son hypothèse quant à la destination des deux inconnus était vérifiée, elle pourrait avoir un tout petit peu d’avance sur eux, de quoi pouvoir s’installer pour écouter confortablement.

Voilà ! Parfait ! Tout se passait comme prévu ! La jeune femme souriait avec délice, bien cachée à raz du sol. Cela lui avait vraiment manqué ces derniers mois, le frisson de l’action à la limite de la légalité, voire largement au-delà. Violette n’avait pas une affection particulière pour la transgression en tant que telle, ce qu’elle aimait vraiment était le défi et la difficulté. Or, lorsqu’une chose est réprouvée, le risque est souvent réel, et ainsi d’autant plus stimulant !

Comme elle l’avait espéré, les deux hommes vinrent s’asseoir sur le banc en pierre à peut être six mètres d’elle. Apparemment l’intrus de ce matin était un nouvel étudiant en ésotérisme et faisait le tour des installations avec son garde du corps… Qui pouvait bien avoir besoin d’un garde du corps ici ? Même son père avait renoncé à en envoyer un à ses trousses, c’était dire !

« … Je n’ai vraiment pas envie de jouer la comédie, dit le brun de ce matin. Tout cela est-il nécessaire au fond ?
- Nous en avons déjà discuté. C’est uniquement l’affaire de quelques temps, que la situation s’éclaircisse, que nous puissions identifier les corbeaux… »

Les corbeaux ? Alors il était question de lettres anonymes ? De dénonciations ? De poursuites calomnieuses ? Ici ? A Sainte Myriam ? Qu’y avait-il à dénoncer à part la faconde de certains et l’orgueil démesuré d’autres ?

« … Identifier ceux qui font un usage criminel de la magie n’est jamais chose aisée, reprit le brun mélancolique. Il y a bien les éléments qui permettent de deviner les traces qu’un sort a été lancé récemment… Mais en reconnaître l’auteur n’est vraiment pas simple ! »

Définitivement, cet homme n’était pas là pour étudier ! Il avait beau être encore assez jeune pour passer pour un étudiant, il était clair qu’il maîtrisait son sujet. La question de l’identification des sorts n’était pas abordée en première année ! Violette en savait un peu sur la question car il était toujours bon de savoir si en utilisant une facilité occulte on risquait d’être reconnu. En substance, elle en avait retenu qu’il fallait n’utiliser la magie que lorsque aucun moyen naturel ne fonctionnait. Non seulement il y avait toujours un risque, faible, certes, mais existant, d’une perte de contrôle sur les courants occultes ; mais en plus, tout sort personnalisé laissait des traces invisibles qu’un professionnel, généralement un enquêteur de l’Inquisition, pouvait reconnaître !

Nom d’un Birbe– dabe refroidi ! Mais que disaient-ils ? Quelle mouche avait piqué le blond à l’épée de se lever pour lui tourner le dos en parlant à l’intrus brun ? Juste au moment où ça commençait à devenir intéressant !

Machinalement, elle se gratta la jambe, une branche qui la chatouillait mal à propos semblait-il. Mais sa main toucha quelque chose d’autre… Quelque chose qui n’était pas végétal ! Elle tourna la tête et vit avec horreur une araignée dont le ventre mesurait bien à lui seul un centimètre de rayon !

Sans plus penser à sa surveillance discrète, elle s’agita en ravalant un cri de dégoût, se leva pour envoyer dans le décor la curieuse, se frotta la jambe en s’assurant qu’elle n’avait pas été mordue, et passa encore quelque secondes à bien s’assurer qu’elle n’avait rien d’autre sur elle.

C’était une situation parfaitement ridicule.

Au moins les deux victimes de sa tentative lamentablement ratée d’observation ne semblaient pas trop mal le prendre.

« Eh bien, j’ignorais qu’il y eût des cours d’espionnage parmi les séminaires proposés. J’imagine que vous êtes en rattrapage estival ? Mais dites-moi, de quelle faculté cela dépend-il ? » commença le blond, visiblement très amusé de sa maladresse.

Violette soupira intérieurement en songeant qu’il y a des jours, où vraiment, on n’arrive à rien de bien. Deux fois elle s’était laissée bêtement surprendre, et ça en une malheureuse matinée ! Bien sûr elle n’avait jamais été autant entraînée que d’autres, mais tout de même, il apparaissait évident qu’elle se relâchait, était moins aux aguets qu’auparavant… A l’avenir s’imposaient de bonnes résolutions pour ne pas perdre la main !

Les deux hommes se rapprochèrent d’elle. Si elle avait songé à fuir, c’était maintenant un peu tard. Il aurait fallu qu’elle utilisât tout ce qu’elle savait mais de toute façon, ils la retrouveraient sans peine à l’université… Tant pis, autant se préparer aux remontrances.

Le brun souriait légèrement, comme s’il n’osait pas rire de la situation parce qu’il ne savait pas s’il y était autorisé. Violette s’inquiéta alors de l’autre. De près et de face, elle pouvait voir la fibule de ce dernier, ainsi que le fourreau de son épée. C’était un équipement de bonne qualité, de belle valeur, et dont l’ornementation qu’elle ne reconnût pas, semblait officielle, ou solennelle, peut-être liée à un ordre religieux de chevaliers ? Elle connaissait très mal l’organisation en Rangar, étant ainsi fort peu renseignée par ce qu’elle examinait. L’allure de l’homme à l’épée était certainement facilement sévère mais là, il avait surtout un air narquois :

« Eh bien charmante jeune espionne qui visiblement n’est pas de la campagne, nous gratifierez-vous de votre nom ? »

Au point où elle en était, il n’y avait plus grand-chose à perdre, autant jouer cartes sur table :

« Violette Rouge- Gorge de Passifloriane, étudiante en ésotérisme.
- … Les Gorges Rouges de Passifloriane ? » s’étonna Méluard, laissant Arsin interloqué, ne comprenant pas la référence.

Comment connaissait-il cette bande ? Il était peut être chevalier, noble ou paladin, qui sait, mais leur célébrité n’allait quand même pas jusqu’en Rangar ! Et même à Passifloriane, ceux qui connaissaient étaient généralement familiers des voleurs, roublards et autres escarpes ! Or, de toute évidence, l’homme à l’épée était définitivement et irrémédiablement droit, honnête, intègre et certainement pourvu d’un grand nombre d’autres qualités, toutes incompatibles avec les douteuses fréquentations qui auraient pu lui permettre d’en savoir autant. Alors quoi ? Un agent des forces de l’ordre ? Mais lesquelles ? Et pourquoi ne pas s’annoncer comme tel alors ?

Assaillie de question, Violette tenta maladroitement d’en savoir un peu plus :

« Ah ? Tiens ? On connaît les Gorges Rouges en Rangar ?
- J’ai passé quelques temps à Passifloriane. Si on m’avait dit que la fille du Sicaire était étudiante ici ! Les vieux réflexes ont la vie dure on dirait. Vous ne pouviez pas vous empêcher d’être à l’affût de conversations qui ne vous concernaient pas… De qui est-ce l’idée ?
- Mon inscription, ou ma curiosité de l’instant ? Dans les deux cas, de moi bien sûr ! Et à moins d’être complètement azimuté, quand on connaît déjà les Gorges Rouges, on évite d’agiter son râtelier à tort et à travers !
- Loin de moi l’idée de m’immiscer dans vos affaires de famille ! J’avais simplement cru que la pègre n’avait pas investi le milieu universitaire !
- Va caguer ! D’où tu as vu que je te demandais de te mêler de ma vie ?
- Du calme ! Les motifs de ta présence m’indiffèrent. Je dirais même plus : si tu es là parce que tu veux sortir du milieu, c’est vraiment une bonne chose. Par contre, pour le cas où tu l’aurais oublié, même si la magie facilite les activités criminelles, d’une part c’est une circonstance aggravante, d’autres parts, tu risques de te retrouver avec l’Inquisition aux trousses, et le traitement qu’ils réservent aux mages hors-la-loi, en particulier ceux qui affectionnent les sorts de contrôle, est très déplaisant…
- Oh… Comme si j’étais une bige née de la dernière pluie ! Dis-moi, comme tu causes, t’es de quel poulailler ? »

Au lieu de répondre, le blond se contenta de sourire. Il n’avait aucunement l’intention de se laisser tirer les vers du nez, et le moyen le plus sûr de ne pas laisser filtrer ou deviner d’informations, était tout simplement de ne rien dire.

« Je ne vais pas tarder à reprendre la route, Arsin. Peut être devrions nous voir avec le doyen pour les derniers détails ce matin. »

Ils partirent sans rien ajouter, à peine un regard un peu plus long et intense du brun, mais la jeune femme ne se sentait pas vraiment d’humeur à le soutenir ne serait-ce que quelques instants. Appuyée contre le mur, Violette regarda les deux étrangers s’éloigner. Une vague mélancolie mêlée d’amertume l’envahissait. Ce qui lui avait tellement plu ici était avant tout d’être coupée de son passé. A l’université, personne n’avait jamais fait le lien entre le nom Rouge Gorge et le gang des Gorges Rouges qui avaient gagné leur surnom notamment par des assassinats rémunérés et des règlements de compte violents, souvent des égorgements précisément.

Une fois sa réputation établie, son père, que tout le monde appelait le Sicaire, avait dû manœuvrer habilement pour ne pas, dans un premier temps, risquer sa tête, et dans un second temps, être cantonné à un rôle de second couteau, de surineur sans envergure. Il avait diversifié ses activités, avait installé son assise territoriale, avait pris femme, eu des enfants…

Elle détestait se souvenir de la guerre des gangs de ses jeunes années. Elle l’avait presque entièrement chassée de sa mémoire, réussissant à pratiquement tout oublier. Il ne lui demeurait que des bribes d’images du jour où on avait ramené les corps de sa mère, son frère aîné et son frère cadet. Elle ne devait son salut qu’à son refus obstiné de rendre visite à une connaissance d’alors. La jeune fille avait alors préféré rester avec l’alchimiste au service de son père. Son goût des livres lui avait réellement sauvé la vie.

Comme tant de choses pouvaient tenir à des détails… Les années qui suivirent étaient chaotiques, elle avait du mal à mettre les images qui lui venaient dans l’ordre chronologique, cela ne l’intéressait même pas. Ce qui comptait, c’était que le Sicaire avait gagné, qu’il avait réussi à acquérir une forme de respectabilité. Il s’était remarié, et avait eu de nouveaux enfants…
Forcément, Violette s’était sentie de trop. Des années où elle avait été protégée comme un trésor, constamment surveillée par les hommes de son père, elle était devenue un reliquat d’un passé dont personne ne voulait se rappeler. Partir étudier loin de Passifloriane avait été la meilleure chose à faire, de très loin.

Un instant, elle eut peur que ce chevalier ne rapporte au doyen ou bien à qui que ce soit d’autre ce qu’il savait sur elle… Toutefois, bien qu’elle n’appréciât pas ce genre de donneur de leçons, elle avait la nette impression que le lascar était correct, un homme d’honneur comme on dit si bien.
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Chap. 4

Message : # 108Message Iris
01 mars 2011, 20:13

Lire tranquille

L’après midi, il n’y avait rien de tel que de s’installer dans l’un des nombreux recoins de la bibliothèque pour lire au calme et au frais. Les rangées de livres occupaient trois étages reliés par plusieurs escaliers métalliques en colimaçon, percés d’un étage à l’autre, au milieu des grandes pièces pour une bonne circulation des étudiants et des chercheurs qui ainsi n’avaient pas besoin d’utiliser constamment les escaliers de côté et les couloirs isolés. Des baies vitrées avaient été installées sur toutes les faces de la bibliothèque, de grandes côté est, et de plus petites plein sud. L’avantage était une bonne luminosité durant la majeure partie de la journée, et donc des économies en éclairage. L’inconvénient se percevait surtout en été quand même les volets tirés n’avaient plus guère d’effet.
Cette observation avait précisément mené Lucas à prendre pour lui une table isolée près d’une porte donnant sur un escalier de service discret et sombre qui avait pour lui l’avantage d’amener un peu de fraîcheur. Les courants d’air venaient depuis les couloirs du rez-de-chaussée nord et l’écho rapportait chaque voix lointaine, chaque pas, chaque claquement de porte ou grincement d’ouverture. Discrètement, le jeune homme avait donc coincé sa bouche d’aération improvisée pour qu’elle restât à une position de semi ouverture.

Ce n’était pas tout à fait bien vu de la part du personnel et des enseignants, le règlement intérieur de l’université encourageant de manière tout à fait explicite à fermer les portes complètement ! Cette recommandation d’un intérêt douteux figuraient non loin d’autres semblables : couvre feu, interdiction de courir dans les couloirs, de manger du chocolat à la bibliothèque, d’utiliser les salles de bain pour des rencontres mixtes, de porter une tenue légère dans le parc, de se baigner nu dans le lac aux nénuphars… Ah, l’interdiction de se baigner nu ! Il aurait été tellement plus simple de simplement proscrire les baignades, seulement ce point là n’avait pu être imposé en tant que tel, les délégués des étudiants ayant argué de ce qu’il était déjà arrivé que les salles d’eau connaissent de sérieux problèmes de plomberie en pleine vague de chaleur. Aussi ne pouvait-il être totalement interdit de se baigner, car un cas de force majeur devait être envisagé, mais l’obsession pudibonde était parvenue à se faire entendre à travers cette clause absurde revenant à inciter la baignade habillée sinon rien !

Une illustration assez remarquable de l’état d’esprit de l’université. Par aspect c’était un des bastions du libéralisme, un lieu où la recherche et la culture étaient encouragées, où les idées positivistes prônées par la Société de l’Aurore trouvaient un accueil très favorable… Mais à l’opposé, se trouvaient également des résistances, des factions élitistes, pour lesquelles l’université se devait être une extension du mouvement monastique !

Le cadet des comtes de Rivalon remonta ses lunettes qui glissaient un peu, une habitude qu’il avait prise, au point de faire ce geste sans même y penser, y compris quand ses verres étaient parfaitement à leur place. Généralement c’était le signe qu’il recommençait un raisonnement assez différent du précédent et qu’il manquait encore un peu d’assise pour l’appuyer. Face à lui-même, le geste était la marque d’un certain doute ou scepticisme quant à une idée ou un concept.

Une campagne de fouilles archéologiques avait été organisée durant le printemps dans les montagnes. Elle aurait dû s’étendre jusqu’au début août, mais avait apparemment été arrêtée prématurément s’il fallait en croire la discussion que Lucas avait eu avec un des étudiants participant à la mission. Son ami avait été incapable de lui expliquer pourquoi, ou même d’apporter une hypothèse valable. Il pouvait simplement dire que du jour au lendemain, le directeur de la mission, le Professeur Honau avait annoncé qu’il fallait remballer. Toute l’expédition avait repris la route en direction de l’université. Ceux qui n’avaient rien de particulier à chercher dans leur chambre ou qui n’étaient pas chargés de matériel technique, s’étaient arrêtés au village et avant de rentrer chez eux. Les autres, une petite dizaine de personnes, étaient revenus à Sainte Myriam en début d’après midi pour déposer les instruments dans la réserve et les quelques découvertes dans les annexes du bureau du Professeur Honau, en dessous du premier étage de la bibliothèque.

Si la situation en tant que telle était déjà fort dérangeante, elle l’était encore davantage par l’attitude de l’honorable archéologue qui avait joué la mouche du coche pour éviter que ses étudiants ne « perdent leur temps » en discutant avec les quelques rares curieux attirés par le remue ménage. Lucas était peut être un de ces quelques privilégiés à avoir réussi à attraper des bribes d’informations grâce à une persévérance discrète. Malheureusement, c’était trop peu, bien trop peu pour comprendre, et sitôt le travail terminé, le Professeur Honau s’était agité en tout sens pour que tous les étudiants qui avaient participé aux fouilles repartent dans l’heure !

Agacé de curiosité, Lucas avait décidé de s’installer dans la bibliothèque et de consulter tous les ouvrages et rapports qu’il trouverait sur l’histoire antique des Montagnes Bleue, la période de prédilection du Professeur Honau, et sur les précédentes campagnes de fouille que lui ou ses collègues avaient mené.

Ne sachant pas encore vraiment ce qu’il cherchait, le jeune homme avait décidé de procéder avec méthode. L’hiver dernier, il avait assisté à une conférence de présentation de la campagne de fouilles. Un moment il avait même songé à y participer, mais entre les examens et les recherches pour les différents devoirs, les entraînements à la magie aussi, il avait préféré laisser ça de côté. Une carte de la région des Montagnes Bleues avait été présentée ce jour-là… Que représentait-elle déjà ? Précisément, quel point avait été désigné comme lieu de fouilles ? Pour s’aider à retrouver la mémoire, Lucas avait pris un grand atlas historique qui avait l’intérêt de décrire ce qui était connu du relief des montagnes et d’y indiquer en sus les spéculations tirées des dernières recherches concernant les anciennes routes et villes.

Voilà, c’était là ! Le site était une ancienne forteresse de l’empire fondé par le prince Néther aux alentours de l’an zéro, une ruine dévastée par les dragons à en croire les légendes, en lisière du territoire d’une tribu barbare. Même sans faire preuve d’une grande imagination, plusieurs hypothèses pouvaient être envisagées.

Le Professeur Honau avait pu deviner un signe d’hostilité de la part des barbares montagnards par exemple… Ces brutes refusaient obstinément la civilisation de Passifloriane, l’établissement de mines qui pourtant seraient très certainement prospères ! Au lieu de quoi, ils préféraient commercer des fourrures, ou bien de l’ivoire et de l’ambre qu’ils allaient chercher ou échangeaient avec d’autres peuplades encore plus sauvages et encore plus archaïques si tant est que cela soit possible, loin au nord ouest, dans un pays de glace tout à fait inhospitalier. Le mode de pensée de ces semi-nomades était souvent difficile à appréhender pour les citadins et on rapportait assez régulièrement quelques incidents, disputes qui avaient dégénéré ou bien rapines.

Lucas connaissait fort mal ces peuplades, il était tout à fait incapable de faire la part du réel et de la rumeur amplifié les concernant. Malgré cela, il était très improbable qu’une expédition archéologique eut été montée sans prendre un maximum de précautions à ce sujet. Pour autant qu’il le sache, on recrutait généralement des sentinelles issues de ces communautés de sorte que le mercenariat régulier leur rapporte davantage que l’extorsion, le vol ou le meurtre à court terme. Les cas de brigandage commis par des barbares étaient à vrai dire sensiblement aussi nombreux que ceux de ressortissant d’une des cités affiliées à Passifloriane.

De toute façon, si une menace armée avait été la cause de la fin de l’expédition, cela aurait probablement été clamé haut et fort, histoire de s’attirer la compassion émue de tous les auditeurs. Cette hypothèse n’était donc probablement pas la bonne.

Les dragons, aussi délirant que cela paraisse, pouvaient être une explication. Après tout, si l’on en croit ce qui a été rapporté du vieil empire du Prince Néther, celui-ci avait établi une tradition des plus périlleuse pour sa dynastie : à chaque nouveau souverain qui montait sur le trône, et apparemment également dans d’autres circonstances mal déterminées, il était réclamé du roi, ou de membres importants de sa cour, les textes n’étant pas toujours clairs sur ce point, d’aller occire un dragon. Rien que ça ! Toujours si l’on suit la légende, les dragons finirent par en avoir assez de participer de cette manière au folklore de l’empire montagnard, et lancèrent un assaut coordonné en bonne et due forme pour raser la capitale, les grandes cités bâties dans les Montagnes Bleues, et toutes les forteresses qu’ils pouvaient trouver. La question pour les historiens de la période des premiers siècles de l’ère de la Grande Restauration est ainsi de déterminer dans quelle mesure ces contes et légendes sont fondés : dragons ou pas ? Et si oui, étaient-ils vraiment aussi nombreux ? Faut-il y voir une exagération de conteur ? Finalement, ne s’agit-il pas d’une invention pure et simple ? Peut être que l’empire était déjà à l’agonie et a juste été visité par quelque jeune dragon qui passait ?

La question était objet d’une vive polémique et les théories les plus folles se confrontaient. A la connaissance de Lucas, il n’y avait guère que la question du double cadran de la cité d’Aven qui tenait la comparaison. Assez importante cité fortifiée contrôlant des routes commerciales secondaires aux pieds des Montagnes Bleues, elle était située à une trentaine de kilomètre environ vers l’est. Sa renommée lui venait surtout d’un monument remarquable adjoint à la tour de l’hôtel de ville. Il s’agissait d’une horloge mécanique de très belle facture, d’une technicité tout à fait extraordinaire pour son époque, estimée à quelques quatre siècles en arrière, juste avant ou pendant la Seconde Grande Guerre du Chaos.

A neuf heures, midi, quatorze heures, dix neuf heures, vingt trois heures trente, et quatre heure et demi, toute une mécanique faisaient danser des personnages dans un spectacle qui lui avait laissé l’impression d’être totalement dénué de sens quand il l’avait vu il y avait quelques années de cela déjà. Mais ce n’était pas le plus étrange : deux grandes aiguilles et deux petites. Deux étaient droites et indiquaient normalement l’heure qu’il était ; mais les deux autres avait été forgées différemment, un côté évoquant des flammes ou des vagues et un autre en dents de scie. Comme si cela ne suffisait pas, ces deux aiguilles n’indiquaient jamais la bonne heure, jamais ! Elles n’étaient même pas en retard ou en avance de manière systématique. A en croire l’horloger chargé de l’entretien, elles dépendaient d’une mécanique distincte et peu commune dans le sens où parfois ces aiguilles avançaient rapidement, et parfois très lentement…

Autant dire que face à un tel monument, personne ne savait quoi penser. Quelqu’un avait vaguement suggéré que l’heure du « second cadran », comme il avait été baptisé, était celle du monde spectral, celui des ombres dans lequel certains esprits évoluent, un univers parallèle, copie distordue du monde matériel, totalement empreint de magie.

Le jeune homme haussa les épaules en songeant au Professeur Thibotin, un parfait imbécile incompétent et obsédé d’histoire locale. Cet enseignant en paléographie, codes de prises de notes, langues mortes et abréviations, avait apparemment juré qu’il éluciderait le mystère totalement, sans laisser l’ombre d’un doute. A l’entendre, tout le monde adhérerait immanquablement à la théorie qu’il présenterait… Dès que ses recherches préalables seraient terminées, bien sûr ! À en croire les étudiants en doctorat, cela faisait déjà plus de huit ans qu’il en était au stade final.
Peut être qu’un second double cadran avait été découvert dans les ruines ? A côté d’un œuf de dragon ? Non. Définitivement, cette hypothèse ne valait pas la peine d’être retenue. Quoique ? L’œuf ? Pourquoi pas ? Mais non, si tel avait été le cas, il aurait certainement fallu le couver durant tout le trajet pour revenir à l’université, et là, il aurait été difficile de le cacher ! Ou alors le Professeur Honau avait omis de bien soigner le futur dragonneau, et d’ici peu il y aurait une omelette de dragon à dîner ? Maman dragon pouvait aussi voler jusqu’à Sainte Myriam et brûler l’ensemble de l’édifice, dans un joyeux jet de flammes, grillant au passage les enseignants fort peu lucides sur la situation et qui discuteraient sur le taux de fertilité et l’instinct maternel de cette espèce au lieu de fuir pour leur vie ?
Lucas ôta ses lunettes et se frotta les yeux. S’il continuait comme ça, il risquait fort de ressembler à Violette ou Eginard, toujours prompts à proprement délirer sur tout et n’importe quoi. Pas du tout sérieux. Et surtout, aucune théorie viable en vue !

L’hypothèse d’une découverte archéologique hors norme pouvait aussi être oubliée, elle aurait surtout été un motif pour prolonger l’expédition plutôt que de l’annuler sans explication ! Ou alors le Professeur Honau avait croisé un fantôme des temps très anciens et décidé que l’archéologie n’était définitivement pas faite pour lui ?

Un soupir déchirant. Rien à faire, le jeune homme ne trouvait pas d’explication qui le satisfasse… Pourtant, il devait bien y avoir une bonne raison, logique…

« … Il fallait que je fasse quelque chose ! »
Cela venait de l’escalier. L’homme ne parlait pas si fort que ça, mais l’écho était traître :
« Allons, partir comme ça, en une journée, vous n’avez pas songé à quel point c’était suspect ? Vous dites vouloir garder ça secret, et c’est comme si vous le criiez sur les toits !
- Aucun des étudiants ne sait ce qui s’est passé !
- Vous étiez vraiment seul ? Mais comment cela a-t-il pu se produire ?
- Ce n’est pas important…
- C’est dangereux ! Que comptez-vous faire maintenant ? En parler au doyen ? Aux autres ? A quoi bon avoir tenté de garder le secret dans ce cas !
- Il fallait bien faire quelque chose, vous êtes d’accord ?
- Et maintenant ?
- J’imagine… Je ne sais pas trop… J’ai peur… Autant de ce qui se passera si je parle que si je ne dis rien. »

L’homme qui doutait était probablement le Professeur Honau ! Lucas avait l’oreille collée à l’ouverture de la porte, mais ils discutaient à voix plus basse à présent. Il fallait déplacer sans bruit les deux livres qui maintenaient la porte dans cette position. Faire attention à ce que rien ne grince… L’étudiant se faufila sans bruit dans l’escalier, se rapprochant doucement de la rampe tout en restant derrière une colonne de pierres :

« … Dans ce cas, le plus sage serait d’en discuter après la réunion avec le doyen, lui saura quoi faire.
- Oui, vous avez sans doute raison. Merci, vraiment, je ne savais pas quoi faire ! J’avoue que j’ai été un peu effrayé quand Monsieur Peuplier m’a parlé de cet Inquisiteur qui est arrivé !
- Vous dites ?
- Ah ? Vous n’étiez pas au courant ? Ils sont arrivés cette nuit, de Passifloriane je crois. Apparemment l’un des deux a décidé de se faire passer pour un étudiant en Sciences Occultes et est inscrit pour septembre. Pas très discret non plus si vous voulez mon avis.
- … Des Inquisiteurs… De quoi se mêlent-ils ceux-là ?
- J’oubliais que vos recherches ne sont … »

Une porte s’ouvrit dans le lointain et l’appel d’air claqua violemment la porte que Lucas n’avait pas osé refermer de peur d’être remarqué. Le temps de sursauter, le Professeur Honau et son interlocuteur qu’il n’avait pas reconnu, étaient partis dans une pièce fermée pour continuer à discuter.

Le jeune homme soupira. L’espionnage n’était visiblement pas son fort. Autant laisser ça à la jolie Violette… Un tempérament épouvantable, mais de si beaux yeux… Quand elle ne montrait pas ses manières d’origines troubles, on avait du mal à deviner qu’elle se promenait constamment avec dans sa bourse des instruments, sortes de fils de fers rigides, dont Eginard avait sous-entendu un jour qu’ils pouvaient servir à crocheter des serrures.

Jusqu’ici, Lucas avait considéré cette possibilité avec une dignité outragée, puis avec scepticisme, Eginard n’étant pas le plus fiable au niveau du sens de l’observation. Quelques jours après cette révélation, le fils du comte de Rivalon avait songé à la délation, les voleurs n’ayant rien à faire à Sainte Myriam… Si le suspect avait été un homme déplaisant, peut être l’aurait-il fait. A défaut, il s’était tenu au courant de toutes les rumeurs, mais apparemment pas de vols, et les quelques soupçons de larcins ne pouvaient pas lui être imputé du fait d’alibi des plus solides.

Pourtant à cet instant, Lucas espérait que les talents de voleuse de Violette n’avaient pas été une invention d’Eginard : après tout, qui mieux qu’une personne habituée à enfreindre les règles pourrait l’aider à savoir ce qui se passait avec le Professeur Honau ?
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Iris
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Chap. 5

Message : # 109Message Iris
01 mars 2011, 20:14

Inquiétude

L’homme était assis profondément dans son fauteuil, une main posée sur la table, le majeur tapant encore et encore, le reste de son corps amorphe. Plus que de la peur, c’était une profonde angoisse qui l’étreignait et l’habitait. Son esprit était totalement paralysé, incapable de savoir que faire à présent. Le regard fixe perdu dans la contemplation des feuilles sur son bureau. Tout autours de lui des caisses, des boîtes, des tiroirs ouverts, mais il ne les voyait plus. Il lui était un effort d’une volonté qui lui faisait défaut que de parvenir à seulement regarder ailleurs.

Avait-il seulement raison de s’inquiéter ? Se trompait-il du tout au tout en imaginant un danger qui n’existait pas ? Que faire ?

Une vie passée à l’abri des murs de Sainte Myriam, n’en sortant que ponctuellement pour aller à Aven ou à Passifloriane pour motif de recherches, ou se rendant en pleine nature sur le terrain de ses fouilles, rien ne l’avait préparé à ce genre de prise de risque. D’ailleurs, depuis qu’il avait commencé ses études, il avait été en sécurité, protégé par de hauts murs et des habitudes chuchotées et répétées, encore et encore.

Même la Grande Peste qui avait ravagé le pays il y a une vingtaine d’années ne l’avait pas concernée. Enfin, pas directement. Bien sûr, sa famille à Aven en avait beaucoup souffert, son épouse et son fils en mourant calfeutrés dans leur maison tandis que lui était demeuré avec la plupart des enseignants et des étudiants, à attendre la fin de l’épidémie, plusieurs longs mois où toutes les routes du pays étaient coupées pour empêcher la propagation du mal. La mémoire de la catastrophe était trouble, les jeunes préférant largement se consacrer au présent prometteur. C’était étrange tout de même, il avait perdu tous ses proches, et il lui semblait que cela ne le concernait pas…

Si lui, Joseph Honau avait alors traversé la crise, pourquoi devrait-il s’inquiéter maintenant ? Cela n’était certainement pas si grave que ça… D’ailleurs le plus clair de l’affaire s’éclairerait certainement demain quand le coursier reviendrait.

Plus tôt dans la journée, juste avant de rentrer à l’université, Honau s’était arrêté à la poste du village. Il avait décidé pour une fois d’agir vite pour obtenir un complément d’informations décisif. Un cavalier avait donc été dépêché du côté du Val d’Eldyn, une petite communauté qui s’était baptisée du nom d’un héros local demi-elfe qui aurait protégé cette région frontalière contre les périls des Montagnes Bleues. Le coursier postal devrait arriver bientôt à destination, changeant régulièrement de monture aux relais. Il avait reçu l’instruction de donner la lettre en main propre et de se faire donner immédiatement une réponse écrite à remettre à Honau aussi tôt que possible. Au vu du trajet, si tout allait bien, l’archéologue serait en grande partie fixé demain, peut être en début d’après midi ?
Quelques autres recherches et vérifications seraient nécessaires pour vérifier si son hypothèse était fondée. Il avait posé quelques questions à deux collègues disposant d’après ce qu’il en savait, de relations qui lui permettraient d’avoir un tableau à peu près complet de la situation. Ils avaient accepté de lui communiquer leurs résultats dès qu’ils les auraient.

Dans les deux cas la réponse ne lui plairait certainement pas. S’il s’était trompé du tout au tout, il serait très certainement ridiculisé devant ses collègues venus pour le petit colloque estival annuel. Après cela, les élèves colporteraient l’histoire durant tout le reste de sa carrière, probablement en riant sous cape et en disant que le vieux Honau avec ses colombes était totalement fou…

Si toutefois sa mesure préventive était justifiée, alors il aurait empêché de justesse le massacre de tout le groupe d’étudiants venus fouiller avec lui. C’était une pensée à peine réconfortante, car combien de personnes seraient gravement en danger pour éviter la menace ? Surtout, n’aurait-il pas dû se contenter de ramener les étudiants en sécurité et laisser les choses se passer comme l’orage de la Grande Peste qui avait épargné Sainte Myriam ?

Prenant finalement une profonde inspiration, l’homme se leva et resta de nouveau immobile, plongé dans ses doutes en regardant la lumière chaleureuse et éclatante du coucher de soleil. Étrange comme la nature pouvait être si merveilleuse indépendamment des tourments de l’esprit. C’était comme si finalement rien n’avait vraiment d’importance.

De belles fins d’après midi d’été, le soleil caressant d’or liquide tout ce qu’il touchait, transfigurait absolument tout de délicats tons et reflets de garance et d’incarnat. A cette heure, il était bien agréable d’être dehors… Parvenant enfin à se libérer un moment de sa réflexion sur ce qu’il convenait de faire, il se décida à aller rendre visite à ses colombes.

S’occuper de ces oiseaux était en principe le travail de Monsieur Peuplier, mais Honau et le concierge s’étaient arrangés. Le très honorable professeur d’université appréciait vraiment la compagnie de ces gracieux danseurs blancs. Les voir s’envoler dans un froissement d’aile depuis la haute tour de l’université, voguer dans l’air clair et transparent comme si la voûte céleste pouvait se toucher si on flottait juste un peu vers elle… Cette sensation de joie et de liberté, de félicité, il ne la trouvait que là. Jamais il ne s’était remarié. La perte n’avait pas été douloureuse au point de le briser, mais suite à ce choc, il s’était replié sur ses habitudes, et n’avait même plus songé que lorsqu’il allait en ville pour consulter des archives ou demander l’avis de collègues, il aurait pu chercher à lier connaissance davantage, se remarier avec une charmante veuve pourquoi pas ?

L’esprit ailleurs, Honau sortit de son bureau et referma à clef. Le chemin qu’il empruntait était toujours le même au point qu’il ne le voyait même plus. Couloir, couloir, escalier, passer à côté de la porte de la bibliothèque et de l’entrée de l’aile nord des appartements des professeurs, escalier en colimaçon, monter encore, arriver à la terrasse au-dessus du dernier étage de l’aile ouest, celle de la bibliothèque, et puis gravir le petit escalier à l’air libre qui permettait d’atteindre, pour ceux qui n’avaient pas le vertige, une charmante tourelle sur laquelle se trouvait la demeure des colombes qui roucoulaient joyeusement.

Tout était en état bien sûr, Monsieur Peuplier s’en étant chargé efficacement comme à son habitude. Honau ouvrit la porte pour distribuer quelques graines, juste pour le plaisir.

Pleinement occupé, il ne s’aperçut de la présence de son visiteur que lorsque celui-ci fut juste à côté de lui :

« Bonsoir. Je constate que lorsque vous n’êtes pas dans votre bureau, on a des chances de vous trouver ici.
- Eh oui, comme toujours… Je n’ai pas souvent de la visite ici, cela veut-il dire que vous avez trouvé quelque chose pour moi ? … Vous avez la confirmation ? Je veux dire… Je ne me suis pas trompé ?
- Apparemment pas. C’est un peu long à raconter. Bien sûr j’aurais pu attendre de connaître les informations trouvées par notre collègue de son côté, mais je pense que considérant la précipitation avec laquelle vous avez évacué le chantier de fouilles, il était peut être plus agréable pour vous d’être éclairé au plus vite ?
- Merci, vraiment. Ce serait vraiment merveilleux de pouvoir faire la lumière sur cette affaire en aussi peu de temps ? Qui sait, demain pourrons-nous peut être en parler avec le doyen ?
- Alors allons-y voulez-vous ? Contrairement à vous, je n’apprécie pas vraiment cet endroit, il manque vraiment de parapet, de rambarde, de garde-fou…
- Le vertige ?
- Apparemment. J’ai grandi dans les plaines du sud, une région davantage connue pour ses travaux de drainage des marécages que pour ses sommets… Je vous en prie, après vous.
- Bien, bien… Voulez-vous que nous en discutions chez vous ou chez moi ? »

Honau se retournait pour obtenir une réponse qui ne venait pas, et vit seulement, interdit, son interlocuteur s’appuyer contre le mur d’une main et le saisir de l’autre pour le pousser dans le vide. Il aurait peut être pu se défendre, s’il n’avait pas atteint son âge, s’il n’avait pas été aussi soucieux, aussi surpris, s’il n’avait pas déjà si souvent préféré laisser faire et laisser dire…
Son meurtrier constata avec soulagement que l’archéologue était mort sur le coup de sa chute, la nuque brisée. Au vue de la configuration du lieu, de l’absence d’aucune sécurité, quoi d’étonnant à ce que quelqu’un se casse une jambe ou pire ?

Autant ne pas traîner ici. Que l’on trouve le corps demain ! De toute façon, il était établi que Honau appréciait de venir voir ses oiseaux en fin de journée et parfois passer le début de la soirée sur la tour. Même si d’aventure quelqu’un soupçonnait une mort non naturelle, personne, des enseignants, des étudiants ou même des rares membres du personnel présent l’été, n’aurait d’alibi pour une tranche horaire aussi vague.
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