Conscience (W.I.P.)

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Iris
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Conscience (W.I.P.)

Message : # 121Message Iris
02 mars 2011, 15:45

Présentation :

Surface est terminé depuis l'automne 2010 et j'avais eu plusieurs idées, comme à chaque fois que je démarre une histoire en fait. Ma méthode de sélection de cadre est par l'enthousiasme : je cherche celui qui me fait le plus envie, là où je "m'amuserai" le plus en somme, car écrire reste avant tout un grand plaisir, c'est même peut-être ce qui me plait le plus, à chaque fois que j'ai pu écrire un chapitre dont je suis satisfaite, c'est une véritable joie ; à l'inverse, ne pas trouver une bonne (= satisfaisante à mon sens) idée peut me déprimer, devenir ... peut-être pas une idée fixe, mais une préoccupation importante. Si je n'écris rien pendant plusieurs semaines (et même si j'ai des contingences extérieures qui vraiment se sont liguées pour aboutir à ce résultat), ça me mine ! Oui, dur, dur la vie d'écrivain même pas encore connue ni reconnue ! :lol:

Mon objectif en démarrant : quelque chose d'un peu plus léger, avec de l'improvisation (c'est plus drôle pour écrire, mais pas facile de faire que tout se tienne), et partir au Regenland, contrée fraîchement créée que j'ai envie d'explorer un peu...

Remarque : nous sommes sur du W.I.P. (work in progress), donc possible que je retouche, change, etc. (sans compter les coquilles ou les mots oubliés !) ;)


Bande Originale (indications générales d'album et des morceaux qui ont le plus accompagné les images, l'histoire...)


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CONSCIENCE

VOYAGER

Chaudement enroulée dans son plaid, casquette enfoncée sur la tête et filtrant un peu la lumière du jour qui se levait, elle se laissant doucement bercer par le train, ses rêves glissant et perdant progressivement substance tandis que son corps assoupi reprenait conscience de lui-même. Une profonde inspiration, souriante et tranquille, le bout des doigts qui jouaient avec les motifs variés de son épais pull-over blanc, les orteils qui se dégourdissaient au fond de ses grosses bottes fourrées. Elle finit par ouvrir les yeux sur ce ciel doré et rosé qui déversait sa peinture à l’eau éphémère et changeante sur tout ce qu’il frôlait, scintillant, brillant et encore tellement irréel.

De fines mèches de cheveux dans la figure, une sensation de léger chatouillement à laquelle elle répondit d’un souffle maladroit de la bouche, s’y reprenant à deux, puis trois et même quatre fois, toujours plus fort, avec des grimaces amusées de contorsion des lèvres pour presque parvenir à un résultat. Bien sûr elle aurait pu rejeter la gêne d’un geste efficace de la main, mais c’était bien moins drôle et personne n’était là pour la regarder jouer. Elle était désormais pleinement éveillée, bougeant un peu, s’étirant les muscles du dos, des bras et des jambes par des mouvements d’extension et flexion minimalistes, juste de quoi reprendre contact avec l’ensemble de son organisme et noter au passage les réclamations de son estomac qui appuyait ses revendications sur le délicat fumet de chocolat chaud qui avait fini par être perçu par son nez, vile collaborateur de son appétit.

La conscience de son propre corps, ce qu’il lui disait, ce dont il l’avertissait, et comment en retour collaborer au mieux ensemble, était quelque chose de très important pour Amih. Elle se donnait du mal pour être à l’écoute de ses sens, ceux qui lui permettaient d’interagir avec le monde autour d’elle, comme ceux de son intériorité. Cela lui avait pris des années, mais comme elle avait commencé jeune à s’en préoccuper, la durée totale de son expérience n’était pas prise très au sérieux. Ayant découvert que son âge physique comptait davantage que la somme de ses efforts, elle avait décidé de garder tout cela pour elle. Les arguments étant rarement écoutés sitôt que l’auditeur a des préjugés, la jeune fille, désormais jeune femme d’ailleurs, avait opté pour la recherche de résultats visibles, concrets.

Dans la foulée de ces réflexions existentielles, elle se leva d’un trait et s’étira encore de tout son long, puis ramena un genou après l’autre contre sa poitrine en s’efforçant de garder l’équilibre malgré la course du train, ce qui n’était pas du tout facile. Elle échoua quand il s’agit de sa jambe faible, la gauche, perdit l’équilibre, manqua de le reprendre et tomba finalement sur son siège avec un rire de gorge. Comme tenir debout dans une position mal assurée ne semblait pas à sa portée, elle décida de se relevée, de profil au sens de la marche, jambes un peu plus écartées que la largeur de ses épaules pour poser ses mains au sol, alternativement à gauche et à droite, sentant ses muscles endormis et un peu refroidis ou ankylosés d’une trop longue position immobile forcée. Pour finir quelques mouvements d’assouplissement des poignets, puis plier sa couverture encore tiède, vérifier son paquetage, prendre sa brosse pour se donner un air plus présentable, moins ébouriffé. Elle n’avait pas pris de miroir, elle dut chercher un vague reflet cuivré dans la cabine, mais vu son manque de netteté, c’était plus pour la forme qu’autre chose. Fort heureusement, elle n’avait plus besoin de glace depuis longtemps pour se faire les coiffures les plus courantes, optant aujourd’hui pour une vague natte qui tombait presque jusqu’au bas de ses omoplates. Pour finir, elle enfonça de nouveau sur son crâne sa casquette plate à motifs à carreau bleu marine et vert sapin, son nouveau joujou vestimentaire depuis peu et qu’elle ne quittait plus. Là où elle habitait les nouveautés étaient rares et Tobias la lui avait offerte quand ils étaient revenus de cette expédition qui avait failli très mal tourner dans la grotte glacée. D’un point de vue strictement objectif c’était peu payé pour se faire sauver la vie.

Satisfaite, elle ouvrit la porte de son compartiment, découvrant soudain de nombreux échos de discussions qui provenaient des abords du wagon-restaurant. Le calme dans lequel elle s’était éveillée n’était plus, le train filait à toute vapeur vers Sikaakwa, arrivant en fin de matinée après un trajet qui était parti des Rocheuses du centre du Regenland la veille au soir, et apparemment, beaucoup de passagers étaient impatients d’arriver. Elle aussi quand elle y songeait, c’était la première fois qu’elle s’y rendait et en même temps c’était une véritable cité, rien à voir avec les quelques dix mille habitants des plus grandes villes de sa région.

Voici donc le buveur de chocolat chaud ! Il s’était installé dans un petit salon avec sa boisson dont l’odeur avait porté à quoi, cinq à sept mètres, aidée par le passage de quelqu’un parti chercher quelque chose dans son compartiment. L’homme, entre trente et quarante ans, un peu enrobé, début de calvitie, en costume de qualité moyenne, coupe sérieuse, urbaine, la salua quand il la remarqua. Elle répondit brièvement avec un sourire joyeux avant de se glisser dans le wagon suivant, passant par un sas plus froid, n’étant pas chauffé et seulement isolé de l’extérieur d’une sorte d’enveloppe bâchée en accordéon. La transition réveillait à tout le moins et Amih découvrit avec un peu d’étonnement que les autres voyageurs s’étaient changés pour la plupart, désormais vêtus en citadins, au point qu’elle eut la drôle d’impression d’être une souris des champs qui se rendait en visite auprès de sa cousine souris des villes… c’était presque ça d’ailleurs.

Ancienne colonie artlandaise, le Regenland avait gagné tranquillement son autonomie puis son indépendance, devenant une étrange contrée, en grande partie sauvage voire inexplorée, l’essentiel de la « civilisation » se trouvant près des côtes et le long des grands axes de chemin de fer qui reliaient les plus importantes cités. Elle venait d’une région où les paysages étaient majestueux, rocailleux, accidentés, boisés, plein de loups, d’ours et d’esprits anciens, mais son monde n’avait pas grand-chose à voir avec les grandes mégapoles comme Teskani, porte d’entrée du pays, Sikaakwa, dans la région des grands lacs ou Pariki la côtière ensoleillée dans le sud... Il paraissait que tout allait très vite là-bas, que les gens étaient tout le temps pressés, que les voitures étaient courantes au point d’occuper la circulation dans les rues, que la mode changeait deux fois par an, que les magasins débordaient de produits d’une variété à peine concevable et que l’électricité comme l’eau courante alimentait chaque foyer. Cela changeait des générateurs propres à chaque ferme et des bidouilles variées pour prendre sa douche ou un bain chaud.

En principe elle devrait pouvoir observer le tout et se faire une idée de ce monde du présent. D’après Tobias, son hôtesse était une femme moderne, émancipée, libre, qui savait ce qu’elle voulait et savait l’obtenir, toujours sur la brèche, élégante et très séduisante. En fait Amih ressentait une pointe d’envie à cette longue liste de qualificatifs, elle aurait bien aimée qu’on lui dise qu’elle était gracieuse, belle et séduisante surtout ! Manque de chance, elle avait surtout affaire avec des espèces de vieux loups bourrus qui la gratifiaient au mieux d’un « mignonne ».

Délaissant cette décevante situation, elle s’intéressa le regard affamé plein de lumière à l’ensemble de ce qui était proposé pour le petit déjeuner. Choisirait-elle un délicieux œuf au plat avec une tranche de lard fumé et des champignons sautés relevés d’un peu de vinaigre balsamique ? Ou bien un assortiment de différents muffins tout chauds, nature, à la cerise et aux agrumes, aux pommes, aux grains, aux potirons, au chocolat, aux raisins secs, le tout avec du beurre, de la confiture, un assortiment de charcuteries ou de fromages ? Une épaisse tranche de pain complet avec une savoureuse omelette aux oignons, champignons et persil ? Un muesli avec différentes sortes de noix, des raisins secs, des fruits confis et du lait tiède ? Quand elle voyait tout ce qu’il était possible de déguster, voire d’engouffrer joyeusement, elle se disait qu’il y avait du bon d’être vivant et que les esprits rataient vraiment le meilleur de l’existence, incapables de jouir de leurs sens, limité au seul mental. D’expérience elle savait que ce n’était pas une solution satisfaisante. Vivre, c’était accepter l’incarnation en dépit de toutes ses nécessaires « imperfections ».

Œuf au plat, avec le lard fumé et les champignons, et puis quelques muffins sucrés avec des confitures de fruits rouges et bleus, du fromage crémeux, et du miel aussi ! Elle avait une longue journée devant elle et se sentait un appétit d’ogre. Du moins elle supposait que si les ogres existaient, ils auraient le même appétit qu’elle présentement. Pour faire passer le tout sans s’étouffer, une théière de thé parfumé à la bergamote et un grand verre de jus d’agrumes. Le tout occupait toute une petite table du wagon restaurant et elle resta un long instant avec un sourire rêveur, contemplant l’assortiment des victuailles sur leur jolie vaisselle, bien présenté, tellement appétissant et qui semblait susurrer sans cesse : « mange-moi ». Elle ne pouvait qu’exaucer cette prière avec tout le sérieux requis, et se dire à chaque bouchée et gorgée qu’elle avait vraiment bien fait de ne pas laisser tout ça derrière elle.

Vivre. Un choix, une intensité, une conscience de chaque instant.

Il demeurait pourtant qu’Amih était merveilleusement inconsciente de ce qui est évident, doutant de la certitude, ne pouvant se résoudre à la facilité de l’automatisme. C’était précisément parce que tout était une occasion de nouveauté permanente qu’elle pouvait s’étonner et réjouir ses sens, mais elle perdait la possibilité de s’accoutumer à une norme. Comment aurait-elle pu alors qu’elle était perpétuellement une étrangère ? Entre deux rivages, familière des deux contrées et par là aussi toujours représentante de l’autre, de l’absence, de l’altérité. Son trésor était d’avoir conscience d’en avoir fait le choix.

À côté un couple bavardait des gens auquel il allait rendre visite, apparemment une famille qui venait de s’agrandir, ils étaient des cousins éloignés venant à l’occasion d’une nouvelle naissance et ils se réjouissaient tout simplement. Ils riaient de leur petite arrière cousine qui avait demandé une fois en plein repas d’où venait les bébés. Une évidence. Qu’est-ce qui était évident ?

« Pourquoi est-ce drôle ? » demanda-t-elle sans réfléchir à l’embarras de se mêler de l’échange de ses voisins ; après tout, s’ils parlaient en public, ce n’était pas une affaire vraiment privée.

« Comment ? » s’étonna le mari, d’abord croyant ne pas avoir compris la question, puis se demandant si c’était une forme d’agression verbale inattendue, mais constatant l’expression sincèrement interrogative de la jeune fille. « Allons, vous savez bien… » tenta-t-il, en vain. Son épouse intervint avec bienveillance : « Ah, j’étais innocente moi aussi à son âge… » prenant Amih pour plus jeune qu’elle n’était sans doute. Sur quoi le mari reprit un peu de consistance : « Allons, vous ne voyez vraiment pas du tout ? Enfin, c’est évident, c’est parce que... Eh bien… Elle pose une question sur des choses d’adulte… Ces choses qui se font dans l’intimité d’un couple, vous connaîtrez ça aussi un jour… » manquant de rire de la situation comme de la très sérieuse question de la petite nièce.

« Bien sûr qu’une relation sexuelle est nécessaire à la conception d’un enfant, mais ça n’enlève rien au problème, sur ce qu’il y a avant, ou quand le fœtus peut commencer à être considéré comme un individu… » tenta-t-elle d’expliquer pour défendre l’inconnue qui se posait des questions existentielles, mais l’homme la coupa pour se débarrasser le plus poliment possible de l’importune : « Elle n’allait certainement pas aussi loin. » avant de se détourner pour bien marquer que la conversation était terminée.

Pourtant, songeait Amih, connaître un moyen, une étape du processus n’était pas une raison pour rire des interrogations d’une autre personne, enfant ou non. La jeune fille avait constaté déjà à plusieurs reprises que l’accès à la sexualité s’accompagnait très fréquemment d’une sorte de sentiment de supériorité, comme celui de faire parti du groupe de ceux qui savent par rapport aux autres, avec parfois toute une hiérarchie d’initiation entre ceux qui avaient l’expérience immensément précieuse et déterminante de telle ou telle pratique qui les avait « libérés » ou « révélés ». Or l’exploration de cette intensité et frontière devenait une fin en soi, un achèvement, un aboutissement, une réalisation qui remplissait l’existence, une revendication, un droit, une nécessité même. Ils étaient devenus sûrs, sclérosés dans leur paradigme accessible.

Sans doute ne l’auraient pas cru si elle leur avait dit.

Peu de gens étaient susceptibles de la croire.

Et pour cause, amener des preuves de ce qu’elle pouvait expliquer ne pouvait prendre qu’une forme effrayante et extrême. Sans ce vécu d’initiation dernière elle aurait peut-être pu se croire folle… ou aurait dû faire avec une vérité transparente et incommunicable, sans aucun fondement tangible, une foi sans dieu ni dogme ni rite. Mais si la certitude est l’assurance de l’erreur, qu’est-ce que la foi ? Comment admettre de soi-même un savoir unique qui était aussi présent pour soi que l’air respiré ou le feuillage vert mais dont l’expérience se refusait à tout partage ou transmission à autrui ? La réalité n’était-il qu’une superposition de réalités individuelles qui cherchaient un consensus ? Dans ce cas, ce qui demeurait du domaine de l’unique était-il voué à être irréel ?

Trop de questions !

Dès qu’elle commençait à dévider la bobine des interrogations, c’était comme si elle tombait dans un abime qui la coupait du monde dans lequel elle vivait, qui soudainement prenait des aspects de théâtre, elle se trouvait alors tellement loin, lucide, présente et absente à la fois. C’était à avoir le vertige d’être et de penser. Il n’y avait aucune issue, l’infini demeurait inatteignable, horreur et beauté ne connaissaient aucune limite, des asymptotes conceptuelles. À force elle avait décrété que ça ne servait à rien de se casser la tête, elle n’aurait jamais les réponses… Et peut-être que ce ne serait même pas vraiment intéressant de finalement savoir.

Au fond, aucune importance.

...
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Chap. 2

Message : # 183Message Iris
12 mars 2011, 11:52

NOMADE

Se perdre, s’oublier, perdre le souffle. Devenir un millier de miroirs, de visages, d’images, de surfaces miroitant les vœux et désirs les plus intimes avec la plasticité de l’eau qui se fond dans chaque contenant avec la même aisance. Je t’abreuve, je te rafraîchis, je te faire vivre pour exister. Une intensité, un océan, un abysse et une plénitude. Elle ignorait son nom. Tournant son regard vers lui, elle nota qu’il semblait un peu plus jeune que dans son souvenir remontant à quelques heures plus tôt. Figure agréable, sans plus. C’étaient surtout ses yeux bleu clair et son sourire lumineux qui lui avait plu. Encore maintenant dans son sommeil il avait une main sur son sein gauche. Décidément il leur avait manifesté une grande attention.

Quelle heure était-il ? Le soleil était déjà haut dans le ciel, milieu de matinée. Trop bu, son corps lui pesait. Se sentir vivre jusqu’à toucher ses limites. Où était-elle ? Elle ne se rappelait pas de l’adresse donnée au taxi, elle avait eu autre chose à penser à ce moment. Tant pis, elle verrait bien sur les noms de rue ou les plans de ville aux arrêts de transports en commun. Ah oui, il fallait passer à la gare pour récupérer la petite chasseresse des montagnes. Pourquoi Tobias avait-il insisté pour lui envoyer cette gamine ? Autant bosser seule si elle ne pouvait avoir le soutien de véritables professionnels ; former une nouvelle, c’était du temps et de l’énergie gaspillés. Sans compter que les bleus ont une fâcheuse tendance à être des boulets, au mieux en demandant des explications, au pire en se foutant dans la merde et en forçant les autres à venir les sauver. Elle avait dû se débrouiller seule, elle en avait bavé depuis le début et en avait retiré la certitude que ça forgeait bien plus sûrement le caractère que toute bienveillance malvenue qui ne faisait que donner des mauvaises habitudes et retarder le moment d’apprendre vraiment la dure réalité.

Pas envie de traîner ici pour discuter avec son amant de la nuit, elle récupéra aussi silencieusement et rapidement que possible ses vêtements. Fallait-il déjà se rendre à la gare ou avait-elle le temps de passer chez elle prendre une douche ? Hors de question de le faire ici, ça réveillerait la marmotte à coup sûr. Vérification faite à sa montre, ça passait tout juste. Moira s’habilla et ouvrit précautionneusement la porte, entendit que le jeune homme prenait une profonde inspiration et était en train de se réveiller, décida dans la demi-seconde d’oublier la discrétion, referma promptement derrière elle et fila d’un pas rapide pour disparaître dans les escaliers proches, sans un regard en arrière.

Un immeuble de taille moyenne en briques et acier, elle arriva en peu de temps dans la rue, bien plus animée que dans son souvenir de la nuit, rien d’étonnant. Tramway ? Taxi ? Le taxi était plus direct et vu le flux de la circulation, il n’y avait pratiquement pas de temps d’attente. Elle en héla un sitôt son analyse faite, efficace avant tout. Heureusement ça roulait bien, il ne fallut pas longtemps pour arriver en bas de chez elle. Plus qu’à rejoindre l’ascenseur, cinquième étage, ses talons claquaient dans le grand hall. Où devait-elle logeait la nouvelle ? Le canapé dans le salon semblait un choix évident, mais à la réflexion, l’idée de se faire envahir dans la pièce à vivre l’agaçait, mieux valait aménager le bureau qui était en partie un débarras. Des piles de journaux, de vieux dossiers, de courriers… Autant le reste de l’appartement était bien rangé, pour ne pas dire nickel, autant ce coin là n’était pas vraiment soigné. Un comble quand elle songeait qu’elle passait le plus clair de son temps à bosser justement. Cependant elle connaissait son affaire, la paperasse restait un auxiliaire annexe, en fait, elle ne savait même pas vraiment pourquoi elle gardait tout ça alors qu’elle misait constamment sur sa mémoire pour retrouver les lieux, les personnes, les événements passés. Besoin de traces ou de preuve de la réalité de ce passé auquel elle ne voulait même pas penser ?

Toutes ces nuits à se demander quand il reviendrait dans ses rêves, à craindre et espérer à la fois cette nouvelle rencontre réelle, en douter pourtant, et l’imaginer, la fantasmer, la contredire, la démentir, la détruire, la refuser. Moira ne pouvait accepter le Destin qu’elle filait, tissait, suivait, et pourtant ne pouvait en détacher sa conscience et sa volonté. Un motif répété, préparé longuement, une poésie de la réalisation même de la fatalité, une satisfaction à jouer le rôle attendu, à se soumettre à la domination d’une force qui s’exprimait en elle-même.

Nuit trop courte, les pensées enfermées revenaient à la surface de la conscience. Lancer le café, elle en avait vraiment besoin ; jeter dans un coin ses chaussures à talons, laisser tomber son long manteau noir qui flottait parfois presque comme une cape quand elle courait ; ranger les restes de son repas d’hier soir pris sur le pouce, ça ferait bien l’affaire. Prendre une douche enfin, retrouver son odeur sur sa peau… Elle s’enveloppait de mousse et s’enivrait des tambourinements assourdissant de l’eau, se laissant aveugler par l’eau chaude qui dégoulinait sur sa figure depuis les mèches détrempée de ses cheveux bruns coupés un peu au-dessus des épaules, légèrement bouclés.

Il pleuvait alors aussi à verse, elle n’avait que douze ans, une gamine perdue dans des ruelles sordides dont elle espérait qu’elles seraient un raccourci pour rentrer chez elle. Surprise par la pluie, deux longues nattes qui pendaient, l’une sur sa poitrine, l’autre dans son dos, elle s’était abritée sous un bout de toit. La gouttière était crevée, l’orage claquait et Moira serrait plus près d’elle son pardessus humide, espérant que le débit allait diminuer un peu, se donnant cinq à dix minutes, sinon elle rentrerait en courant et serait trempée en arrivant chez son père. Ses parents étaient déjà séparés à l’époque et elle revenait d’un cours de musique, sa flûte traversière bien à l’abri dans son étui, celui-ci enveloppé précieusement à l’intérieur de sa veste, totalement épargné par les intempéries.

Tout s’était passé très vite, et pourtant les événements lui avaient laissé une impression de temps suspendu, étiré, long. Une fusillade, quelques coups tirés, un corps projeté sous l’impact, mort avant de toucher le sol. Du sang se mêlait à l’eau en grande mares. En fait il avait certainement fait trop sombre pour qu’elle puisse voir, mais son souvenir avait pris une teinte écarlate qu’elle avait appris à connaître depuis. Peut-être qu’elle avait façonné sa mémoire pour rendre l’événement plus étrangement beau, une poésie funeste et macabre alors qu’il ne s’agissait que d’un règlement de compte. L’essentiel lui avait échappé, et puis Il était sorti des ténèbres, achevant le dernier soupir d’un homme d’un coup de feu qui l’éblouit et l’assourdit, comme s’il s’agissait soudain d’un coup de tonnerre et d’un éclair qui sortaient du canon du pistolet de l’homme.

Ce fut alors qu’il tourna la tête vers elle, remarquant qu’une forme avait bougé sur sa gauche. Moira aux longues nattes était paralysée, enfoncée contre le mur de briques froid, cherchant à s’effacer dans les ombres mais ne trouvant nulle part de refuge dans les débris et les caisses de bois grossier entassées. Il marchait lentement, ces quelques pas avaient duré des siècles.

« Dis-moi ton nom, petite. »

L’enfant se voyait déjà morte. Morte. Un concept tellement abstrait à l’époque.

« Moira Willima » murmura-t-elle, étonnée même qu’un son puisse sortir de sa gorge nouée et de son souffle éteint, à peine consciente de ce qui se passait, terrifiée, n’osant même pas supplier pour sa vie, tenant son précieux étui contenant sa flûte traversière comme s’il avait encore plus de valeur que son existence ou qu’il pouvait par un miracle improbable apporter ici une lumière salvatrice qui la sauverait du sort inéluctable et fatal qui ne pouvait manquer de la frapper. À ce moment, la seule pensée qui ressemblait à la femme qu’elle était devenue était « Plutôt faire face à la mort que me faire tirer dans le dos et mourir face contre terre, visage dans la boue. » Mais l’homme acquiesça comme s’il prenait bonne note d’une information importante, reprenant :

« Moira Willima, jeune fille, tu as vu des choses bien laides ce soir. Penses-tu pouvoir les oublier ?

- … Comment ?... Je ne sais pas…

- Tu ne sais pas ? Cela ressemble à un non. Écoute bien, si tu en parle à quelqu’un il se produira un malheur. Tu comprends ? »

Bien sûr qu’elle comprenait. En revanche elle ne comprit que bien plus tard pourquoi il lui avait pris son collier qu’elle portait tous les jours, ses mains sentant la poudre qui frôlaient son cou pour le détacher ; elle incapable de bouger, de dire qu’elle y tenait. C’était une évidence à présent. Mais son père n’avait pu accepter la promesse de silence que sa fille choquée avait donnée et il avait l’avait interrogée, encore et encore jusqu’à obtenir le récit complet des événements et qu’il ait prévenu la police en dépit des supplications de Moira qui était sûre que l’homme saurait qu’elle avait manqué à sa parole. Son père cependant avait insisté et bien expliqué qu’il ne fallait jamais céder à l’intimidation, et de toute façon qu’une promesse arrachée sous la menace d’une arme n’avait aucune valeur. Ce n’était que des années après sa mort qu’elle put accepter cette terrible leçon.

Car l’homme avait su.

La police était venue chez eux, pour l’interroger, faire un portrait robot, relever les preuves et amener les dépouilles à la morgue, une voiture en faction devant chez elle, deux agents qui dormaient dans le salon. Mais ils ne pouvaient imaginer la manière dont il l’interrogea. Cette nuit, il vint jusque dans son rêve, s’assit auprès d’elle et lui demanda si elle avait su tenir sa langue. Terrifiant et fascinant croquemitaine qui pouvait chasser les cauchemars ou en créer à volonté. Comment cacher qu’elle avait tout dit finalement ? Ce n’était pas possible, pas pour l’enfant qu’elle était. Il revint cette nuit-là et les tua tous. Sauf elle. Pourquoi pas elle ? Il ne l’avait pas dit. Pour la faire souffrir ? Par jeu ? Parce qu’il avait vu quelque chose en elle, qu’il avait pressenti qu’elle pourrait finalement devenir comme lui ? Ou bien était-ce par ce drame qu’elle avait été façonnée, formée ? N’avait-il pas par la suite utilisé la voie des rêves pour lui apprendre à mieux voir le monde ? Son mentor était le meurtrier de son père. Devait-elle y lire un symbole délibéré au sens obscur, une forme de sacrifice, une nécessité inéluctable?

Quelques années plus tard alors qu’elle apprenait avec détermination tout ce qui pouvait lui servir pour détruire des monstres tels que celui qui avait tué son père et les policiers présents, il revint vers elle. Non en personne mais par le rêve. Adolescente elle l’avait sans cesse rencontré, vu, revu. Il venait dans ses cauchemars, non pour la tourmenter mais pour lui dire qu’il veillait sur elle, qu’elle n’avait aucune crainte à avoir. Sous sa protection, bénéficiant de la bienveillance d’un démon d’une nature incertaine elle pouvait dépasser la peur, faire appel à de sombres puissances pour combattre et détruire ses semblables sous une infinité de visages brutaux et violents. Il lui avait donné son nom une fois, dans un rêve. Était-ce véritablement un nom ? Avait-il un sens à la hauteur de l’impression troublante qu’il lui avait faite ?

Elvénémariel.

Cela sonnait comme un mystère, un secret, une clef qui viendrait d’un pays de sable où le divin minéral se trouverait dans l’absence même de la vie qu’il est dans le vent de l’orage qu’il amène. Dire qu’ici il pleuvait tant que le nom du pays en venait ! Un homme minéral aux pupilles qui se fondaient dans un iris totalement noir, insondable, abyssal. Dans la symbolique des exorcistes la pierre était liée aux morts, le bois aux vivants, fallait-il en déduire quelque chose d’utile ?

Pourquoi son ennemi l’avait-il poussée à devenir ce qu’elle était ? Pourquoi un prédateur formerait-il une chasseresse pour ses semblables ?

D’une certaine façon il incarnait sa fatalité, son destin ; elle qui tranchait le fil de vies qui la défiaient, première prisonnière de son inéluctable voie qui s’imposait à elle autant qu’elle l’imposait aux impudents qui refusaient l’ordre qu’elle représentait. Elle ne montrait pas plus de pitié que lui autrefois envers elle… Et devait admettre qu’elle avait développé un même sens étrange du sursit, accordé à ceux pour lesquels elle espérait avoir perçu un germe du changement. Cela signifiait-il qu’elle était devenue la semblable d’un monstre meurtrier qui tuait par calcul ou pour un pari sur le futur d’une personnalité ?

Moira éteignit la douche, sortit se sécher, un regard distrait devinant la ville au dehors, au travers des stores héliosins en bois. Beau temps. La neige commençait à fondre en ville, les rues seraient dégagées. Elle opta pour un complet noir à fines rayures plus claires, un gilet de soie dont les motifs floraux se révélaient dans les jeux de lumière et une chemise à col haut également noire, la seule note tranchant dans l’ensemble étant une large cravate gris perle, piquée d’une épingle ouvragée argentée. Un dernier tour dans la salle de bain pour nouer ses cheveux sombres sur la nuque en catogan et souligner ses lèvres de vermeil. Pour finir, des bottines à petits talons qui claquaient, des gants de cuir noir et un long manteau qui l’enveloppait, caressait sa silhouette et dansait à ses grandes enjambées décidées.

En peu de temps elle fut dehors en bas de l’immeuble, hésitant un instant : tramway ou taxi ? Ce n’était pas très loin mais les bagages que l’inconnue amenait pour son voyage pouvaient être encombrants. Taxi. Aucune difficulté pour en héler un à cette heure de la journée, ces véhicules électriques complétaient les transports en commun et permettaient à l’essentiel de la population de Sikaakwa d’aller et venir aisément. Les conditions techniques de transport et de stockages de l’électricité cependant ne permettaient pas de desservir les zones situées au-delà de la proche banlieue. L’extérieur de la ville restait sauvage, chevaux et chemin de fer à moteur à vapeur y dominaient, ponctuellement concurrencé par une automobile à moteur à explosion. Celles-ci consommaient un carburant importé d’Union, à un prix suffisamment dissuasif pour que la majorité des habitants du Regenland préfère alterner les sources d’énergie selon les besoins, électricité en ville, charbon et force animale dans les campagnes, contribuant à creuser le contraste culturel entre ces deux mondes, juxtaposition d’une technologie moderne offrant un grand confort, et de la nécessité de s’adapter aux forces naturelles d’un pays encore largement inexploré.

Derrière les vitres elle voyait défiler les édifices, immeubles et lieux publics. Le jardin botanique, vaste étendue admirablement mise en scène avec une élégance géométrique et épurée, des chemins de briques, des cascades chutant sur des blocs de béton entourés de pins, des exemplaires d’une multitude d’espèces de plante présentées et des zones de jeu, sport, détente… Elle aimait y courir quand le temps était meilleur et elle était loin d’être la seule à profiter de cette nature domestiquée, idyllique, une vue imprenable sur le grand lac dont on devinait à peine l’autre rive. Personne n’était encore parvenu à en mesurer la profondeur et beaucoup spéculaient sur les anomalies de courant et température. Moira pour sa part avait appris que cette eau noire insondable était habitée d’une étrange manière, par des consciences qui semblaient nager sous la surface, à la fois proches et incompréhensibles. Elle n’avait eu que peu affaire avec elles et ne s’en plaignait pas.

L’esprit perdu dans ses souvenirs, elle ne prêta pas attention au reste du trajet, sortant simplement de la voiture une fois arrivée à la gare. Un vent glacé soufflait ici, comme emporté sur le trajet des lignes de chemin de fer. Elle ne prit pas la peine de chercher à savoir. Les morts voyagent, nomades, sur les routes et les landes austères, appelés aux croisements. Ils portaient avec eux le froid qui les glaçait et le refus de l’acceptation du terme, s’égarant sans but dans l’hiver et la tempête, dans la brume et les heures sombres. Une étape de leur voyage sans but ou bien un appel impalpable, un frémissement que seuls des sens aussi évanescents pouvaient percevoir. Elle traversa vivement la place dallée devant la gare. Une bourrasque balançait et chiffonnait une page de journal, encore un article qui évoquait cette folie funeste, ces violences incompréhensibles, semblables et différentes à chaque fois, sans lien apparent en dehors d’un drôle de dessin récurrent griffonné par les auteurs des faits et pourtant incapables de l’expliquer, quand par chance, ils étaient vivants et en état de comprendre la question.

Une fuite en avant, une conscience absorbée par un présent perpétuel.
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Iris
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Chap. 3

Message : # 898Message Iris
12 avr. 2011, 20:02

BANNI

Une tombe vide. Encore. Combien y’en avait-il ? Une vingtaine au moins dans l’état actuel des fouilles, mais les limites de cet étrange cimetière étaient incertaines et difficile à déterminer avec les racines d’arbres séculaires voire millénaires.

Le sanctuaire portait bien son nom, réserve naturelle majestueuse, un infini presque sacré au cœur même de la forêt primaire. Il y avait ici une concentration impressionnante de plantes qui avaient atteint un âge vénérable, au point que beaucoup supposaient qu’il devait y avoir quelque chose dans le sol. Peut-être que cela expliquait pourquoi il était si facile de se perdre ? Certains membres de l’équipe étaient seulement partis faire leurs besoins à quelques dizaines de mètres au plus et il leur avait fallu plusieurs heures pour revenir. Rien de grave, heureusement. Cela aurait pu être inquiétant et certaines parties du sanctuaire étaient réellement effrayantes, mais dans l’ensemble, l’impression presque mystique qui se dégageait incitait les chercheurs au respect et au silence, n’osant qu’à peine murmurer, mais appréciant vraiment leur séjour ici.

À défaut d’une dépouille, les archéologues pouvaient se satisfaire de l’ensemble de l’équipement du probable défunt, à savoir dans le cas présent des bijoux, colliers de coquillages délicatement percés et agencés en plusieurs rangs, comme s’ils étaient posés sur la poitrine ; un masque peint de rouge, blanc et noir, parfois de bleu, représentant un visage stylisé, semblable aux autres cénotaphes ; plusieurs poteries fines du style Sikaakwa IV, identifié comme quatrième période de la culture s’étant développée sur les rivages du lac où se dressait à présent la mégapole de Sikaakwa. Et enfin cette étrange flûte en os, parfaitement conservée, une véritable merveille tellement fraîche et belle qu’elle donnait irrésistiblement envie d’en jouer au présent pour entendre les mélodies qui enchantaient ces peuples anciens et dont ils savaient si peu de choses.

Cela avait une campagne de fouille à la fois passionnante et déconcertante. Il examinait les photographies et les dessins qu’il avait effectués durant l’été dernier et il se rappelait cette atmosphère irréelle, les racines qui enveloppaient les tombes comme si elles avaient entouré un contenant dont le matériau s’était décomposé avec le temps. Partout, sur rochers et bois morts, de la mousse, épaisse et d’un vert intense, tendre et vif à la fois, imprégnée de l’humidité des brumes fréquentes. La végétation avait été un obstacle constant durant leurs fouilles, et le fait de ne pouvoir abattre d’arbres séculaires pour respecter le règlement de la réserve naturelle n’avait pas aidé. Il avait fallu s’appuyer sur les dispositions des mégalithes qui étaient pris dans les buissons, dissimulés, perdus, s’appuyer sur les agencements de pierre pour deviner les tombes et commencer à creuser. Mais pourquoi ces tombes vides ? La culture Sikaakwa IV était la seule à avoir fait un usage répandu et important des cénotaphes… à supposer qu’on pût réellement parler de tombes symboliques de défunts absents ? Les études de ces pratiques étaient essentiellement fondées sur les travaux artlandais sur les cultures orientales et il s’agissait de tombes dressées pour le repos de l’âme d’un individu supposé mort à la guerre à l’étranger, ou en mer.

Dans l’état actuel des recherches, il semblait que Sikaakwa IV avait continué à avoir des cimetières normaux sur les rivages du lac, dans des sortes de champs de pierres, champs de morts qui regardaient vers le nord. Cependant les membres de cette culture avaient également investi la zone dite actuellement du Sanctuaire pour des installations que la thèse dominante qualifiait de cultuelles, dont ces cimetières vides de squelettes mais dont les tombes renfermaient des offrandes composées d’objets de qualité : poteries tournée d’une finesse telle que leur utilisation au quotidien était à exclure du fait de risques élevés de les ébrécher ; bijoux faits de matières rares dont les coquillages et la nacre étaient les plus fréquents ; pointes d’armes polies avec soin ; masques tous différents mais évoquant des visages… Des analyses étaient en cours pour déterminer si les céramiques avaient contenu des matériaux organiques, mais même si cela avait été le cas, il faudrait avoir de la chance pour que les échantillons permettent de les identifier précisément.

Restait cette flûte en os.

Carol Lewis se leva de son bureau pour faire quelques pas et s’étirer en regardant distraitement par la porte en verre qui donnait sur une petite terrasse et cour intérieure de son appartement. Il avait de la chance d’habiter au dernier étage, il bénéficiait de ce petit jardinet aménagé de buis taillés en boule, de bambou et de quelques autres plantes persistantes qui lui permettaient d’avoir une jolie vue y compris en hiver. Quelques flocons s’envolèrent portés par un coup de vent et tombèrent doucement dans son paysage intérieur tandis que l’essentiel de la neige qui ne se trouvait pas à l’ombre avait fondu.

Où étaient-ils ? Pourquoi ne trouvaient-on plus trace du peuple autochtone du Regenland ? Au début les colons artlandais pensaient arriver sur une terre vierge, mais rapidement, les traces sur les sites de Teskani, Sikaakwa, Pariki, Yeplee ne laissèrent aucun doute sur une présence humaine antérieure, des peuples qui avaient disparu corps et âme voilà plus de trois siècles. Depuis les travaux en préhistoire ne manquaient pas, des fouilles organisées systématiquement à l’occasion des grands chantiers de chemin de fer, de routes, d’immeubles, d’autres qui se tenaient chaque été sur les sites les plus connus et riches, régulièrement des prospections plus ou moins aléatoires. Pour expliquer la disparition du peuple autochtone, deux théories s’affrontaient. La première était celle de la grande migration, suite à une dégradation des conditions climatiques au Regenland, ils seraient partis vers l’ouest ou vers l’actuelle Union, dans les deux cas, des territoires largement inexplorés à l’heure actuelle. La seconde était véritablement catastrophiste puisqu’elle cherchait à démontrer que cette population ancienne avait été tout simplement éliminée à l’occasion d’une catastrophe de grande ampleur, telle que l’éruption d’un super volcan par exemple ou la chute dans la mer proche d’une météorite. Aucune des deux n’avait encore pu se vérifier de manière certaine et ne pourrait sans doute l’être tant que demeureraient les problèmes de datation des vestiges de Sikaakwa IV. C’était tout particulièrement vrai des pièces ramenées du Sanctuaire, les laboratoires, pour des artefacts pourtant manifestement de même style et même facture, mesuraient des anciennetés aberrantes, différentes de plusieurs siècles pour chacune.

Merveilleuse petite flûte, elle semblait avoir été taillée la veille !

À l’angle de sa petite cour intérieure une audacieuse araignée s’était installée, sa toile délicatement couverte de givre, suspendue aux gouttières, donnant à voir ses dessins raffinés et souples, une œuvre d’art inconsciente de sa propre beauté mortelle. Sans doute la chaleur dégagée par la ville en général et l’immeuble en particulier suffisait pour la maintenir éveillée en dépit de la saison. Les arthropodes n’étaient pas exceptionnels dans les représentations des peuples de Sikaakwa I à IV d’ailleurs. Il avait été possible de discerner pour les trois premières périodes un lien entre les morts et les fourmis et le milieu de la recherche en avait déduit qu’il était possible de faire une analogie avec d’autres peuples animistes qui liaient la mort aux abeilles, aux fourmis ou bien aux termites. Les défunts anciens semblaient y avoir une âme qui se recroquevillait et devenait partie d’une société industrieuse. En revanche l’araignée était plutôt associée apparemment à des artisans, sans doute à cause de son talent de tisserande.

Lui vivait dans une sorte d’immense fourmilière de pierre, briques, acier et béton. Des perspectives vertigineuses, des terrasses couvertes de jardins comme autant de clairières pleines de vie tandis qu’en bas de petites silhouettes s’agitaient, couraient, se pressaient. Carol Lewis se cherchait du lait dans le réfrigérateur aux formes généreusement arrondies et laissait son regard se perdre dans les hauteurs et les profondeurs, un paysage toujours un peu irréel quand il songeait à cette vie qui semblait animer chaque parcelle du Sanctuaire, pousser, grandir, respirer, rêver.

Ici il rêvait moins.

Métal et pierre, minéraux et froids. Dans certaines cultures le bois est associé aux Vivants et la pierre est réservée aux défunts. Parfois même le bois bénéficie d’une telle aura qu’il en devient sacré et est le matériau de construction de prédilection de drôle de temples biscornus et élevés à plusieurs toits, il avait lu quelque chose là-dessus sur la civilisation d’Irritiran… En suivant cette manière de concevoir le monde, en habitant un immeuble typique de Sikaakwa assez proche du Centre ville, il vivait dans une sorte de tombeau, un lieu comme faits pour les Morts, alors que les Vivants finissent par leur ressembler en devenant des fourmis, cela prenait soudain tout le sens absurde d’une accumulation d’heures de travail à essayer de comprendre la manière de penser de gens trépassés depuis bien longtemps.

Le lait était frais et il songea encore, un millier d’aspects à la fois. La blancheur de l’os, la poésie d’un air oublié, un présent perpétuel qui existait par la grâce même de l’éphémère, une cité de rêves égarés, ces souvenirs impossibles, sa familiarité et son aisance pour se saisir de notions et concepts qui n’étaient plus que des fils épars d’une trame dispersée, à peine des ombres fugitives de structures. C’était comme d’écrire la partition d’une mélodie, non pas en l’inventant, en imprimant sur la feuille blanche une image intérieure, mais en faisant apparaître sur cette surface immaculée ce qui y avait en réalité toujours figuré. Exactement la même chose que les gravures et peintures rupestres situées sur les surfaces les plus improbables et parfois quasiment inaccessibles, mais nécessairement investies car déjà habitées, les traits d’ocre rouge stylisés rendant visibles et accessible le monde invisible des esprits.

Un coup d’œil au journal plié sur la table encore un peu encombrée des vestiges de son petit-déjeuner. Il l’avait acheté machinalement en descendant acheter des brioches fraîches au boulanger au coin de la rue et l’avait à peine regardé. Le feuilletant de nouveau il s’attarda distraitement sur cette série de coups de folie, parfois meurtriers, qui traversaient la ville comme un souffle violent. L’article était accompagné d’une illustration qui était censée reproduire le dessin récurrent et plutôt maladroit des auteurs des faits. À la rigueur, ça aurait pu figurer comme une gravure rupestre représentant une sorte d’idole. Il posa son verre et le journal pour se préparer un goûter sous forme de brioche tartinée de beurre et de confiture de myrtille, hésita puis renonça à se faire du thé. Une idole archaïque ? C’était presque son domaine de compétence. Pouvait-il apporter un éclairage pertinent sur cette affaire ? Il n’y connaissait rien en psychiatrie, pas plus qu’en criminologie. Cela dit, la police pataugeait elle aussi à en croire le journaliste, « forcément, avec des actes aussi irrationnels et par là imprévisibles ». Cependant, l’irrationnel n’a rien d’imprévisible, simplement il obéit à d’autres lois, celles d’un monde magique où naturel et surnaturel s’interpénètrent et interagissent. Mais même avec cet angle de lecture des faits, il ne trouvait pas spontanément de prévisibilité, pas plus que de structure ou de motif récurrent et il se désintéressa de ces actualités.

Son verre vide, il le remplit de nouveau au robinet pour arroser les plantes en pot installées sur le rebord de la fenêtre. Il y avait là deux fougères un peu différentes, leur terre tapissée de mousse comme l’image qu’il se représentait de la forêt idéale ; un jeune hêtre qu’il lui faudrait un jour prochain changer de pot et finalement planter dans les bois, ne pouvant se résoudre à le contraindre à devenir un bonzaï ; et une bouture d’un drôle de noisetier qu’il avait trouvé dans le Sanctuaire. Il pourrait sans doute bientôt le mettre en terre, les racines s’étaient assez bien développées. À chaque fois il demeurait fasciné devant cette aptitude des plantes à se reconstruire, créer un nouvel individu. La conscience humaine se voulait une et indivisible, liée à un sujet qui l’était tout autant. Comment concevoir une conscience végétale capable de se briser, se séparer et devenir une multitude différente et semblable à la fois ?

L’heure avançait, il allait être temps d’y aller.

Dehors, tout en bas dans la rue, une bourrasque se muait en tourbillon neigeux. Étrange à quel point cette blancheur pouvait ressembler à une ombre, un obscurcissement, une opacité, une privation. Un souffle qui errait, changeait, hésitait. Il avait quitté le champ de vision de l’homme qui retourna prendre un pull-over dans son bureau qui occupait en réalité tout l’espace du salon. De nouveau un vague coup d’œil à la fenêtre donnant sur la cour intérieure. Il devait faire froid. Gants, écharpe, bonnet, manteau trois-quarts, coupe et couleur évoquant ceux en usage dans la marine. Refermer les éléments intéressants et lisibles de ses notes dans un dossier à couverture rigide, les livres qu’il avait empruntés à la bibliothèque, jeter le tout dans le sac en toile bleu sombre qu’il portait sur l’épaule. Plus qu’à fermer à clef derrière lui pour prendre l’ascenseur, d’un modèle un peu particulier : il était constamment en activité, plusieurs cabines l’une au-dessus de l’autre, d’un côté montant, l’autre descendant, aucune porte d’accès, il fallait s’élancer dans la cabine en mouvement. Un exercice un peu stressant au début, et dans tous les cas, peu adapté à des utilisateurs en chaise roulante, à jambe cassée ou trop timorés. Pour eux, il n’y avait que les escaliers. Un comble puisque l’ascenseur est tout de même censé faciliter la vie des personnes, notamment à mobilité réduite. Cela dit, Carol Lewis trouvait que l’œuvre de cette mécanique pittoresque était assez admirable pour accepter son incertain utilitarisme.

Une place pour l’inutile.

L’art et la recherche. Objectivement, on ne meurt pas de manquer de l’un ou de l’autre. Il est même aisé de faire des économies en les négligeant au profit de la santé, de la sécurité, de l’habitat. D’ailleurs qui est en mesure de s’y consacrer, si ce n’est la frange la plus aisée de la société ? Rémunérer des artistes, des restaurateurs, des chercheurs aux résultats incertains et par définition imprévisibles dans les domaines les plus improbables est un luxe que semblent ne pouvoir s’offrir que ceux qui vivent une époque d’abondance. Pourtant face à la fragilité de l’existence, l’impossible assurance du bien être matériel, l’inexistence de garanties face à l’impermanence, la seule consolation est dans la transcendance d’une condition humaine qui ne peut se satisfaire de ses simples limites et faiblesses. L’aspiration à une intensité, à une grandeur qui la dépasse hésite entre le nihilisme de la destruction et l’élan de la création. Beauté et Vérité, deux absolus exigeants, divins, impossible à jamais pleinement satisfaire. Les atteindre est en fait vide de sens, c’est l’ensemble des actions visant à les atteindre qui constitue l’essence de l’humanité. Le sens de l’existence dans l’élan d’un renouvellement, une génération spirituelle féconde transmise par l’inspiration offerte à chacun au travers d’une œuvre ou d’une idée. Il y a de la joie à frôler un concept, à découvrir une structure, à percevoir un fragment d’univers, à donner vie à une image. Une joie enthousiaste et cependant seulement souriante, qui déborde de lumière, qui emplit l’être d’une conscience transparente, claire, paisible et intense à la fois, une force sereine, un lien évident entre l’intérieur et l’extérieur, l’individu et l’universel.

Au fond, lui, simple chercheur, il s’amusait follement à étudier ses populations passées, à les côtoyer, les recréer, les vivre, penser, analyser, étudier, échanger. Découvrir les mystères de ses chers « Sikaakwa IV », c’était un jeu de l’esprit qui constituait le cœur de son existence et lui donnait un sens.

L’essentiel est dans la futilité.

Dans le hall un homme accroupi se réchauffait aux tuyauteries qui menaient l’eau chauffée dans la chaudière au sous-sol aux différents appartements. Le chercheur se rappelait l’avoir déjà entrevu, la quarantaine abîmée, yeux bleus délavés, pommettes roses qui annonçaient un cœur aussi fatigué que sa volonté usée à force d’épreuves. Il lui avait déjà donné quelques pièces, mais ça ne changeait rien à sa situation, à son attitude mélancolique, c’était à désespérer. L’autre ne réagissait même plus à la présence de quelqu’un qui passait à côté de lui. En voilà un pour qui chaque jour était un purgatoire à l’image du précédent, une succession de manques et de résignations. Un long regard à l’adresse de cet inconnu familier, aucun retour, aucun contact qui donnerait une prise, une possibilité d’échange. Carol Lewis n’insista pas, s’arrêta seulement pour vérifier le contenu de sa boîte aux lettres, vide. Dans le fond une porte claqua, le vagabond toussa et se racla la gorge. Le chercheur les laissa derrière la première double-porte. Un espace entre les deux faisait office de sas isolant, un moyen simple et assez efficace pour éviter les déperditions de chaleur dans un pays aux hivers rigoureux. Ses murs couverts d’affiches annonçant des spectacles ou demandant de retrouver un animal perdu. Il imaginait les heures passées à faire le tour des immeubles à les coller, méthodiquement. Tant d’appels lancés à des inconnus déjà occupés à bien autre chose, quelqu’un les lisait-il vraiment ?

Dehors l’air était vraiment glacial et le vent n’arrangeait rien. Carol Lewis resta un instant sur le pas de la porte de son immeuble, en haut des cinq marches qui menaient à la rue, hésitant à grelotter ostensiblement ou se contenter de souffrir en silence sans chercher à remonter son col, d’ailleurs ça ne servirait à rien, il était déjà aussi correctement vêtu que sa garde-robe lui permettait, il fallait faire avec. Une petite demi-heure de marche « vivifiante » pour se rendre au musée. Il ne servait à rien de prendre un taxi pour un si court trajet, quant au tramway, pour l’utiliser il aurait fallu faire un détour, il n’y gagnerait pratiquement pas au final.

Les rues étaient larges, organisées selon un plan de ville en damier, les surprises venaient avant tout des allées étroites entre les blocs d’immeubles, passages piétons, cours intérieures, terrain de sport, arrière cour sordide, passage carrossable où se garer, sorties de secours des bâtiments, bennes à ordures… Le contraste entre côté pile et côté face pouvait être important, en bien comme en mal. Tel bloc recelait un petit paradis fleuri qui lui donnait des airs de village charmant, tel autre dissimulait un coupe gorge. Une multitude de façades évidentes, bien apparentes, et le seul moyen de connaître leur réalité, leur vérité, était d’entrer à l’intérieur. Telle construction semblait belle et solide alors qu’elle était fissurée de toutes parts, menaçant de s’effondrer à la moindre épreuve que lui infligerait son environnement ; alors qu’une autre ne payait pas de mine et traverserait les siècles avec une détermination patiente.

Dans les hauteurs un faucon se posa sur la gargouille grimaçante d’un immeuble inspiré du délice athée pour les figures mythiques, stylisées et racées. Le rapace solaire sur la tête d’une créature infernale, un chasseur qui voyait tout depuis les hauteurs et pouvait prononcer ses jugements à l’aube, fondre impitoyable sur ses proies, vermines nocturnes. Un instant de poésie minérale qui le distrayait du passage d’une rue comme éteinte, des feuilles de journaux volaient au vent qui s’engouffrait dans les plus infimes interstices. Dans les ruelles perpendiculaires un dealer. En fait Carol n’en était pas tout à fait sûr, mais l’homme avait des habitudes d’attente, une attitude méfiante et un peu agressive, semblant en même temps scruter et jauger les gens. Apparemment le chercheur n’avait pas la tête d’un client potentiel et les deux s’ignoraient, une rue les séparant, aucun contact. L’autre avait-il seulement reconnu en Carol un quidam qui l’examinait et réfléchissait sur qui il était, quelle vie il pouvait avoir pour avoir pris ces décisions ?

Restaurant spécialisé dans les plats plutôt relevés à base de sauce tomate. Puis un bar ; deux immeubles d’habitation. Tourner à droite. Un employé sur une longue échelle assurée par son collègue montait changer l’ampoule d’un lampadaire. La plupart duraient pourtant remarquablement longtemps. Carol ralentit le pas en entendant des badauds discuter d’une agression qui avait eu lieu à proximité, l’ampoule avait claqué, juste à propos pour empêcher de voir qui était impliqué. La voisine d’en face sortie malgré le froid mordant dans son manteau d’intérieur à fleurs en était très déçue, elle était même venue exprès pour parler du fait qu’elle n’avait justement rien pu voir alors qu’elle était alors à sa fenêtre. Un bar à soda qui vantait ses recettes originales. Certaines étaient plutôt déconcertantes, avec des goûts de bonbon et des dérivés censés être énergétiques, issus du café et d’autres plantes stimulantes comme la coca. Carol Lewis y était déjà venu avec des collègues, une ambiance plutôt pimpante avec un juke-box et des adolescents qui s’y retrouvaient par grappes joyeuses et en même temps prenant ces rencontres sociales très au sérieux. Il y avait un lycée non loin à quoi il fallait ajouter l’université à deux pas, le bar à soda décoré crème vanille et coulis de cassis ne désemplissait pas, servant des sandwichs chauds ou froids, des muffins et des glaces du matin jusqu’à tard le soir à ceux qui préféraient déjeuner là plutôt qu’au réfectoire, dîner ici plutôt que seuls dans leur chambre d’étudiant.

Il était presque arrivé, il voyait déjà les marches monumentales qui menaient à l’entrée principale du musée, les grands lions ailés qui les flanquaient, l’allégorie du savoir universel sur le fronton. Pourtant quelque chose l’arrêta à côté d’une boutique de fleuriste, « La clef des songes ». Boutique élégante comme toutes celles dans les environs, bois vernis de noir et dorures mettaient en valeur les verts éclatants des feuillages et fougères, les écarlates, pourpres, carmins et vermillons de nombreuses roses, des lys et des arums d’une blancheur neigeuse, de délicats iris jaunes et violets. Pourquoi s’arrêtait-il au juste ? L’homme qui venait d’entrer dans la boutique l’avait interpelé d’une certaine manière. Comme s’il tranchait dans le décor, une impression déconcertante.

(à suivre)
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Suite - Chap. 4

Message : # 1368Message Iris
24 avr. 2011, 10:00

Cela n’avait duré qu’un instant, à peine un clin d’œil, et pourtant Carol restait suspendu entre deux pas, hésitant, absorbé dans la même incertitude du seuil. S’il avait franchi déjà les limites de la forêt du Sanctuaire, s’il observait son monde avec une attention durable et persévérante, c’était poussé par la même soif, une curiosité systématisée, un besoin de l’ailleurs, du pourquoi, du comment, de l’inconnu.

Son esprit était avide et affamé.

NOURRIR L’ÂME

Trop propre, trop effacé, trop enfumé, trop dilué.

L’affolement l’envahissait, une soif, mais de quoi ? Le vertige ne le quittait pas, tout était en déséquilibre, les lignes de fuites des perspectives s’entremêlaient d’un millier d’horizons passés, présents, futurs, conditionnels, paradoxaux, éventuels. Chiffres, mesures, choix des matières… L’image des murs l’obsédait, leur verticalité l’exaspérait, il fallait les verdir, les transformer en gazon. N’est-ce pas ?

Entêtants.

Les parfums l’appelaient et l’apaisaient tout à la fois. Il lui semblait parvenir de nouveau à avoir des idées claires. La clef des songes ? De quoi rêvait-il déjà ? Perdu, oublié. Impossible de réellement effacer tous ses souvenirs, mais c’était ailleurs, inaccessible à sa conscience, égaré, quelque part. Il savait seulement qu’il ne pouvait savoir. Comment savait-il qu’il ne savait pas ? Fallait-il être lucide pour cela ? Depuis combien de temps n’arrivait-il plus à penser ? De quoi devait-il se rappeler ? Un mot sur le bout de la langue et ça ne le laissait pas en paix.

« Bonjour Monsieur, vous êtes intéressés par les arums ?
- … Je ne sais pas… »

Son interlocutrice était une jeune vendeuse à mi-temps zélée, travaillant pour payer ses études, sans doute ne sachant pas encore quand laisser le client tourner en rond seul dans le magasin. La vingtaine, yeux bleus souriants, queue de cheval, chemisier blanc et jupe de tailleur sombre. Elle devait vraiment s’emmerder pour trouver à parler à un mec dans son état, elle ferait mieux de causer avec le type qui venait d’entrer derrière lui :

« Dans le langage des fleurs ils signifient l’âme et invitent celui à qui ils sont offerts à écouter leur âme, et donc en fait par là, leur cœur…

- Leur âme, hein ?

- Oui, c’est ça. Vous savez c’est surtout une représentation de l’être intime, un symbole de ce qui fait de nous des individus, un appel à exaucer les vœux qui nous tiennent le plus cher, vivre pleinement. C’est un peu le message de toutes les fleurs, leur aspect éphémère nous rappelle notre finitude et en même temps nous poussent à cueillir le jour…

- Un jardin pour les âmes ? nota l’étrange architecte sceptique

- Le monde enchanté d’un champ de fleurs fait d’individualités épanouies, je trouve ça plutôt beau !

- Ouais, faut encore en trouver. Et chacun est une fleur différente j’imagine.

- C’est un but à poursuivre, une représentation idéale, une asymptote vers laquelle on tend. J’ai vu ça en cours, nous avons un séminaire consacré au sens philosophique des figures métaphoriques en poésie… Alors dans cette image, bien sûr que chacun est une fleur différente, sinon il n’y aurait pas de reconnaissance de l’unicité de l’être, récita-t-elle avec force conviction.

- Qu’est-ce qui fait de nous des individus ? La conscience de notre mémoire, de ce qui subsiste d’un pareil en dépit du changement ? J’arrache cette branche à cet arbuste, j’en fait une bouture, un autre arbre va naître, semblable au précédent, deux fois la même âme avec des morceaux qui ont bourgeonné. Des lambeaux de mon être vont-ils en nourrir un autre, le féconder, se développer, faire de moi un sale parasite, un cancer qui refuse de mourir et dévore son hôte et semblable ? »

Même une optimiste étudiante en littérature ne pouvait manquer d’être terrifiée par le regard fixe et noir qui la transperçait désormais d’une colère dure, d’un cynisme désespéré et implacable. Elle avait devant elle un homme cerné, dégageant une sueur aigre et fatiguée, qui semblait la mettre au défi de combler le vide atroce qui l’anéantissait. Comme elle avait osé parler de joie, elle devenait responsable de son malheur. Soudain effrayée, elle recula d’un pas, cognant contre un pot de chrysanthème. Elle était trop affolée pour percevoir les mouvements de l’autre client. Allait-il fuir ? Chercher du secours ? Intervenir ?

« Où sont les roses des paradis et les lys élyséens ?
- Pardon ? demanda-t-elle en tremblant, ignorant de quelle sous-espèce il s’agissait
- Quoi ?
- Je n’en ai pas !
- De quoi ?
- Mais ? Vous… demandiez des roses des paradis et des lys élyséens, c’est que nous n’en n’avons pas ! »

L’homme semblait interloqué, ne pas comprendre ce qui avait pu le prendre de faire une telle demande, mais il avait déjà agrippé la jeune fille par le col, la soulevant légèrement du sol, la forçant à se tenir sur la pointe des pieds. Il était comme absent à cette conversation, ailleurs, discutant deux dialogues en même temps.

« Monsieur, lâchez cette femme. »

Une voix ferme, déterminée et en même temps mal assurée, qui n’avait pas l’habitude de lancer des ultimatums et qui cherchait en le prononçant comme poursuivre après. Un vague mouvement absent de l’intéressé sembla l’inspirer :

« Vous m’avez bien compris, elle ne vous a rien fait ; ça suffit maintenant, laissez-la. »

Un blanc.

« J’ai faim. Je suis affamé. »

La femme et le client échangèrent un regard interloqués et inquiets. Cannibale ? Ils s’attendaient à être agressés sur le champ ; mais non. L’homme était soudain comme désespéré, en profonde souffrance, perdu en lui-même, inaccessible.

« Soif, j’ai tellement soif ! »

Profitant de sa supplique le Carol Lewis se glissa de deux pas chassés en direction de la vendeuse qui le regardait atterrée, paralysée, n’osant pas tourner la tête de peur que le moindre mouvement appelle du forcené un déferlement de violence aveugle. Un geste imperceptible d’acquiescement, aussitôt il tendit une main qu’elle saisit, s’appuyant sur l’élan qui la tirait pour filer vivement derrière lui et respirer, yeux écarquillés dirigés vers le danger incompréhensible, insaisissable, qui lui glaçait le sang.

« Qu’est-ce que vous avez à la fin ? Ça vous amuse peut-être ? Vous croyez que je joue la comédie ? Que je vous joue un tour ? Des jours que ça n’arrête pas ! Je vois des visages, partout ! Je les entends qui veulent sortir de la pierre, du bois usé, des flaques, et mon esprit ne me laisse pas en paix ! C’est comme si je me noyais en permanence à l’air libre, j’étouffe et je n’arrive pas à me réveiller ! C’est comme si je n’existais pas, vous ne me voyez pas ! »

La vendeuse tremblait, mains crispée sur le dos du vêtement de Carol Lewis qui était forcé de garder son sang froid et de faire bonne figure. Seul il n’en aurait probablement pas mené bien large, mais le devoir de protection de plus faible que lui, d’avoir entre les mains la vie et la sécurité d’un autre lui conférait une force presque extérieure à la sienne et un calme lucide dont une partie de lui-même parvenait même à s’étonner.

« Je vous assure Monsieur que nous sommes conscients de votre présence.
- Que tu crois ! la lucidité, c’est pas juste une affaire d’habitude de la réalité !
- Effrayer une jeune femme ne vous fait gagner aucun crédit, aucune estime.
- Cauquemarre ! Mais j’en m’en fous de son respect, je veux juste qu’elle me voit ! Regarde-moi !
- Je conçois que vous souffriez, cela ne vous donne aucun droit de multiplier votre douleur et de l’imposer à d’autres.
- Pourquoi j’aurais des égards pour des gens qui n’en ont rien à carrer de moi ? tu peux me dire au nom de quoi je devrais faire attention à quelqu’un qui se moque que je vive ou que je crève ? »

La jeune femme protesta d’une voix rendue plus aiguë par l’émotion :

« Mais je ne me moque pas de vous ! Je vous ai accueilli comme n’importe qui…

- Justement, comme n’importe qui ! Comment je peux avoir de la valeur si je ne change pas la vie des gens que je rencontre ? Si ma présence ou mon absence ont le même effet nul, si je suis interchangeable avec n’importe quel fantôme de cette ville, en quoi ça me prouve que j’existe ?!

- Le simple fait que vous pensiez en tant que sujet indique vous existez ! tenta de raisonner logiquement Carol

- Je pense donc je suis ? Conneries ! Moi je pense et je ne suis pas ! Je n’existe pas ! Je ne devrais même pas exister ! Qu’est-ce que je fous là ? Dis-le-moi ! » cria-t-il finalement

De nouveau l’homme avait comme un blanc, un vide dans sa pensée, il sombrait à l’intérieur de lui-même. Carol Lewis en profita pour se retourner à demi, toujours prudent, prit une main de la jeune femme et lui murmura, inaudible, de partir, il allait rester et tenter de calmer le jeu en attendant les secours. Elle acquiesça, larmes aux yeux, reculant le plus doucement possible, sursauta et poussa un cri étouffé quand il se tourna soudain vers elle ; mais rien ; regard intense, noir et vide à la fois. Carol restait encore entre le dément et elle qui s’esquiva vers une porte de service.

Plus qu’à espérer qu’elle allait trouver rapidement du soutien.

« On est juste entre nous maintenant. » observa l’inquiétant inconnu avec détachement, comme s’il était redevenu lui-même, comme s’il avait joué délibérément le fou pour effrayer la femme.


(à suivre)
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Message : # 1558Message Iris
29 avr. 2011, 13:04

Des fougères, de la mousse, les branchages qui filtraient la lumière dans le sous-bois ; le parfum de la terre et des fleurs sauvage qui enveloppaient et pénétraient l’être jusqu’au plus profond de son âme et l’imprégnaient de leur substance. En un instant Carol avait été transporté, il se voyait dans la forêt du Sanctuaire avec les tombes vides. Devant lui se tenait un homme nu, blanc comme s’il était couvert d’argile blanche, un masque d’esprit sur le visage, une figure partagée en deux, la gauche maquillée et apprêtée souriait, la droite portant des cicatrices pleurait.
Cela n’avait duré qu’un instant fugace, Carol n’était même pas sûr de ce qu’il avait vu ou imaginé, mais l’autre l’observait avec attention :

« Je vais nous donner une voix. »

Il sortit un couteau de son veston ; Carol eut un sursaut de surprise, à peine le temps de se demander ce qu’il devait ou pouvait faire pour sauver sa vie ; mais déjà l’autre se frappa l’avant-bras en travers, s’infligeant une longue estafilade sanglante. Alors que le témoin restait choqué, incapable de prononcer le moindre mot, le fou trempa sa main dans son sang qui formait déjà une petite flaque : « Il fallait que ce soit rouge, tu comprends. » Avant de s’agenouiller devant l’élégant comptoir en bois pour y tracer un dessin qui longeait les figures des nœuds du bois. Des dessins dignes d’un enfant des petites classes auraient pu dire certains.

Une idole.

C’était une représentation semblable à celle dont parlait la presse et dont il connaissait des versions rupestres et antiques. Reconnaître la démarche ne lui donnait pourtant pas son sens. L’homme blessé devant lui était l’un de ces déments qui faisaient l’actualité, un mystère décousu aux révélations incertaines.

« Elles disent qu’elles te connaissent. »

L’odeur du sang se mêlait au parfum des fleurs, il ne manquait la senteur de l’encens et du brasier du sacrifice pour nourrir les dieux de ces offrandes immatérielles. Le comptoir orné de figures de sang au lieu d’ocre rouge devenait un étrange autel sacrificiel.

À un moment Carol avait pensé tenter de raisonner le forcené, puis il avait envisagé de l’affronter physiquement, enfin hésité à l’aider à panser ses plaies sanglantes. Son regard à présent glissait rapidement vers les deux sorties possibles. L’entrée par laquelle il était arrivé était encombrée de plusieurs lourds pots remplis de bouquets, des plantes en pot étaient suspendues au plafond, assez bas pour le gêner, à quoi il fallait ajouter que l’inconnu sur le chemin. La porte de service qu’avait empruntée la vendeuse était pratiquement libre, il suffisait d’enjamber quelques jarres.

« Tout ce qui existe doit avoir un terme. »

C’était trop. Carol bondit vers le passage ; l’autre réagit aussitôt, partant à sa suite dans l’instant. Dans le choc, des poteries se brisèrent, la terre se répandait sous son dos tandis qu’il le gardait à distance, tenant ses avant-bras qui voulaient le saisir et le frapper, s’appuyant sur ses jambes, cherchant à se relever, respirant à peine dans l’effort, leurs souffles courts, figures et expressions crispées par l’effort et la douleur. Le sang se déversait sans discontinuer des plaies, il s’imprégnait dans les vêtements, les humidifiait. Un dernier coup de l’un qui se relevait, l’autre l’attrapait par une jambe, le déséquilibrait, le sol de dalles, couvert de terre et de débris était glissant, il perdait l’équilibre, s’effondrait en frappant, se cognant lui-même douloureusement dans la confusion, l’écho du choc remontait dans les os du bras à partir du coude, il en avait à peine conscience, il fallait éloigner le couteau. Une tentative pour le prendre, saisir la main qui le tenait, la frapper au sol violemment pour la faire lâcher, mais l’autre le saisissait au col, l’étranglant en même temps à demi, laissant cette prise pour tenter de lui arracher l’oreille au lobe si délicat et fragile. Mouvement réflexe de la tête pour chercher à se mettre à l’abri de l’assaut, perte de sa position contre la main armée, il le poursuivait pour le mordre ! Tombant en arrière, il eut juste le temps de fléchir une jambe pour frapper d’un coup puissant en pleine poitrine qui lui coupa le souffle un instant, le temps de se lever, de chercher du regard une arme improvisée. Rien. Rien ! Il fallait trouver ! Deux pas en arrière, il se cognait déjà dans les pots, l’autre se relevait, avait repris son arme bien en main, une grimace proprement démente sur la figure, mais il ne la voyait pas, pas le temps de se laisser aller à la peur, il fallait une solution. À défaut de mieux il se baissa et lança avec force le balancement pendulaire des pots suspendus par des chaînes, déconcentrant l’autre qui cracha après avoir reçu un léger coup écarté d’un revers de la main qui avait encaissé.

« Tu vois pas que je veux t’aider ? »

Non, vraiment pas.

« Tant pis pour toi, maintenant tu devras faire avec ! »

L’autre eut un mouvement de rage du poing fermé, donna un coup dans des vases de roses, tulipes et narcisses qui se brisèrent et déversèrent de l’eau sur le sol, la flaque se mêlant aux fragments de céramiques et au terreau. Dehors le ciel gris s’était déchiré, un éclat brusque de soleil tomba dans la boutique par les vitrines, se réfléchissant sur les surfaces humides et métalliques, brutalement éblouissantes.

Quand il rouvrit les yeux, après ce qui sembla l’éternité d’un instant, Carol découvrit l’homme effondré, sanglotant, choqué, brisé, à bout de nerfs. La rupture était aussi réelle que difficile à concevoir, il en demeurait interdit. Il commençait tout juste à deviner la violence des coups qu’il avait reçus, sentant une brûlure dans son cou, y portant la main et découvrant un peu de sang. Apparemment l’autre avait réussi à le griffer plus fortement qu’il ne l’avait estimé. Rien de grave cependant. Il demeurait fixé sur l’inconnu, incapable de savoir quoi faire. Fuir ne semblait plus avoir vraiment de sens à présent. Plus encore, son agresseur lui faisait pitié, comme s’il lui semblait partager un lien, une humanité commune, comme s’ils étaient de la même famille sans se reconnaître.
Prudent, il s’approcha à pas comptés, cherchant l’arme du regard. Il avait été tellement crispé qu’il n’était pas parvenu à la lâcher, il restait comme accroché à elle : « Monsieur, posez ce couteau, vous ne pouvez tuer votre peine. » L’autre répondit, la voix étranglée de larmes :

« Mais je peux tuer celui qui la ressent.

- S’il vous plait… je vous en prie… il y a eu assez de drames… Vous n’êtes pas lucide, l’émotion vous fait perdre toute mesure.

- Je suis perdu ! C’est parti et maintenant je suis seul !

- Vous n’êtes pas seul.

- Pourquoi personne ne m’aime ?

- Écoutez, je… pense que c’est une mauvaise journée pour vous, vous devriez arrêter de réfléchir… Posez le couteau, s’il vous plait… Ensuite, voilà, oui, le couteau, je vais le prendre, tout va bien, restez tranquille, calme, … Tout va bien…

- J’ai détruit… Les fleurs, elles étaient si belles ! Oh non, elles vont mourir ! C’est moi qui les ai tuées !

- Attendez ! Restez avec moi, calme… Les fleurs, ce n’est rien, nous allons ranger, mettre les fleurs dans l’eau et elles iront très bien, il ne leur est rien arrivé de fâcheux. Vous voyez là, il y a des sceaux avec de l’eau, nous allons les ramasser et les mettre dedans, là, oui…

- Où vous allez ?!

- Je reste là, je me relève juste un peu pour m’étirer, tout va bien, je suis avec vous. »

En faisant quelques pas, il pouvait surtout s’éloigner et regarder où poser le couteau, il ne se sentait pas tranquille en le gardant sur lui tandis qu’il s’improvisait infirmier en hôpital psychiatrique. Alors, ces renforts, ça venait ?

Oui

C’était comme une certitude, une assurance tranquille, une présence.


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Message : # 1767Message Iris
05 mai 2011, 11:19

COHABITATION

Tout semblait tellement différent, un autre monde, vertigineux, impatient et élégant ; à croire que le simple fait de sortir dans la rue était déjà une raison suffisante pour être tiré à quatre épingles, ou peut-être qu’ils avaient des activités tellement importantes qu’ils ne pouvaient les accomplir qu’avec style. Beaucoup de costumes-cravates. N’avaient-ils pas l’impression de se promener avec une laisse ou une corde de pendu autour du cou ? Les dames portaient souvent de ravissants souliers à talons qui claquaient sur les dalles des trottoirs, ornés tantôt de nœuds, tantôt de boucles purement décoratives, ouvertes sur le coup de pied ou bottines à complexe jeu de lacets. Difficile d’imaginer qu’elles puissent avoir assez chaud avec ces chaussures ou leurs collants transparents d’une finesse arachnéenne. Tout de même ces gens offraient un tableau animé parfaitement assorti aux bâtiments et places ou monuments, et feignaient admirablement de ne pas sentir la morsure du froid. Impressionnant.

Apparemment les habitants portaient des tenues très différentes selon leur lieu de vie, un autre quartier, et voilà de solides chaussures, des vêtements de travail, de vieux manteaux qui avaient connu plusieurs hivers, des jupes fantaisies larges mais des collants en laine et des écharpes d’au moins deux mètres cinquante au vu de la traîne… Elle découvrait une grande diversité d’individus et finalement les gens d’ici étaient assez « normaux », comme ceux de chez elle en somme, et elle commençait à envisager de pouvoir s’en sentir proche, et cela simplement parce qu’ils réagissaient de la même manière qu’elle face au froid. Le premier choc de la découverte s’était focalisé sur des employés de bureau qui avaient à faire toute la journée dans des locaux chauffés, elle n’avait même pas fait attention dans la gare centrale à ceux qui ne la choquaient pas, ne voyant que l’inédit, la différence, et non le semblable.

Le nez presque collé à la vitre du taxi, grands yeux ouverts avec un air de chaton curieux, elle ne prêtait aucune attention à celle qui la regardait en silence avec un scepticisme à peine dissimulé. Ce qu’elle voyait confirmait ce dont elle s’était doutée, elle avait une touriste sur les bras, un boulet en d’autres termes. Dépitée, elle s’en détourna et réfléchit à la manière dont elle pouvait trouver la solution à la crise de folie. Seule.

(à suivre)
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Message : # 2315Message Iris
15 mai 2011, 18:45

Enfin, le taxi s’arrêta devant l’immeuble de Moira Willima qui paya la course tandis qu’Amih récupérait sa valise, tournant sur elle-même pour prendre la mesure de son nouvel environnement. Il faudrait demander où elle pourrait faire des achats, elle avait une liste de produits difficiles à se fournir chez elle, elle pourrait soit les emmener au retour dans un sac de voyage supplémentaire, soit envoyer un colis, sûrement le moins encombrant… Sans compter qu’elle ignorait combien de temps elle resterait à Sikaakwa. Ce fut avec étonnement qu’elle vit un faucon fendre l’air dans les hauteurs, elle n’avait jamais pensé que la ville pût abriter une vie sauvage dans cet environnement de pierre, acier, briques et verre.

« C’est au cinquième étage. »

Sans attendre, Moira entra dans le bâtiment, suivie bientôt d’Amih qui s’interrompit dans le grand hall pour s’étonner du sol brillant, encore une fois regarder à en avoir le tournis. L’espace était occupé de murs avec de hauts miroirs qui donnaient une illusion d’infini tandis qu’un jeu de colonnes lisses, aux lignes sobres et élégantes, rythmait le volume et les perspectives. De là il y avait accès à une sorte de salon avec des bancs, un accès à la loge de la concierge, et les rangées de boîtes aux lettres, à l’opposé un passage vers les escaliers, au milieu les ascenseurs au nombre de deux. Au-dessus une aiguille sur un demi-cadran indiquait l’étage auquel se trouvait la cabine.

« Tu n’as jamais logé dans un immeuble ?
- Non.
- Ni pris l’ascenseur ?
- Non. »

Enfin l’ascenseur de gauche s’ouvrit dans un tintement de clochette, Moira entra, considéra avec une expression neutre et résignée les difficultés d’Amih à entrer avec ses bagages et sa mine déconcertée, esquissant un infime sourire en la voyant réagir à la fermeture des portes puis au mouvement de la cabine. Son invitée sortait vraiment du fin fond de nulle part, mais elle avait quelques réflexes, en tous cas elle savait rester calme, fléchissait insensiblement et vivement les jambes pour s’assurer un bon équilibre. Peut-être que son cas n’était pas aussi désespéré qu’à première vue. Le seul moyen d’en être sûre serait de la voir à l’œuvre.

« Tu sais te battre ?
- Comment ?
- Mains nues, armes blanches, armes à feu ?
- Vite fait, enfin, ça dépend.
- De quoi ?
- Du danger surtout. »

Cinquième étage. Un tapis rouge sombre assorti à décor crémeux à lumière tamisée diffusée par des lampes électriques à petits abat-jours en verre, une forme simple, semblable à un chapeau rigide à larges bords strictement horizontaux, tout semblait avoir été dessiné avec règle, équerre et compas. D’un des appartements provenait le bruit assourdi d’une sonnerie de téléphone. Moira accéléra et ouvrit précipitamment sa porte pour décrocher d’une pièce dont elle ferma la porte aussitôt après avoir pris connaissance de l’identité de son interlocuteur. Un peu perplexe, Amih resta une seconde sur le pas de la porte, se demandant ce qu’elle devait faire.

La pensée l’effleura qu’il n’y avait pas de seuil. À la réflexion, aucun bâtiment qu’elle avait pu voir en ville n’en avait. Cela signifiait qu’il n’y avait de véritable frontière entre intérieur et extérieur, aucune limite pour les esprits errants et les hantises. Ça promettait si les ombres pouvaient considérer tout Sikaakwa comme un immense lieu public… Il devait vraiment y avoir du travail pour les exorcistes ! Oh, le foyer pouvait se protéger autrement, en prenant vie par l’investissement émotionnel des habitants, mais ça prenait plus de temps. En outre, la nature de l’imprégnation dépendait grandement du vécu des gens, de leur personnalité, il pouvait en résulter le meilleur comme le pire. La souffrance et le désespoir brillaient comme un phare dans la nuit du monde spectral et attirait toutes les entités motivées par ces mêmes émotions, renforçant l’ambiance douloureuse du lieu, et de là s’enclenchait un cercle vicieux : les ombres venaient attirées par le malheur, leur présence rendait la joie et la créativité plus difficiles, les vivants se résignaient et accentuaient l’imprégnation négative. Il courait des légendes urbaines sur les maisons hantées par la mémoire d’un crime, c’était possible, mais surtout une mauvaise interprétation du phénomène d’empreinte et d’écho.

Que penser de ce foyer ?

(à suivre)

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Message : # 2361Message Iris
16 mai 2011, 11:34

Que penser de ce foyer ? Il n’existait pas à proprement parler, ni cuisine chaleureuse, ni salon accueillant ; l’ensemble était fonctionnel, moderne, dépouillé, très chic par rapport aux intérieurs de la région des Rocheuses, tout en bois et plein de bricolages, patchwork, fourrures et tissages. Or ici elle laissait son regard courir sur une table basse élégante en verre sombre à côté d’un sofa aux coussins carrés apparemment confortables, des chaises design plutôt raides, une bibliothèque aux casiers noirs carrés.

Que lisait-elle ? Pas grand-chose d’intéressant. Enfin, rien de très réjouissant. Un manuel de psychopathologie, plusieurs bestiaires fantastiques plus ou moins anciens, un traité d’importation sur les Enfers, quatre études et spéculations sur les loges de sociétés secrètes à Teskani et leur influence sur le pouvoir et la politique locale, un rayon entier de publications de journalistes et investigateurs divers sur l’actualité des faits divers et scandales du Regenland, des dictionnaires bilingues, une poignée de grammaires étrangères dont le sagrébi, autant de traités de divination et le double en occultisme en général…

Rien dans cet appartement n’était marqué par une véritable présence, Moira aurait pu poser ses valises la semaine dernière. Même la cuisine était triste et froide. En dépit de son voyage Amih perdait presque l’appétit rien qu’à voir les armoires aux lignes dépouillées, les paquets de biscotte, le réfrigérateur chic et presque vide… C’était déprimant ! Comment une femme, qui pourtant devait connaître l’influence du mode de vie physique sur le monde spirituel, intérieur et extérieur, pouvait se résigner à habiter ce néant impersonnel ?

Toujours rien, Moira était encore accrochée à son téléphone. Décidée à ne pas rester plantée là et à résister à la tentation d’écouter à la porte, Amih laissa ses bagages dans un coin, aussi peu gênant que possible, à côté d’un haut vase qui contenait quelques herbes séchées. La pensée effleura la visiteuse qu’il y avait autant de vie en elles que dans ces murs. C’était presque comme si l’air lui-même était sec et terne, une sensation quasi-physique pour Amih, très désagréable. Il devait être vraiment difficile de mener ici le moindre exercice visant à manier les courants occultes ou les arts divinatoires. Cependant, en elle, au plus profond des abîmes de son esprit, elle sentait un mouvement, quelque chose qui s’animait et réagissait.

Au-delà de la sècheresse, la colère ; mais une rage puissante et obscure qui entrait en résonance avec la sensation des anneaux de ses chaînes qui glissaient doucement dans le silence pesant alors qu’il entrouvrait les yeux.

« Tiens-toi tranquille ! »

Dans la salle de bain ? Mais la présence n’était que résiduelle. Qu’était-ce ? Une pièce ordinaire, élégante et moderne à l’image du reste de l’appartement, un décalque tout droit sortie d’un magazine de décoration. Une douche, des toilettes, une commode, des cosmétiques, du maquillage… Il y avait beaucoup de choix et tout semblait tellement précieux et élégant qu’Amih se demanda furtivement s’il ne fallait pas avoir une conscience tout luxueuse coûteuse de soi-même pour oser les utiliser négligemment, ou s’ils avaient pour fonction de transmettre cette perception de son image.

Le miroir.

Lui était imprégné.

Constatant que c’était peut-être l’objet le plus habité qu’elle ait vu jusque là dans cette demeure, elle s’assit sur le tabouret haut en face de la coiffeuse. Ses yeux glissaient sur le verre et le métal sans croiser son reflet, elle voyait sans se regarder. Vu le style, il avait sans doute une trentaine à cinquantaine d’années. Des motifs végétaux stylisés et épurés évoquaient une serre sur laquelle poussait une glycine. Il faudrait peut-être songer à nettoyer les reliefs, les parties exposées étaient lustrées et laissaient deviner la couleur originale du métal, mais dans les creux, une insidieuse poussière noire s’était comme incrustée et portait la pesante mémoire des décennies passées. Ce fut seulement alors qu’elle se risqua à plonger sous la surface du reflet, pour y entrevoir un frémissement. Un fil ténu, un lien du cœur entre la détentrice du miroir et quelqu’un de l’autre côté. Mais qui ?

« Tu n’es pas là pour enquêter sur moi. »

Moira était venue sans un bruit, ou alors Amih était trop distraite par ses considérations, quoi qu’il en soit, le ton de son hôtesse était cassant. Il n’y avait rien à répondre, elles savaient toutes deux à quoi ressemble quelqu’un qui se concentre pour saisir des fragments d’imprégnation pour les interroger et les comprendre. De fait, cela signifiait d’une certaine façon plonger dans l’intimité d’une personne… Cependant, songeait Amih, pourquoi devraient-ils entre « chasseurs » se traiter différemment ? En plus elle ne connaissait pas Moira et confier sa vie à quelqu’un dont le foyer était aussi éteint, ça ne mettait pas en confiance pour une quelconque cohabitation, un peu comme s’il n’y avait symboliquement ni toit ni murs à partager. Inutile de protester, la maîtresse des lieux ne semblait vraiment pas commode et surtout, elle n’avait pas du tout l’air d’avoir le sens de l’humour ou le goût de la contestation.

Se levant sans un mot, elle revint dans le salon pour écouter le point sur la situation :

(à suivre)...

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Message : # 2458Message Iris
17 mai 2011, 19:09

« Mon contact au Profil m’a signalé un nouvel incident, du genre qui nous intéresse.

« Ah oui, il faut que je te briefe sur le fonctionnement de la police. Dans les territoires sauvages, vous n’avez généralement affaire qu’aux marshals qui travaillent seuls ou en petite équipe sur un cas, crime ou criminel, ils fonctionnent pratiquement comme des indépendants. En revanche dans les cités, il y a des services de police constitués et spécialisés. Les principaux, ceux qui nous concernent, sont la Générale, le Profil et le Réseau. Comme son nom l’indique, la Générale récupère toutes les affaires et effectue le trie. Elle garde les crimes et délits isolés, atteintes aux biens ou aux personnes, soit la grosse majorité des faits divers. Son job est d’apporter rapidement une réponse à la population, rétablir l’ordre public dans un délai court, comme ils disent dans les discours des politicards. Les gars bossent étroitement avec des médiateurs et cherchent souvent des arrangements pour éviter d’encombrer les tribunaux avec de petites affaires.

« Les deux autres services bossent sur le long terme, leurs enquêtes peuvent prendre des années et ils suivent les dossiers avec des équipes stables qui comportent des spécialistes : profileurs, analystes financiers, médecins légistes, criminologues… Le Réseau est spécialisé sur les infractions commises par des groupes qui s’organisent pour agir sur le long terme, ça peut être des gangs ou toutes sortes de trafiquants, voleurs et revendeurs coordonnés, ou encore de grosses boîtes qui ont des agissements douteux avec corruptions, travail non déclaré, intimidation, abus de position dominante… Le Profil travaille sur des crimes ou des criminels où la composante psychologique est suffisamment saillante et particulière pour nécessiter un traitement particulier si on veut être efficace. Ils s’occupent de tout ce qui est tueurs en série et pédocriminalité, à quoi on peut ajouter qu’ils récupèrent tout ce qui est « histoires de dingues », et là, ça déborde dans notre domaine. Quand les flics de la Générale tombent sur un cas qui les dépasse, qui est bizarre, qui touche aux légendes urbaines, ça finit sur les bureaux du Profil, et là, quand il voit un truc pour moi, il m’appelle comme aujourd’hui.

« Clair ? »

Mais Amih écoutait, assise sur une chaise haute un peu raide, silencieuse, concentrée et immobile, évoquant un peu un chat aux aguets, les oreilles suivant imperceptiblement chaque signal sonore et triant les informations méthodiquement, Moira Willima continua sans réelle confirmation en retour :

« Voilà une heure un homme, architecte de son métier, est venu dans une boutique de fleuriste et a commencé à avoir des propos étranges, suffisamment pour effrayer la vendeuse qui a fini par fuir en laissant un client se débrouiller avec le taré de service. Il y a eu bagarre, et puis tout d’un coup, le forcené s’est arrêté et rendu presque sans difficulté, choqué et paniqué. Le héros du jour qui lui a tenu tête est encore en train de se faire interroger. Il faudra passer sur place, dans la boutique je veux dire, il y a encore un de ces gribouillages, du genre de ceux qu’on trouve à chacun de ces pétages de plomb, dessiné avec du sang cette fois.

- Ton contact t’a dit de quoi parlait l’architecte ?

- Pas exactement, c’était une histoire de fleur, en même temps dans une boutique de fleuriste… La fille a rapporté qu’il demandait un bouquet constitué d’espèces qui n’existent pas, des roses du paradis, des trucs dans le genre.

- Des roses élyséenne et des lys des paradis ?

- Possible, je ne sais plus… Pourquoi ?

- Ce sont des clefs, mais ça ne concerne que les esprits défunts.
- Tu penses à une possession alors ?

- Le phénomène est assez violent et déconcertant pour provoquer quelque chose qui ressemble à de la folie, enfin, je n’en ai jamais constaté personnellement, enfin, pas à proprement parler. Dans quel état sont les fous précédents ? Est-ce que leurs témoignages ont été comparés ?

- Bien sûr, et je peux t’assurer qu’ils débloquaient tous différemment, leur seul point commun, c’est le gribouillage.
- Ils n’avaient rien en commun ?

- Rien. J’ai regardé, les profileurs ont vérifié, tout le monde en arrive à la même conclusion, c’est pas là qu’il faut chercher. »

Silencieuse de nouveau, Amih bougea imperceptiblement le museau, avec une légère moue de dépit. Même ici, avec quelqu’un qui était en principe habitué à l’anormalité, elle se heurtait à ces murs d’évidences. Il fallait tout de même admettre que le problème n’était nécessairement la mauvaise volonté de l’enquêtrice, mais son sentiment d’urgence qui occultait, bornait, filtrait, éliminait tout ce qui n’était pas important, rationnel, utile, efficace visiblement, jusqu’à la rendre aveugle à l’essentiel. À force de se limiter à la conscience immédiatement productive par peur de l’inconnu nécessairement funeste à venir, elle se fermait au jeu, aux murmures, au chaos, à l’univers des possibles. Elle était tellement consciente des dangers, des difficultés, des périls, du pire qui pouvait advenir, qu’elle perdait la plus grande part de son être, de son esprit. Convaincue qu’elle ne pouvait agir en inconsciente, elle devenait désespérément limitée par les possibilités de la réflexion qu’elle pouvait contrôler.

« J’aimerais quand même essayer. » insista finalement Amih, s’attirant un soupir excédé de la chasseresse expérimentée qui savait reconnaître une perte de temps et des obstinations pénibles de débutants qui posent toujours des questions stupides et ne comprennent pas qu’il faut lâcher l’affaire et s’occuper des vrais problèmes, pas juste suivre ses lubies.

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Message : # 3348Message Iris
10 juin 2011, 09:58

Plutôt agacée, Moira se retint de quelques piques cinglantes, ça n’aurait servi de toute façon. Elle se contenta de hausser les épaules et de regarder ailleurs avec une moue profondément blasée. Se levant : « Tu fais comme tu veux. Mais c’était pas prévu, va falloir que je vois avec mon contact pour que tu puisses lire sur place. Fais pas cette tête, tu croyais quand même pas que j’ai un double de tous les dossiers que je consulte ? »

Après quoi elle prit la valise d’Amih pour la porter jusqu’au bureau sous le regard étonné de la jeune fille : « Tu vas loger dans le bureau, c’est un peu encombré, mais au moins tu auras de la lecture, vu qu’apparemment il n’y a pas assez de bibliothèques pour te satisfaire dans ta campagne profonde. » Sans un mot l’interpellée suivit et observa les lieux, des étagères chargées de dossiers, classeurs et piles de papiers non triés, un bureau où il ne restait plus beaucoup de surface libre, un siège à côté, et un fauteuil apparemment confortable dans un coin, gros dossier et bras, en cuir rouge-brun sombre. Il semblait être le seul meuble réellement habité, installé à proximité d’une lampe à haut pied doté d’un abat-jour en verre aux motifs végétaux stylisés. Nulle trace de sofa où s’installer pour la nuit : « Je te cherche des couvertures, on te fera un matelas de quelques toiles épaisses, j’en ai qui sont assez confortables pour dormir sans choper des courbatures. De toutes façons, tu es une chasseresse, pas vrai ? Et tu as déjà dormi dehors en hiver, ça sera pas pire. Y’a même le chauffage central. Par contre pour les repas, sauf si tu veux cuisiner toi-même… Je ne suis pas une femme d’intérieur, je mange souvent dehors, il y a pas mal de restauration rapide en ville, c’est pratique. »

Tandis qu’elle parlait, Moira apportait de quoi aménager une sorte de lit de camping un peu austère, mais elle avait raison sur le fait qu’il ne faisait pas froid. Pour l’hospitalité et la chaleur de l’accueil on reviendra, pas exactement ce qu’Amih avait espéré. Elle se découvrait plus exigeante qu’elle l’aurait cru, se sentir malvenue n’aidait pas vraiment. C’était assez désagréable de se sentir désignée comme un boulet incapable. En principe pourtant elles devaient avoir des compétences similaires ou en tous cas complémentaires, mais l’autre se comportait comme si elle voulait gérer l’affaire seule. À quoi servait-elle dans ce cas ? Pas qu’elle eût spécialement envie de courir après des fous, mais là, elle avait presque l’impression qu’elle pouvait reprendre le train dans la journée, ce serait presque une bonne nouvelle pour celle qui se forçait à lui laisser une part de son intérieur.

« Je te laisse un double de mes clefs, au cas où. »

En somme Amih pouvait entrer quand elle voulait, mais sans pour autant être chez elle ou réellement accueillie. Pas de seuil mais deux clefs, elle ne pouvait s’empêcher de sentir là comme une étrange poésie signifiante. Peut-être que Moira faisait vraiment de son mieux mais qu’elle n’habitait même pas chez elle ? Au vu de l’état de son bureau, sa mémoire devait être chargée d’anecdotes, de problèmes irrésolus, une expérience acquise mais presque menaçante, prête à la déborder.

Pour faire face à ce passé envahissant et confus, il faudrait qu’elle prît conscience de ce qu’elle refusait et dont elle ne pouvait cependant se défaire. D’un regard extérieur, au-delà de la surface d’un miroir qui renvoyait une image inversée, Amih s’étonnait de l’évidence patente et ne comprenait pas l’ignorance de Moira pour ce qui était juste là, sous ses yeux, tant fréquenté qu’elle semblait y être devenue aveugle.

Un esprit comme une maison dérangée, égaré en lui-même.

...

Verrouillé