Surface est terminé depuis l'automne 2010 et j'avais eu plusieurs idées, comme à chaque fois que je démarre une histoire en fait. Ma méthode de sélection de cadre est par l'enthousiasme : je cherche celui qui me fait le plus envie, là où je "m'amuserai" le plus en somme, car écrire reste avant tout un grand plaisir, c'est même peut-être ce qui me plait le plus, à chaque fois que j'ai pu écrire un chapitre dont je suis satisfaite, c'est une véritable joie ; à l'inverse, ne pas trouver une bonne (= satisfaisante à mon sens) idée peut me déprimer, devenir ... peut-être pas une idée fixe, mais une préoccupation importante. Si je n'écris rien pendant plusieurs semaines (et même si j'ai des contingences extérieures qui vraiment se sont liguées pour aboutir à ce résultat), ça me mine ! Oui, dur, dur la vie d'écrivain même pas encore connue ni reconnue !

Mon objectif en démarrant : quelque chose d'un peu plus léger, avec de l'improvisation (c'est plus drôle pour écrire, mais pas facile de faire que tout se tienne), et partir au Regenland, contrée fraîchement créée que j'ai envie d'explorer un peu...
Remarque : nous sommes sur du W.I.P. (work in progress), donc possible que je retouche, change, etc. (sans compter les coquilles ou les mots oubliés !)

Bande Originale (indications générales d'album et des morceaux qui ont le plus accompagné les images, l'histoire...)
- Onerepublic - album Waking up (All the right moves -http://www.youtube.com/watch?v=qrOeGCJdZe4)
- Lil Wayne - album Rebirth (Knockout - http://www.youtube.com/watch?v=RfYcOYMNuXM)
- Timbaland - album Shock value II (feat. Nelly Furtado & SoShy - Morning after dark - http://www.youtube.com/watch?v=25LBTSUE ... QeqDNH4uNg)
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CONSCIENCE
VOYAGER
Chaudement enroulée dans son plaid, casquette enfoncée sur la tête et filtrant un peu la lumière du jour qui se levait, elle se laissant doucement bercer par le train, ses rêves glissant et perdant progressivement substance tandis que son corps assoupi reprenait conscience de lui-même. Une profonde inspiration, souriante et tranquille, le bout des doigts qui jouaient avec les motifs variés de son épais pull-over blanc, les orteils qui se dégourdissaient au fond de ses grosses bottes fourrées. Elle finit par ouvrir les yeux sur ce ciel doré et rosé qui déversait sa peinture à l’eau éphémère et changeante sur tout ce qu’il frôlait, scintillant, brillant et encore tellement irréel.
De fines mèches de cheveux dans la figure, une sensation de léger chatouillement à laquelle elle répondit d’un souffle maladroit de la bouche, s’y reprenant à deux, puis trois et même quatre fois, toujours plus fort, avec des grimaces amusées de contorsion des lèvres pour presque parvenir à un résultat. Bien sûr elle aurait pu rejeter la gêne d’un geste efficace de la main, mais c’était bien moins drôle et personne n’était là pour la regarder jouer. Elle était désormais pleinement éveillée, bougeant un peu, s’étirant les muscles du dos, des bras et des jambes par des mouvements d’extension et flexion minimalistes, juste de quoi reprendre contact avec l’ensemble de son organisme et noter au passage les réclamations de son estomac qui appuyait ses revendications sur le délicat fumet de chocolat chaud qui avait fini par être perçu par son nez, vile collaborateur de son appétit.
La conscience de son propre corps, ce qu’il lui disait, ce dont il l’avertissait, et comment en retour collaborer au mieux ensemble, était quelque chose de très important pour Amih. Elle se donnait du mal pour être à l’écoute de ses sens, ceux qui lui permettaient d’interagir avec le monde autour d’elle, comme ceux de son intériorité. Cela lui avait pris des années, mais comme elle avait commencé jeune à s’en préoccuper, la durée totale de son expérience n’était pas prise très au sérieux. Ayant découvert que son âge physique comptait davantage que la somme de ses efforts, elle avait décidé de garder tout cela pour elle. Les arguments étant rarement écoutés sitôt que l’auditeur a des préjugés, la jeune fille, désormais jeune femme d’ailleurs, avait opté pour la recherche de résultats visibles, concrets.
Dans la foulée de ces réflexions existentielles, elle se leva d’un trait et s’étira encore de tout son long, puis ramena un genou après l’autre contre sa poitrine en s’efforçant de garder l’équilibre malgré la course du train, ce qui n’était pas du tout facile. Elle échoua quand il s’agit de sa jambe faible, la gauche, perdit l’équilibre, manqua de le reprendre et tomba finalement sur son siège avec un rire de gorge. Comme tenir debout dans une position mal assurée ne semblait pas à sa portée, elle décida de se relevée, de profil au sens de la marche, jambes un peu plus écartées que la largeur de ses épaules pour poser ses mains au sol, alternativement à gauche et à droite, sentant ses muscles endormis et un peu refroidis ou ankylosés d’une trop longue position immobile forcée. Pour finir quelques mouvements d’assouplissement des poignets, puis plier sa couverture encore tiède, vérifier son paquetage, prendre sa brosse pour se donner un air plus présentable, moins ébouriffé. Elle n’avait pas pris de miroir, elle dut chercher un vague reflet cuivré dans la cabine, mais vu son manque de netteté, c’était plus pour la forme qu’autre chose. Fort heureusement, elle n’avait plus besoin de glace depuis longtemps pour se faire les coiffures les plus courantes, optant aujourd’hui pour une vague natte qui tombait presque jusqu’au bas de ses omoplates. Pour finir, elle enfonça de nouveau sur son crâne sa casquette plate à motifs à carreau bleu marine et vert sapin, son nouveau joujou vestimentaire depuis peu et qu’elle ne quittait plus. Là où elle habitait les nouveautés étaient rares et Tobias la lui avait offerte quand ils étaient revenus de cette expédition qui avait failli très mal tourner dans la grotte glacée. D’un point de vue strictement objectif c’était peu payé pour se faire sauver la vie.
Satisfaite, elle ouvrit la porte de son compartiment, découvrant soudain de nombreux échos de discussions qui provenaient des abords du wagon-restaurant. Le calme dans lequel elle s’était éveillée n’était plus, le train filait à toute vapeur vers Sikaakwa, arrivant en fin de matinée après un trajet qui était parti des Rocheuses du centre du Regenland la veille au soir, et apparemment, beaucoup de passagers étaient impatients d’arriver. Elle aussi quand elle y songeait, c’était la première fois qu’elle s’y rendait et en même temps c’était une véritable cité, rien à voir avec les quelques dix mille habitants des plus grandes villes de sa région.
Voici donc le buveur de chocolat chaud ! Il s’était installé dans un petit salon avec sa boisson dont l’odeur avait porté à quoi, cinq à sept mètres, aidée par le passage de quelqu’un parti chercher quelque chose dans son compartiment. L’homme, entre trente et quarante ans, un peu enrobé, début de calvitie, en costume de qualité moyenne, coupe sérieuse, urbaine, la salua quand il la remarqua. Elle répondit brièvement avec un sourire joyeux avant de se glisser dans le wagon suivant, passant par un sas plus froid, n’étant pas chauffé et seulement isolé de l’extérieur d’une sorte d’enveloppe bâchée en accordéon. La transition réveillait à tout le moins et Amih découvrit avec un peu d’étonnement que les autres voyageurs s’étaient changés pour la plupart, désormais vêtus en citadins, au point qu’elle eut la drôle d’impression d’être une souris des champs qui se rendait en visite auprès de sa cousine souris des villes… c’était presque ça d’ailleurs.
Ancienne colonie artlandaise, le Regenland avait gagné tranquillement son autonomie puis son indépendance, devenant une étrange contrée, en grande partie sauvage voire inexplorée, l’essentiel de la « civilisation » se trouvant près des côtes et le long des grands axes de chemin de fer qui reliaient les plus importantes cités. Elle venait d’une région où les paysages étaient majestueux, rocailleux, accidentés, boisés, plein de loups, d’ours et d’esprits anciens, mais son monde n’avait pas grand-chose à voir avec les grandes mégapoles comme Teskani, porte d’entrée du pays, Sikaakwa, dans la région des grands lacs ou Pariki la côtière ensoleillée dans le sud... Il paraissait que tout allait très vite là-bas, que les gens étaient tout le temps pressés, que les voitures étaient courantes au point d’occuper la circulation dans les rues, que la mode changeait deux fois par an, que les magasins débordaient de produits d’une variété à peine concevable et que l’électricité comme l’eau courante alimentait chaque foyer. Cela changeait des générateurs propres à chaque ferme et des bidouilles variées pour prendre sa douche ou un bain chaud.
En principe elle devrait pouvoir observer le tout et se faire une idée de ce monde du présent. D’après Tobias, son hôtesse était une femme moderne, émancipée, libre, qui savait ce qu’elle voulait et savait l’obtenir, toujours sur la brèche, élégante et très séduisante. En fait Amih ressentait une pointe d’envie à cette longue liste de qualificatifs, elle aurait bien aimée qu’on lui dise qu’elle était gracieuse, belle et séduisante surtout ! Manque de chance, elle avait surtout affaire avec des espèces de vieux loups bourrus qui la gratifiaient au mieux d’un « mignonne ».
Délaissant cette décevante situation, elle s’intéressa le regard affamé plein de lumière à l’ensemble de ce qui était proposé pour le petit déjeuner. Choisirait-elle un délicieux œuf au plat avec une tranche de lard fumé et des champignons sautés relevés d’un peu de vinaigre balsamique ? Ou bien un assortiment de différents muffins tout chauds, nature, à la cerise et aux agrumes, aux pommes, aux grains, aux potirons, au chocolat, aux raisins secs, le tout avec du beurre, de la confiture, un assortiment de charcuteries ou de fromages ? Une épaisse tranche de pain complet avec une savoureuse omelette aux oignons, champignons et persil ? Un muesli avec différentes sortes de noix, des raisins secs, des fruits confis et du lait tiède ? Quand elle voyait tout ce qu’il était possible de déguster, voire d’engouffrer joyeusement, elle se disait qu’il y avait du bon d’être vivant et que les esprits rataient vraiment le meilleur de l’existence, incapables de jouir de leurs sens, limité au seul mental. D’expérience elle savait que ce n’était pas une solution satisfaisante. Vivre, c’était accepter l’incarnation en dépit de toutes ses nécessaires « imperfections ».
Œuf au plat, avec le lard fumé et les champignons, et puis quelques muffins sucrés avec des confitures de fruits rouges et bleus, du fromage crémeux, et du miel aussi ! Elle avait une longue journée devant elle et se sentait un appétit d’ogre. Du moins elle supposait que si les ogres existaient, ils auraient le même appétit qu’elle présentement. Pour faire passer le tout sans s’étouffer, une théière de thé parfumé à la bergamote et un grand verre de jus d’agrumes. Le tout occupait toute une petite table du wagon restaurant et elle resta un long instant avec un sourire rêveur, contemplant l’assortiment des victuailles sur leur jolie vaisselle, bien présenté, tellement appétissant et qui semblait susurrer sans cesse : « mange-moi ». Elle ne pouvait qu’exaucer cette prière avec tout le sérieux requis, et se dire à chaque bouchée et gorgée qu’elle avait vraiment bien fait de ne pas laisser tout ça derrière elle.
Vivre. Un choix, une intensité, une conscience de chaque instant.
Il demeurait pourtant qu’Amih était merveilleusement inconsciente de ce qui est évident, doutant de la certitude, ne pouvant se résoudre à la facilité de l’automatisme. C’était précisément parce que tout était une occasion de nouveauté permanente qu’elle pouvait s’étonner et réjouir ses sens, mais elle perdait la possibilité de s’accoutumer à une norme. Comment aurait-elle pu alors qu’elle était perpétuellement une étrangère ? Entre deux rivages, familière des deux contrées et par là aussi toujours représentante de l’autre, de l’absence, de l’altérité. Son trésor était d’avoir conscience d’en avoir fait le choix.
À côté un couple bavardait des gens auquel il allait rendre visite, apparemment une famille qui venait de s’agrandir, ils étaient des cousins éloignés venant à l’occasion d’une nouvelle naissance et ils se réjouissaient tout simplement. Ils riaient de leur petite arrière cousine qui avait demandé une fois en plein repas d’où venait les bébés. Une évidence. Qu’est-ce qui était évident ?
« Pourquoi est-ce drôle ? » demanda-t-elle sans réfléchir à l’embarras de se mêler de l’échange de ses voisins ; après tout, s’ils parlaient en public, ce n’était pas une affaire vraiment privée.
« Comment ? » s’étonna le mari, d’abord croyant ne pas avoir compris la question, puis se demandant si c’était une forme d’agression verbale inattendue, mais constatant l’expression sincèrement interrogative de la jeune fille. « Allons, vous savez bien… » tenta-t-il, en vain. Son épouse intervint avec bienveillance : « Ah, j’étais innocente moi aussi à son âge… » prenant Amih pour plus jeune qu’elle n’était sans doute. Sur quoi le mari reprit un peu de consistance : « Allons, vous ne voyez vraiment pas du tout ? Enfin, c’est évident, c’est parce que... Eh bien… Elle pose une question sur des choses d’adulte… Ces choses qui se font dans l’intimité d’un couple, vous connaîtrez ça aussi un jour… » manquant de rire de la situation comme de la très sérieuse question de la petite nièce.
« Bien sûr qu’une relation sexuelle est nécessaire à la conception d’un enfant, mais ça n’enlève rien au problème, sur ce qu’il y a avant, ou quand le fœtus peut commencer à être considéré comme un individu… » tenta-t-elle d’expliquer pour défendre l’inconnue qui se posait des questions existentielles, mais l’homme la coupa pour se débarrasser le plus poliment possible de l’importune : « Elle n’allait certainement pas aussi loin. » avant de se détourner pour bien marquer que la conversation était terminée.
Pourtant, songeait Amih, connaître un moyen, une étape du processus n’était pas une raison pour rire des interrogations d’une autre personne, enfant ou non. La jeune fille avait constaté déjà à plusieurs reprises que l’accès à la sexualité s’accompagnait très fréquemment d’une sorte de sentiment de supériorité, comme celui de faire parti du groupe de ceux qui savent par rapport aux autres, avec parfois toute une hiérarchie d’initiation entre ceux qui avaient l’expérience immensément précieuse et déterminante de telle ou telle pratique qui les avait « libérés » ou « révélés ». Or l’exploration de cette intensité et frontière devenait une fin en soi, un achèvement, un aboutissement, une réalisation qui remplissait l’existence, une revendication, un droit, une nécessité même. Ils étaient devenus sûrs, sclérosés dans leur paradigme accessible.
Sans doute ne l’auraient pas cru si elle leur avait dit.
Peu de gens étaient susceptibles de la croire.
Et pour cause, amener des preuves de ce qu’elle pouvait expliquer ne pouvait prendre qu’une forme effrayante et extrême. Sans ce vécu d’initiation dernière elle aurait peut-être pu se croire folle… ou aurait dû faire avec une vérité transparente et incommunicable, sans aucun fondement tangible, une foi sans dieu ni dogme ni rite. Mais si la certitude est l’assurance de l’erreur, qu’est-ce que la foi ? Comment admettre de soi-même un savoir unique qui était aussi présent pour soi que l’air respiré ou le feuillage vert mais dont l’expérience se refusait à tout partage ou transmission à autrui ? La réalité n’était-il qu’une superposition de réalités individuelles qui cherchaient un consensus ? Dans ce cas, ce qui demeurait du domaine de l’unique était-il voué à être irréel ?
Trop de questions !
Dès qu’elle commençait à dévider la bobine des interrogations, c’était comme si elle tombait dans un abime qui la coupait du monde dans lequel elle vivait, qui soudainement prenait des aspects de théâtre, elle se trouvait alors tellement loin, lucide, présente et absente à la fois. C’était à avoir le vertige d’être et de penser. Il n’y avait aucune issue, l’infini demeurait inatteignable, horreur et beauté ne connaissaient aucune limite, des asymptotes conceptuelles. À force elle avait décrété que ça ne servait à rien de se casser la tête, elle n’aurait jamais les réponses… Et peut-être que ce ne serait même pas vraiment intéressant de finalement savoir.
Au fond, aucune importance.
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