Premièrement, même si à 15 ans vous n'étiez pas la confidente de votre aînée, vous deviez savoir qui l'était : ses proches amis, celles ou ceux à qui elle aurait pu parler de ses rencontres, de ses éventuelles inquiétudes, d'un admirateur trop insistant ou d'un amant éconduit. Ces gens de la haute société que Ruskin a interrogé, et éventuellement froissé, également : tous les noms dont vous vous souvenez, que vous les ayez consigné ou non. Et plus particulièrement ce à quoi il travaillait, les pistes qu'il suivait peu avant son décès.
Si l'assassin a jugé utile d'incendier la maison, ce n'est à mon avis par simple inquiétude mais parce que Ruskin avait découvert quelque chose qui pouvait menait au coupable, et que celui-ci ne pouvait lui permettre d'exploiter. Chaque fois qu'il tue ou soustrait des dossiers pour couvrir ses traces, le tueur multiplie en réalité les occasions d'être remarqué, de commettre des erreurs et de laisser de nouvelles traces.
L'urgence de la situation nous obligera évidemment à prioriser, mais je refuse de voir cette enquête envoyée vers l'ornière encore une fois et, même si nous ne pouvions sauver la dernière captive, je ne serai pas celui qui mettra les suivantes en danger en ayant négligé ou gâché des pistes. Alors oui, le plus infime détail m'intéresse, qu'il puisse nous être immédiatement utile ou non : il sera néanmoins enregistré, organisé, dupliqué et mis à l'abri jusqu'à ce que nous tenions le coupable. Que nous ayons de la chance ou que je doive remonter chaque piste une par une et vaincre ce monstre à l'usure, si même il parvenait à m'éliminer alors que je l'attends de pied ferme, l'enquête désormais ne s'arrêtera plus.
Au passage, si cela ne vous dérange pas, je noterai volontiers les noms des policiers qui ont au cours des années manifesté de la sympathie pour vos propres tentatives concernant cette affaire : mon principal contact au bureau du légiste est en voyage, l'inspecteur Mersson -le troisième enquêteur sur ce dossier- est en mission hors de Teskani et j'aurais pourtant besoin de toute l'aide que la Grande Maison pourrait me fournir.
L'autre chose qu'il me faut vous demander est une attestation officielle stipulant que vous me chargez moi, détective privé sous licence de la ville, de rouvrir l'enquête sur l'assassinat de votre sœur. Notre secrétaire s'occupera ensuite de toutes les formalités, cela ne vous coûtera rien et je vous tiendrai par la suite au courant de nos investigations, mais ce document est la seule chose qui puisse nous permettre de nous immiscer dans l'enquête judiciaire du Profil sans risquer un refus de l'inspectrice qui instruit le dossier et toutes sortes d'autres désagréments légaux.
Mon assistante et moi-même n'avons tout simplement pas de temps à perdre en longues palabres ou en détention temporaire. A peu de choses prêt, ce document me confèrera des pouvoirs semblables à ceux des inspecteurs assermentés, et c'est sans doute la seule chose qui peut obliger l'inspectrice Kalya Adams à m'ouvrir ses propres rapports d'enquête.*
Je ne me suis d'ailleurs pas encore fait d'opinion sur elle, peut-être est-elle tout à fait à la hauteur de la tâche mais, justement, si elle ressemble un tant soit peu au policier que je fus moi-même, elle n'acceptera pas facilement de partager ses pistes. Et pourtant, mettre en commun toutes les forces à notre disposition est sans doute la seule chose qui puisse aujourd'hui sauver la jeune Feryel. »
*C'est en fait un mensonge : si Georgina nous confie ses notes et tout ce qu'elle a pu apprendre de Ruskin, nous aurions déjà de quoi marchander puisque nous posséderions ainsi des éléments (l'emploi du temps de May, notamment) qu'Adams ne pourrait se procurer nul part ailleurs. Mais Kolb n'a aucun intérêt à lui expliquer ça...
